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Gérard Klein : préfaces et postfaces

Lucius Shepard : les Yeux électriques

Livre de poche nº 7150, octobre 1992

Cette préface a été oubliée par le service Fabrication du Livre de poche. Elle a paru dans le numéro 23 de Nous les Martiens en octobre 1993.

Mourir, c'est partir un peu. Peut-on éviter ce départ, ou revenir de ce voyage ? C'est un sujet mythologique qui a beaucoup travaillé les auteurs de la Science-Fiction enhardis par le secours de la science et des techniques. [Couverture du volume]Qu'on en juge ! Dans cette seule collection, le thème a déjà été abordé une bonne dizaine de fois. Dans le fameux Jack Barron et l'éternité de Norman Spinrad où l'enjeu d'un combat entre deux pouvoirs, celui de la finance et celui des media, est l'immortalité physique. Dans les Croque-morts de David J. Skal, une personnalité revit dans un autre corps par le truchement d'une drogue extraite de son cerveau. Dans Échange standard de Robert Sheckley, des pirates peu scrupuleux profitent d'une méthode singulière de voyage à travers l'espace pour s'emparer de corps en excellent état et prolonger indéfiniment leur être psychique. Dans le Monde du Fleuve, premier volume de la saga de Philip José Farmer, le Fleuve de l'éternité, c'est toute l'Humanité qui se réveille un beau jour du grandiose avenir, ressuscitée sur les bords d'un fleuve immense. Et l'on pourrait multiplier les exemples en allant chercher chez Dick, Coney, Herbert, Brunner, Benford et Brin, des cas de vies exceptionnellement allongées par des procédés divers, souvent mécaniques, ou des étrangers qui ignorent notre singulière brièveté.

La proposition de Lucius Shepard est différente, et elle est aussi de loin la plus inquiétante, exprimant, qu'il l'ait cherché ou non, une caractéristique importante de son œuvre déjà abondante. C'est que, si le docteur Ezawa parvient bien à ranimer des cadavres on ne peut plus morts dans sa clinique bien nommée Shadows, les personnalités qui habitent désormais ces corps ne sont pas celles de ceux qui les ont quittés. Quelque chose d'inconnu a surgi d'on ne sait où et manifeste toujours des talents singuliers accompagnés d'une certaine instabilité mentale.

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N'allons pas plus loin dans l'exposé du livre que vous allez lire. Mais considérons un instant qu'il s'agit d'une bonne métaphore de ce que Lucius Shepard a entrepris dans le cadre de la Science-Fiction américaine : y faire pénétrer des thèmes et des traditions qui lui étaient radicalement étrangers. La Science-Fiction américaine est très largement fondée sur l'héroïsation des sciences et des techniques qui ont fait le succès de ce que les politicologues appellent volontiers le Nord industrialisé par opposition au Sud pudiquement baptisé en voie de développement. Notons en passant que la Science-Fiction britannique est singulièrement plus réservée, voire carrément pessimiste, à lire Huxley, Orwell, Ballard, Brunner, Aldiss, Keith Robert et tant d'autres, à l'exception notable d'Arthur C. Clarke. La française, si elle présente une homogénéité, ce dont on peut douter, balance la plupart du temps entre la méfiance à l'endroit de la technologie et son oubli pur et simple.

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La proposition de Lucius Shepard est tout autre, décalée. Il introduit dans la Science-Fiction, en respectant ses règles générales, des thèmes empruntés au folklore du Sud, plus précisément de l'Amérique Centrale et Latine qui ne se confondent pas, et de loin, puisqu'elles incluent des cultures indiennes et noires qui ne doivent rien à l'envahisseur européen, sinon l'esclavage. Shepard aborde ces thèmes comme s'ils appartenaient à une tradition du savoir sur le monde, scientifique en quelque sorte, mais sans relation avec la culture européenne et nord-américaine. Il indique par là, habilement et explicitement, que l'avenir qui est toujours plus ou moins le sujet de la Science-Fiction n'appartient pas sans réserve et obligatoirement aux valeurs du Nord industrialisé qui s'imposerait comme un modèle inévitable, comme le seul futur vraisemblable, mais qu'il y a place pour les valeurs et les représentations du monde issues d'autres cultures. En bref, que d'autres avenirs sont possibles, fondés sur d'autres systèmes épistémologiques.

Ainsi, dans les Yeux électriques, il part de l'idée qu'il y a une réalité profonde, opératoire, du vaudou, non pas d'essence surnaturelle ou magique, mais fondée sur une approche du réel différant radicalement de la nôtre, et peut-être plus subtile.

C'est la même idée qu'il développe dans la Vie en temps de guerre qu'on lira ultérieurement dans la même collection, où les sources des conflits innombrables qui agitent la terre en cette fin du xxe siècle et au début du siècle prochain ne se trouvent pas dans l'affrontement Est-Ouest, mais dans une inexpiable vendetta familiale et multiséculaire qui oppose deux vieilles familles panaméennes. En d'autres termes, nous ne sommes pas manipulés par les gouvernements, les services secrets et les diplomates de l'Est et de l'Ouest, mais ces forces inquiétantes sont elles-mêmes dirigées, à leur insu et au moyen de pouvoirs extrasensoriels, par des forces encore plus ténébreuses et engagées dans des conflits tout aussi absurdes. Shepard retourne la classique problématique du Nord et du Sud en indiquant que c'est peut-être bien le Sud qui tire les vraies ficelles, et il lui rend en somme, par des voix tortueuses, sa dignité puisqu'il lui accorde un destin géopolitique. Le Sud n'est plus seulement ici la victime du Nord, son terrain de chasse gardée. Il en devient le maître fou.

La question de savoir si la thèse explicite dans toute l'œuvre de Shepard est crédible pour un lecteur du Nord, c'est-à-dire pour ses lecteurs qui ne sont probablement pas en majorité haïtiens ou guatémaltèques, reste posée. Mais elle n'a au fond pas beaucoup d'importance puisque d'une part il se situe sur un terrain esthétique, où il convainc à merveille par la force de son style inimitable, et non pas strictement géopolitique, et que d'autre part il œuvre dans la fiction. Les pouvoirs de ses Panaméens ne sont ni plus ni moins vraisemblables que ceux des Grands Galactiques d'Arthur C. Clarke.

Au demeurant, l'histoire violente de cette fin du xxe siècle après que la Guerre Froide a cessé faute de combattants et que l'opposition entre les deux anciens blocs a perdu tout sens explicatif, lui donne en quelque sorte raison. Ce sont, au cœur de l'Europe elle-même, de très vieux conflits, pour ainsi dire familiaux, qui ressurgissent avec la désintégration de l'Empire Soviétique. Nul besoin que la C.I.A. ou le K.G.B. attisent le feu. Ils s'entendraient plutôt pour l'étouffer de leurs pouvoirs déclinants, ce qu'ils sont bien impuissants à faire. Ce sont d'autres forces que celles selon lesquelles nous avons été habitués à penser l'histoire jusqu'à l'écœurement qui se mettent à la faire avec autant de désordre, de cruauté et de cynisme que celles qu'elles ont, peut-être temporairement, détrônées. Les impératifs économiques y ont moins de place que des haines ancestrales longtemps refoulées et que l'on pouvait croire effacées. La technologie débridée du Nord, si efficace dans une guerre au fond classique comme celle qui a ruiné l'Irak, s'avère là impuissante.

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La plus grande partie de l'œuvre de Lucius Shepard, à ce jour, pose aussi, du même coup, le problème des frontières de la Science-Fiction. En mettant en scène des mythes indiens comme dans le Chasseur de jaguar (Denoël), ou haïtiens comme dans les Yeux électriques, abolit-il la frontière entre Fantastique moderne et Science-Fiction ? Bascule-t-il dans l'horreur ? Pure question scolastique ? Je ne le pense pas en raison même de ses techniques narratives qui sont à cent lieues de celles d'un Stephen King, d'un Peter Straub, d'un Clive Barker ou de leurs émules. Ceux-ci exploitent les fantasmes du Nord, soit en dotant des machines d'une volonté maligne, soit en ressuscitant dans un contexte matérialiste des thèmes passablement éculés comme ceux du vampire ou du loup-garou qui ont cessé depuis longtemps d'être exotiques. Shepard intègre les mythes sud-américains et la science occidentale dans un cadre épistémologique qui les dépasse mais qui les conduit à s'embrasser. Il élargit le champ de la Science-Fiction, la renouvelle sans doute, mais ne se dérobe pas, du moins pour l'instant, à ses exigences. Il travaille la matière de ce qui peut nous sembler irrationnel au premier abord pour montrer qu'il s'agit d'un autre rationnel, au moins partiellement maîtrisable.

Par là même, il introduit du refoulé social, historique, comme on dit, mais aussi de l'inconscient dans ses histoires, ce qui n'est pas le fort de la Science-Fiction américaine, vulgate freudienne dénaturée mise à part. Les forces psychiques qu'il met en scène pour les opposer aux forces technologiques de l'Occident sont en fait des forces intra-psychiques qu'il appartient à ses héros de comprendre au moins partiellement pour les contrôler. Ces forces intra-psychiques, celles de l'art, celle du désir, sont des forces pauvres, ou encore des forces de pauvres, en comparaison du déchaînement matériel des puissances du Nord. Mais elles ne sont pas pour autant, bien au contraire, vouées à l'échec.

C'est en tout cas la leçon de l'effort désespéré, forcené, de Donnel Harrison, dans les Yeux électriques, pour inventer une nouvelle science issue de deux mondes et survivre. Ou mieux, vivre enfin. Ailleurs.