Chroniques de Philippe Curval

Robert Holdstock : la Forêt des mythimages

(Mythago wood, 1984)

roman de Fantasy par nouvelles

chronique par Philippe Curval, 1987

par ailleurs :
Réveils douloureux

Décidément, la collection "Fictions" à la Découverte nous offre de subtiles surprises, comme ce roman d'un Britannique inconnu, auteur de plus de vingt ouvrages. Une atmosphère à la Hauts de Hurle-Vent, un décor manière Caspar David Friedrich, des conflits d'une hauteur Shakespearienne, telles sont les vertus de la Forêt des mythimages, dont le thème onirique s'avère en outre si rigoureusement original qu'on souhaiterait ne jamais s'en éveiller.

Steven Huxley, blessé de guerre, retourne dans sa propriété d'Oak Lodge après une longue convalescence. Son père y a connu une mort mystérieuse. Son frère, qu'il y retrouve, semble rongé par de singulières obsessions. La forêt de Ryhope est là, toute proche, sylve primitive qu'aucun assaut humain n'est parvenu à réduire. Certains de ses arbres sont plus vieux que la Terre elle-même. Pourquoi n'auraient-ils pas le pouvoir de catalyser l'inconscient collectif de l'Humanité et de produire des poltergeister issus des mythes préceltiques ? Des mythagos comme l'écrit le traducteur et non des mythimages comme titre l'éditeur.

À l'imitation de Robert Holdstock, je n'hésite pas à vous livrer les clefs principales de l'œuvre. Son récit n'emprunte pas les formes classiques du suspense. L'énigme révélée d'emblée provoque d'abord une impression d'engourdissement. Peu à peu, le charme sylvestre opère, la magie s'installe, l'enchantement se poursuit jusqu'au terme de cette épopée à quatre personnages : le héros, le père, le frère, l'amante. Car, au-delà de son incomparable construction spéculative, l'auteur de la Forêt des mythimages brode intelligemment des thèmes freudiens sur ces contes celtiques, définissant ainsi une véritable stratégie du terrorisme familial à travers les millénaires.

Steven Huxley s'enfonce alors au cœur de sa propre légende que créent à mesure les mythagos de la forêt, eux-mêmes issus de l'imagination de son père et de son frère. Celle-ci s'écrit en même temps qu'il agit. Mais comment se terminera le songe, qui en déterminera la fin ? Le monstrueux Urscumug, dont le symbole remonte à l'origine des temps, ou bien la rousse sylphide Guiwenneth, qu'inventèrent, qu'aimèrent, qu'aiment et qu'aimeront passionnément les trois hommes ?

Sublime Guiwenneth que vous aimerez aussi pour son âcre odeur de sève, de sueur et de boue. Odeurs qui vous embarqueront vers la source des mythes. Elle coule souvent des premières songeries d'une enfance en forêt.

Emmanuel Jouanne : Cruautés”

nouvelles de Science-Fiction, 1986

chronique par Philippe Curval, 1987

par ailleurs :

Peut-être Emmanuel Jouanne est-il aussi allergique au réveil. J'ai ressenti dans son Cruautés ces éternuements rentrés, ces picotements de papilles, ces démangeaisons de peau qui suivent un premier lever de paupières au sein d'un milieu hostile. Puis ce goût, cette odeur de cuit à l'étouffée, de confit que prennent les rêveries quand on rabat les draps pour se rendormir. Il se trouve dans son style cette irritabilité du verbe, cette versatilité de la prose, cette duplicité dans la métaphore du somnambule obligé de se frotter au monde.

Produites de 1979 à nos jours, ses nouvelles explorent un certain nombre de thèmes obsessionnels jusqu'à la douleur : l'impossible création du double aimé, l'imparable fuite du temps, la détestable condition d'exister. Parfois, elles reprennent en les dynamitant de vieilles idées de SF comme celle de l'homme tatoué ou du camp dont les habitants sont soumis à une expérience. Elles innovent enfin dans cette superbe fable de l'enfant, dit “la puce“, qui transformait tout en pierre, jusqu'aux astronefs. Jouanne ne s'en cache pas, ses Cruautés appartiennent au théâtre du même nom qu'inventa Artaud. Ses récits donnent souvent l'impression d'être issus d'un scénario de film surréaliste où la logique interne des images s'exerce surtout à travers les symboles qu'elles véhiculent. Sa recherche est exigeante, souvent poursuivie jusqu'aux limites du texte, dont elle frôle la destruction. Terroriste par vocation, les balises, qu'il dépose pour se repérer à l'intérieur de ses labyrinthes, s'avèrent de véritables bombes souterraines de l'imaginaire. Sans doute pour exiger du réel quelques otages avant de se rendormir un jour.

Philippe Curval → Magazine littéraire, nº 239-240, mars 1987