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Gérard Klein : préfaces et postfaces

Philip José Farmer : le Cycle du Fleuve

Robert Laffont • Ailleurs et demain / la Bibliothèque, deux volumes, octobre 2003

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"Le Jour du grand cri", toute l'humanité se réveilla, ressuscitée, sur les deux rives d'un fleuve immense coulant sur un monde inconnu. Tous les humains depuis le premier Pithécanthrope jusqu'au [Couverture du volume]dernier homme disparu dans une mystérieuse catastrophe survenue au vingt et unième siècle. Plus un extraterrestre qui pas plus que les autres ne semblait savoir ce qu'il était venu faire là.

Lorsque cette nouvelle de Philip José Farmer qui introduisait ce qui devait devenir un cycle considérable, parut en janvier 1965 aux États-Unis dans la revue Worlds of tomorrow puis en français dans Galaxie en avril 1968, elle obtint aussitôt un écho considérable. L'auteur avait touché à un des mythes les plus universels de l'humanité. Mais personne avant lui, semble-t-il, n'avait jusque-là osé dans la fiction s'attaquer au thème de la résurrection universelle et cela sur un mode résolument matérialiste. Ici, pas de Dieu vengeur ou miséricordieux ni de jugement dernier. Simplement de la technologie. Laquelle, et maniée par qui, et pour quelle raison, c'était une autre affaire et il ne fallait pas moins d'un long cycle pour résoudre toutes les énigmes et répondre à toutes les questions.

N'attendez pas de moi que je vous livre ici par anticipation les solutions. Elles sont dans le texte.

Farmer n'était certes pas un inconnu, et il avait déjà montré avec éclat son goût de la provocation. Dans son roman the Lovers, publié aux Etats-Unis en 1952 et traduit plus tard en français sous le titre les Amants étrangers [1], il avait fait scandale en décrivant les amours accomplis entre un humain et une extraterrestre. Le texte fut refusé avec répugnance pour bestialité par deux des meilleurs éditeurs de l'époque, John W. Campbell, le rédacteur en chef d'Astounding science fiction, et Horace J. Gold, celui de Galaxy. Il fut néanmoins publié dans une revue secondaire, Startling stories, connut un succès immédiat, et obtint le premier Prix Hugo de son auteur. Inutile de vous dire que cette histoire jadis horrifique ne le semble plus du tout aujourd'hui et qu'on peut la recommander sans hésitation aux enseignants du secondaire en quête de textes pour pimenter leur cours : sa portée principale me semble résider du côté de l'anti-racisme le plus élémentaire, et l'on peut craindre que son rejet par deux hommes éminents dans leur branche ne soit d'abord caractéristique du tabou qui frappait alors encore les relations sexuelles interraciales dans l'Amérique de cette époque.

Cette gloire sulfureuse ne fit pas pour autant la fortune de Farmer, et bien qu'il produisît alors quelques-uns des classiques incontestables de la science-fiction, il dut tout à la fois consacrer trop de son temps à des tâches subalternes et alimentaires et faire se succéder des œuvres considérables et d'autres qui le furent moins. Mais les unes dans les autres et surtout pour les premières, je le tiens pour un des écrivains les plus originaux et les plus importants de la science-fiction du vingtième siècle, voire de la littérature toutes catégories confondues. Peut-être vous est-il déjà arrivé de remarquer qu'inégal est une anagramme de génial.

Dès les débuts d'"Ailleurs et demain", histoire de prendre date, je publiai un roman relativement mineur de Farmer, Ose, qui revenait du reste sur le thème des relations amoureuses entre individus d'espèces différentes. Ce que produisit cet auteur dans les années suivantes ne me convainquit pas ou bien avait déjà été entrepris par mes confrères d'Opta [2].

Mais en 1974 je crois, je rencontrai à Metz le grand homme qui me reprocha très amicalement de le négliger un peu et qui me fit valoir, à ma grande surprise, tout le prix qu'il attachait à paraître dans cette collection. Après quelques verres, il me fit la confidence qu'il respectait infiniment les goûts et les choix des éditeurs, qu'il n'était pas dans son genre de forcer les portes, mais que si l'admiration que je lui manifestais était sincère, ce dont il ne doutait certes pas un instant, il pousserait l'indignité jusqu'à s'en réclamer pour me prier d'accueillir dans ladite collection ce qu'il tenait pour son opus magnum, la naissante série du Fleuve. Elle ne comportait alors que deux volumes qui avaient été publiés en français par épisodes dans la revue Galaxie. Je faillis tomber à la renverse, topais là aussitôt, et pour des raisons complexes ne tînt parole que quelques années plus tard, en 1979. Nous nous quittâmes émus et soulagés. Je n'ai pas revu depuis Philip José Farmer, mais je ne doute pas que je le retrouverai un jour ou l'autre sur l'une des rives du Fleuve.

L'un des problèmes posé à Farmer par son imagination tumultueuse a toujours été qu'il a adoré lancer des cycles mais qu'au bout d'un certain temps il s'en est presque chaque fois lassé. On peut en trouver un bon exemple dans son cycle des Créateurs d'univers qui démarre sur les chapeaux de roue et qui petit à petit, à mon sens du moins, vient à s'enliser. Ce qui n'en fait pas moins une entreprise sublime que l'on retrouvera peut-être un jour dans cette collection.

Le risque n'était pas négligeable avec un thème aussi formidable que celui de la résurrection pour tous. Brusquement, tous les personnages historiques de l'humanité, sans négliger les autres, deviennent vospersonnages. Dans ce monstrueux jeu de rôle que propose le Fleuve, vous pouvez vous demander ce que feraient d'une Seconde Chance, Mark Twain et Richard Burton, mais aussi Hermann Göring et le Christ. La culture de Farmer et son génie ont réussi l'exploit de nous rendre curieux de personnages historiques dont bien de ses lecteurs ignoraient jusqu'au nom. Qui, en France – et même en Amérique, en dehors de quelques érudits, savait vraiment quel personnage fabuleux avait été un Richard Burton, par exemple [3] ?

Le péril serait de ne pas savoir s'arrêter, de multiplier les épisodes, les figures, les conflits, les combats, bref de résumer et de répéter l'Histoire tout entière sur un monde au décor restreint. J'estime que ce risque, Philip José Farmer l'a convenablement circonvenu. Il s'est souvent fait plaisir en invoquant telle ou telle figure archétypale mais en même temps, il nous fait plaisir.

Farmer a du reste eu parfaitement conscience du danger de voir sa création proliférer au détriment de son intérêt intrinsèque. Dans une première version, le Noir dessein et le Labyrinthe magique ne formaient qu'un seul manuscrit de plus en plus démesuré qui fit trembler son éditeur. Il se résolut à le scinder et même à en retrancher quelques passages dont on retrouvera ici, en fin du second volume, le plus important sous le titre Chute dans le Fleuve.

Ne se résignant pas à abandonner le Fleuve bien qu'il en ait en principe dévoilé les secrets dans le Labyrinthe magique, il lui consacra encore un roman en quelque sorte rétrospectif, les Dieux du Fleuve, auquel j'adjoignis une longue nouvelle non reprise dans les volumes précédents, Ainsi meurt toute chair. Elle remontait au tout début du projet. Farmer profita de ces parutions pour les enrichir de préfaces, postfaces et explications qui jettent des lumières intéressantes sur son cycle et que vous retrouverez scrupuleusement à leur place. Je sais que tout cela fait un peu désordre mais avec l'aide de la bibliographie, vous vous y retrouverez certainement.

Mais à peine son opus magnum véritablement conclu, Farmer en avait déjà la nostalgie et décida de revisiter le Fleuve, cédant sans doute aussi à la pression d'admirateurs, d'auteurs et d'éditeurs qui voulaient en faire un univers partagé, inlassablement reconduit. Je n'aime pas pour ma part, l'idée des univers partagés où je renifle un relent de mercatique. On a bien publié une suite à Autant en emporte le vent, pourquoi pas le Fils secret d'Emma Bovary ? Mais quand l'auteur lui-même s'en mêle, c'est une autre affaire. Et cette affaire nous offre un succulent intermède sous la forme d'une Résurrection du Docteur Faustroll, jusque-là inédite en français, qui comporte trois nouvelles consacrées à la Seconde Chance d'Alfred Jarry sur le Fleuve et qui constitue une sorte d'hommage inattendu à la littérature la moins classique de notre pays. Elle s'augmente d'une brève et terrible incursion de Dante Alighieri dans un autre texte inédit, un Trou en Enfer, où Philip José Farmer tient une fois encore (une dernière fois ?) à soutenir sa réputation d'écrivain scandaleux. Si quelqu'un a mérité d'explorer le Fleuve, après avoir erré entre l'Enfer et le Paradis, reconnaissez-le, c'est bien l'amant de Béatrice. Mais peut-être le regrette-t-il déjà ?

Notes

[1] Voir bibliographie à la fin du volume 2.

[2] On ne soulignera jamais assez ce que firent Alain Dorémieux et Michel Demuth pour introduire en France le meilleur de l'œuvre de Farmer.

[3] Pas l'acteur et l'amant-mari d'Elizabeth Taylor, mais l'explorateur, l'agent secret, le traducteur des Mille et une nuits dans une version autrement vigoureuse que celle, scandaleusement expurgée à l'usage des couvents, de Galland, cette dernière demeurant, hélas, la plus voire la seule connue en France.