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Vous êtes ici : Quarante-Deux KWS Sommaire du nº 61 l'Aigle et le phénix

Keep Watching the Skies! nº 61, décembre 2008

Frédéric Cathala : l'Aigle et le phénix

thriller (Histoire secrète)

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chronique par Éric Vial

On admettra que l'histoire secrète n'est pas très éloignée de bien des genres composant la S.-F., à commencer par l'uchronie. Elle est même une sorte de double inversé de cette dernière, puisqu'au lieu de partir de la réalité et de la modifier pour obtenir ce qui n'a pas été, elle utilise ce qui n'a pas été pour expliquer la réalité. Et c'est de cela qu'il s'agit dans ce thriller. Non pas l'histoire secrète de la Chine actuelle, mais celle de ses origines. Découverte par une archéologue française quelque peu paumée, avec l'aide d'un Britannique spécialiste des vols d'œuvres d'art et de quelques Chinois, un jeune chef d'entreprise local, un vieil homme bougon, un tout aussi vieux général hanté par son propre passé, le garde du corps de ce dernier, un évadé du goulag local et pour faire bonne mesure une section de quartier du PCC au grand complet. Les deux premiers cités permettent de mettre en place une intrigue amoureuse dont on ne voudrait pas dans un téléfilm français. Et tous constituent le minimum exigible quand il s'agit de s'en prendre à un commissaire de police, à des bataillons d'élite de l'armée rouge, à la dictature de Pékin dans son ensemble, et au nationalisme de l'Empire du Milieu. Le tout s'appuie sur une documentation sur la Chine actuelle et la culture chinoise qui semble tout à fait solide, du moins quand on est aussi incompétent que votre serviteur. Et sur une image forte, les soldats de terre cuite enterrés dans l'immense mausolée du tout premier empereur.

Voilà pour le thriller. Où il se passe effectivement pas mal de choses. Pour ce qui est de l'histoire secrète, la couverture vend la mèche en mêlant les soldats de terre cuite qui viennent d'être cités à d'autres, relevant de la légion romaine. Ce qui rappellera quelques articles de presse, parfois cités en note, ou telle émission aperçue sur une chaîne du câble spécialisée dans les documentaires : des histoires de soldats romains égarés en Chine, installés là, ayant fait souche dans un coin un peu périphérique dont certains habitants se réclament d'ailleurs de cette ascendance. Une bonne surenchère permet de transformer les dits Romains en pas moins de deux légions. Et Crassus, liquidateur de Spartacus et concurrent malchanceux de Pompée et du vieux Jules, en fondateur de la Chine éternelle, lui ayant apporté les bons principes administratifs, politiques, militaires et même moraux ou métaphysiques de Rome. Bref, le premier empereur, c'est lui, ce que nous connaissons de l'armée de terre cuite ne représente que les supplétifs indigènes, le vrai cœur du mausolée est plus loin et clairement romain. De quoi déplaire à des autorités qui ne plaisantent pas avec le nationalisme. De quoi aussi inquiéter un peu le lecteur, qui voit mal comment et pourquoi un général qui, à en croire les inscriptions imaginées par l'auteur, continue de revendiquer sa romanité, n'aurait plus donné signe de vie à l'Urbs. On voit mal aussi comment il aurait pu mettre la main sur les livres sibyllins, qu'histoire d'en rajouter une couche l'on donne ici pour les ancêtres du système de divination chinois. Bref, il y a un léger problème de départ. Lié à quelques insuffisances en histoire ancienne — que l'on retrouve aussi dans une phrase sur la conquête de la Gaule, phrase qui oublie simplement la grande diversité de celle-ci, qui fut loin d'être tout entière conquise par la force. Insuffisances auxquelles s'en ajoutent d'autres en histoire contemporaine : même si ce sont des remarques mises dans la bouche de personnages, et qui donc n'engagent pas en théorie l'auteur, on est en droit de s'étonner de lire que la France et l'Angleterre ont occupé et exploité la Chine, ce qui est si marginalement vrai que ça en devient faux : quelle qu'ait été leur importance économique, les concessions européennes (voir Tintin, le Lotus bleu) ne sont qu'une petite fraction du pays, et d'autres s'en sont fait attribuer, à commencer par l'Empire allemand ; s'y ajoutent les ambitions de l'empire russe sous ses appellations et couleurs successives ; par ailleurs parler d'une politique de la canonnière des occidentaux (réduits donc à deux pays) jusqu'en 1940, c'est oublier d'autres canons, encore plus dévastateurs, à l'œuvre en Chine avant et après cette date très européanocentrique (et même anglo-francocentrique, tant des Espagnols, des Tchèques ou des Polonais seraient en droit de la trouver bien tardive), canons japonais en l'occurrence, à moins que le racisme repeint aux couleurs associées de la bonne et de la mauvaise conscience ne pousse à juger que puisqu'il ne s'agit pas de Blancs, cela n'a pas vraiment d'importance, ce n'est pas de la colonisation, etc. (allez en parler aux Coréens et à quelques autres).

Bref, l'histoire secrète aurait quelque peu tendance à déraper dans l'uchronie involontaire, ce qu'Éric B. Henriet appelle “uchronnerie”. On a un point de départ peu plausible, des commentaires discutables, un thriller façon dessin animé et une vague histoire sentimentale plus que caricaturale. En même temps, il y a de quoi rêver. De quoi construire une vraie uchronie, mais à condition de se documenter sur ce que pouvait être la mentalité de soldats et de politiques romains. De quoi sans doute ficeler un thriller, et même, qui sait, une histoire secrète qui tienne la route… Ce serait bien, si cela pouvait donner des idées à quelqu'un qui pourrait écrire quelque chose de plausible, même sans la bourse du CNL dont a bénéficié l'auteur.