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Vous êtes ici : Quarante-Deux KWS Sommaire du nº 61 Millenium people

Keep Watching the Skies! nº 61, décembre 2008

J.G. Ballard : Millenium people

(Millennium people)

roman de littérature générale

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chronique par Éric Vial

Il est entendu qu'il ne saurait s'agir de Science-Fiction, puisque cette réédition en poche ne s'est pas faite dans une collection spécialisée et que la S.-F. est constituée par tout ce qui est vendu sous cette appellation, Fantasy comprise. Donc tant pis si l'on retrouve ici quelques éléments qui renverront à Crash, qui n'est d'ailleurs pas non plus de la S.-F. : accident automobile, handicap hérité pesant dans une relation amoureuse, aménagement spécifique du véhicule, mort esthétisée dans ce dernier, et aussi — et peut-être surtout — figure de gourou s'imposant à un observateur supposé au départ extérieur et objectif (si ce mot a un sens). Tant pis surtout si l'on est en face d'un phénomène social faisant directement écho aux angoisses ou aux incertitudes d'une partie des lecteurs (on notera par ailleurs que rien n'est fait pour les consoler, critère départageant selon Umberto Eco la littérature “légitime” de celle de pure consommation). Ce n'est bien évidemment pas de la S.-F., pas même de la politique-fiction. Jugez plutôt :

Un quartier plutôt chic de Londres est entré en rébellion. L'affaire semble terminée quand le récit commence, et est racontée en flashback par un narrateur à la situation trouble, tout à la fois observateur “scientifique”, enquêteur pour son propre compte, agent plus ou moins conscient des forces de l'ordre et individu lié au gourou susmentionné et de façon générale au groupe autour duquel tout paraît s'être organisé. Ce “tout” est du reste à la fois dérisoire et grave : d'un côté une grosse colère de médecins, professeurs d'université etc., contre des parcmètres les empêchant de stationner devant chez eux, contre des honoraires de syndic les étranglant, contre les tarifs des public schools de leurs rejetons, contre les projets immobiliers visant à les éloigner pour remplacer leurs villas par des appartements de luxe destinés à nettement plus solvables qu'eux ; d'un autre côté, ou en parallèle, une révolte existentielle ou la folie de certains, d'où des attentats, en particulier dans un aéroport et un musée, ce qui fait des morts — à commencer par la première épouse du narrateur, point de départ le lançant dans l'enquête d'où tout découle pour lui, donc pour le lecteur. Et le côté dérisoire de la révolte de membres des classes moyennes se proclamant en toute ingénuité le prolétariat moderne, n'empêche pas lesdits dégâts réels.

Côté littérature générale, on peut souligner l'attention portée aux psychologies individuelles, assaisonnées comme on l'a déjà dit de quelques obsessions ballardiennes, et le fait que tout semble rentrer dans l'ordre au bout du compte. Mais après tout, nulle règle gravée dans le marbre n'interdit à la S.-F. de s'intéresser aux personnages, et si l'escamotage final des conséquences des faits rapportés ne fait pas vraiment partie des traditions du genre, elle est la marque de fabrique d'un cousin, le Fantastique, et d'un père putatif du genre, ce bon vieux Jules, toujours attentif à faire disparaître ses artefacts ou/et à priver ce qu'il raconte de toute conséquence pour la société. Côté S.-F., on est tout de même nettement au-delà de l'analyse psychologique. C'est bien de la société qu'il s'agit. Et si l'affaire tourne court, si on le devine dès le début (encore qu'on pourrait alors imaginer un rebondissement très au-delà des flashbacks), ce n'est pas lié au caractère dérisoire de la révolte : des points de départ bien plus ténus ont eu des conséquences impressionnantes. On s'arrête sur le bord d'une conflagration. C'est sans doute la limite de l'ouvrage, même s'il semblera paradoxal et fort présomptueux de soupçonner un manque d'audace intellectuelle chez Ballard. C'est aussi, paradoxalement, sa force, ce qui le rend assimilable par les estomacs délicats de purs tenants de la littérature générale ou mimétique, ce qui en fait un pont entre cette dernière et la S.-F., bref, ce qui justifie tout à fait qu'on en parle ici.