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Gérard Klein : préfaces et postfaces

William Hjortsberg : Matières grises

Livre de poche nº 7156, avril 1993

Mourir, c'est partir un peu. Peut-on éviter ce départ, ou revenir de ce voyage ? C'est un sujet mythologique qui a beaucoup travaillé les auteurs de la Science-Fiction enhardis par le secours de la science et des techniques. [Couverture du volume]Qu'on en juge ! Dans cette seule collection, le thème a déjà été abordé une bonne dizaine de fois. Dans le fameux Jack Barron et l'éternité de Norman Spinrad où l'enjeu d'un combat entre deux pouvoirs, celui de la finance et celui des médias, est l'immortalité physique. Dans les Croque-morts de David J. Skal, une personnalité revit dans un autre corps par le truchement d'une drogue extraite de son cerveau. Dans Échange standard de Robert Sheckley, des pirates peu scrupuleux profitent d'une méthode singulière de voyage à travers l'espace pour s'emparer de corps en excellent état et prolonger indéfiniment leur être psychique. Dans les Yeux électriques, la proposition de Lucius Shepard est différente, et elle est aussi de loin la plus inquiétante. Si le Docteur Ezawa parvient à ranimer des cadavres on ne peut plus morts, les personnalités qui habitent désormais ces corps ne sont pas celles de ceux qui les ont quittés. Quelque chose d'inconnu a surgi d'on ne sait où et manifeste des talents singuliers accompagnés d'une certaine instabilité mentale. Dans le Monde du Fleuve, premier volume de la saga de Philip José Farmer, le Fleuve de l'éternité, c'est toute l'humanité qui se réveille un beau jour du grandiose avenir, ressuscitée sur les bords d'un fleuve immense. Et l'on pourrait multiplier les exemples en allant chercher chez Dick, Coney, Herbert, Brunner, Benford et Brin, des cas de vies exceptionnellement allongées par des procédés divers, souvent mécaniques, ou des étrangers qui ignorent notre singulière brièveté.

L'immortalité demande beaucoup d'espace, sans même parler du temps, du moins si elle cesse d'être un rare privilège pour s'étendre à l'humanité tout entière. Il était intéressant de comparer la méthode de William Hjortsberg et celle de Farmer et donc de rééditer Matières grises tout de suite après le Fleuve. Farmer propose, comme le savent les lecteurs de cette collection, de modifier une planète entière et d'y créer un fleuve immense qui serpente sur toute sa surface pour accueillir sur ses rives une humanité à la fois ressuscitée et immortalisée. Hjortsberg qui doit se restreindre à la surface de la Terre imagine une autre solution moins respectueuse de l'intégrité physique des longs vivants. C'est de conserver les cerveaux dans des boîtes, sous forme de cérébromorphes. Cela ne les empêche pas de réfléchir, de rêver, de s'instruire, voire de créer, mais cela manque un peu de chair. Quelques-uns le déplorent et entreprennent d'y remédier pour leur compte.

L'élégance de la solution de Hjorstberg tient à ce qu'elle préserve de surcroît l'environnement terrestre. Même s'ils ont besoin d'une haute technologie, les cérébromorphes n'occupent pas beaucoup de place, ne consomment guère et ne polluent pas beaucoup. Des cerveaux ne se reproduisent pas à eux seuls. Si bien que la Terre est redevenue un jardin, peuplée tout au plus de quelques millions d'habitants intégralement bipèdes.

Qui sont ces habitants ? Eh bien, toute la beauté de la solution de Hjorstberg que je vous laisse découvrir dans ses détails, tient au fait qu'il s'agit de cérébromorphes auxquels on a rendu temporairement un corps. Il ne suffit pas de désirer le rare privilège de se voir repousser un corps pour l'obtenir. Il faut avoir atteint l'ultime degré du développement spirituel pour en être digne et ne pas risquer par là même de mettre en danger la stabilité de ce monde. En un sens, le Paradis est revenu sur Terre. On y entre en chair et en os et il faut pour cela avoir acquis la sagesse et reconquis l'innocence.

L'immortalité a au fond le même usage pour Farmer et pour Hjorstberg. C'est de constituer une voie vers la véritable maturité. Et ils distribuent la même leçon : c'est que décidément bien peu d'humains semblent faits pour y atteindre même si on leur donne le temps, voire l'éternité. Peut-on vraiment devenir plus que ce qu'on est ? Peut-on outrepasser, voire transcender, ses limites ?

Faute de répondre à cette question métaphysique, on se contentera d'évoquer ici la question des limites spatiales dans ses perspectives démographiques. La plupart des gens semblent considérer que l'immortalité ou du moins un très grand allongement de la vie entraînerait une catastrophe collective presque immédiate. Or il n'en est à peu près rien. Le taux de mortalité annuel dans un pays comme la France est de l'ordre de 10 pour mille, comme disent les démographes, soit plus simplement de l'ordre de 1 pour cent. En admettant que la moitié de cette mortalité soit repoussée, la population s'accroîtrait d'environ deux cent cinquante mille personnes par an. Ce n'est pas négligeable mais ce n'est pas vraiment problématique. Comme les personnes âgées, même réjuvénées, ne se reproduiraient probablement plus beaucoup, il n'y aurait pas d'effet d'intérêts composés. Il faudrait donc environ deux siècles pour que la population double, toutes choses égales d'ailleurs, et un seul siècle si plus personne ne décidait de mourir. On a largement le temps de voir venir la surpopulation.

Le tableau change évidemment si l'on tient compte des naissances, le taux de natalité étant pour la France de l'ordre de 14 pour mille. Compte tenu de la pyramide des âges et du taux de fécondité, ce taux de natalité ne suffit toutefois pas à assurer le simple remplacement des générations. En d'autres termes, une sérieuse dose de longévité voire une petite d'immortalité semble indispensable au simple maintien à long terme du niveau actuel de la population.

Or il y a des phénomènes curieux dans les évolutions démographiques. Contrairement à ce que l'on croit généralement, la baisse de la natalité a largement précédé en Europe, dès le xviiie siècle, l'allongement de l'espérance de vie. Sans ce dernier progrès, la population aurait stagné, voire décliné à très long terme. Peut-être en va-t-il de même aujourd'hui, et la collectivité anticipe-t-elle, mystérieusement, sur un nouveau bond de la longévité humaine qui lui permettrait de maintenir ses effectifs. On se gardera cependant de lui prêter une telle prescience.

Vivre vieux donc, mais à la condition de rester jeune. Peut-être pas au point de Skeets Kalbfleischer qui malgré quelques siècles d'âge et de développement spirituel forcé rêve toujours de devenir cow-boy, ce qui est problématique pour un cérébromorphe.

L'éternelle jeunesse, un espoir de trompe-la-mort qui a nourri le premier de tous les textes littéraires, l'Épopée de Gilgamesh, mais dont vous ne trouverez aujourd'hui d'expression rationnelle nulle part ailleurs que dans la Science-Fiction.