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Vous êtes ici : Quarante-Deux KWS Sommaire du nº 60 Sixième colonne

Keep Watching the Skies! nº 60, juillet 2008

Robert A. Heinlein : Sixième colonne

(Sixth column ~ the Day after tomorrow)

roman de Science-Fiction

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chronique par Éric Vial

"Folio SF" réédite à tour de bras. Et c'est tant mieux. Cela rend de nouveau disponible la mémoire de la S.-F., même si celle-ci est fatalement lacunaire, parcellaire, pleine de trous. Bon, cela rend disponible une partie de la mémoire de la S.-F. Donc cela la modèle, ou cela la fabrique. Ce qui ne préjuge d'ailleurs en rien de directions futures, entre réduplications, collages sélectifs et contre-pieds purs et simples. D'autant que toutes les hybridations et toutes les dérivations sont toujours possibles.

En l'occurrence, on remonte à 1941. Aux États-Unis, s'entend. À la veille de Pearl Harbour sauf à supposer que l'ensemble de l'ouvrage a été pensé, écrit et publié au mois de décembre. Pour les deux premiers points cela pourrait presque être plausible, après tout. Pour le troisième, cela doit être une autre paire de manches. Et il y a de quoi titiller l'historien, ou simplement le curieux. Parce que les États-Unis sont envahis par les forces panasiates. C'est bien entendu un nouvel avatar du vieux thème du péril jaune, cher à Guillaume II avant 14, mais plus que remis au goût du jour. Et significatif d'un moment, d'une tension, de la conscience de ce qui va arriver. Même s'il ne s'agit pas de politique-fiction à court terme : on est quelques décennies dans l'avenir et l'ennemi n'est pas exactement le Japon, encore que le premier point soit assez peu apparent et que l'avenir ressemble à s'y méprendre au présent de l'auteur. Les quelques décennies écoulées rendent les choses plus plausibles qu'elles ne le seront chez E.P. Jacobs au lendemain de la guerre — et même si cela n'a aucune importance au premier degré, la prophétie romancée a plus d'allure que le discours tenu, en bande dessinée, après la guerre du Pacifique. Par ailleurs, il ne s'agit pas tout à fait d'un affrontement ethnique — c’est-à-dire d'un discours raciste, contrairement à ce qui se passe chez Blake et Mortimer, dans les premiers albums comme dans un pénible remake. Heinlein s'est méfié. Et il fait intervenir très tôt dans l'histoire un nippo-américain fort sympathique, dont une pénible baderne veut d'ailleurs un moment la peau : il ne s'agit pas de races, mais de systèmes de civilisation. Et ces systèmes de civilisation eux-mêmes se sont développés au cours des décennies susdites — utiles à plus d'un titre — en restant isolés l'un de l'autre, à cause d'un isolationnisme que l'auteur condamne manifestement. Cette position n'est pas absolument évidente au moment où le livre paraît, et Heinlein a d'ailleurs un peu de mal à la tenir, son nippo-américain finit par mourir en se sacrifiant pour sauver autrui, figure traditionnelle de la rédemption dans les littératures populaires du monde occidental alors qu'on voit mal ce qu'il aurait à se reprocher — en dehors de la couleur de sa peau : bref, il a fallu “en rajouter” pour que le personnage “passe”. De fait, les nippo-américains réels des années 1940 ont été assez mal traités… Heinlein pourrait d'une certaine façon transiger avec l'opinion supposée de ses lecteurs, ou en tenir compte, pour faire passer un message minimum ou enrayer une interprétation évidente de son histoire, dont il veut se défendre.

L'occupation panasiate renvoie par ailleurs de façon très manifeste à d'autres choses, tout à fait immédiates au moment où le roman paraît, et qui n'ont rien à voir avec une opposition entre humains diversement colorés, même s'il s'agit bien de racisme. C'est du sort de l'Europe qu'il s'agit. D'otages, d'exécutions massives, de liquidation systématique des moindres élites, de tentative de transformation d'un peuple en esclaves analphabètes. En gros, le projet des nazis pour la Pologne (et de façon plus large pour le monde slave), effectivement mis en œuvre à l'époque même s'il a été recouvert par la Shoah (et par la participation de moult Polonais à celle-ci, tant il est vrai que l'on peut très bien cumuler les rôles de victime et de bourreau, dans un ordre, dans l'autre ou dans le même temps). Et c'est bien aussi de cela qu'il est question. On ajoutera qu'il est assez lourdement insisté sur les raisons de se battre, qui peuvent être personnelles (se venger de ce qui a été subi) mais qui renvoient aussi beaucoup à l'idée de liberté, et à ce qu'on a appelé ensuite le patriotisme constitutionnel : les quelques militaires (amateurs) qui continuent le combat le font au nom de la constitution démocratique, et quand l'un d'eux a la mauvaise idée de préconiser un gouvernement plus “rationnel” il est ouvertement et fortement dit qu'il s'agirait d'une dictature inacceptable, tout à fait hors de question. Il y a là une pédagogie du “pourquoi nous combattons” qui n'est pas inintéressante. Cette liberté est par ailleurs radicalement individualiste, contre les appareils et les administrations, contre l'État surtout, même si le discours d'un personnage de faussaire anarchiste apparaît comme sympathique, voire enthousiasmant, mais irréaliste : on s'arrête un peu avant, parce qu'il faut être raisonnable, mais la direction reste celle-là ; cartes d'identité et numéros d'identification sont le point de départ de la servitude, et cela pourrait nous interpeller, nous qui vivons ces phénomènes de fichage bureaucratique comme normaux, éternels et universels Et le vagabondage, dont il est vrai qu'il appartient à la mythologie américaine de l'époque, est magnifié, y compris dans le cas d'un ancien de Harvard. Enfin, le rapport entre dictature panasiate et communisme est tout à la fois direct, manifeste et ambivalent : l'empire n'a rien de bolchevik ou de stalinien, il est plutôt aristocratique, nobiliaire, vaguement confucéen ; il a hérité d'une Chine devenue communiste (prophétie intéressante, on est huit ans avant l'arrivée au pouvoir de Mao, et il s'est passé pas mal de choses entre-temps) mais celle-ci n'a pas été satellisée par la Russie soviétique : c'est l'inverse qui s'est produit — cela nous renvoie du reste du côté où Heinlein manifeste qu'il ne veut pas aller, celui de la guerre ethnique, thème relevant du discours dominant, difficile à évacuer malgré les efforts faits et les précautions prises ; par ailleurs, la chasse aux dissidents, aux vagabonds etc. menée par l'envahisseur est présentée comme bien pire qu'une chasse aux communistes manifestement antérieure, sur laquelle on ne s'étend pas, et qui n'est pas spécialement positive pour les personnages.

On voit ainsi la relative complexité de la position mise en avant, et son originalité par rapport à une caricature d'Heinlein — ce dernier est ce qu'on croit de lui ET il est en même temps autre chose. D'autant qu'il place au centre de l'intrigue quelque chose de bien plus non-conformiste, et qui touche au rôle des religions. Lesquelles en prennent pour leur grade. Les résistants agissent sous le couvert d'un culte fabriqué de toutes pièces, renforcé par les miracles que leur procure une invention remarquable, déclinable sous divers aspects, assurant aussi bien la transmutation des objets (y compris leur transformation en or) qu'un champ de force protecteur et que le moyen de tuer sélectivement telle ou telle catégorie d'êtres vivants (y compris les microbes, on en voit tout l'intérêt, mais aussi telle ou telle “race” humaine, et on voit comment on oscille encore sur le fil du rasoir pour ce qui est du discours raciste ou racialiste) ; vu de notre début du xxie siècle, on pourrait peut-être évoquer des mouvements de résistance à l'oppression supposés s'être appuyés sur une Église, par exemple pendant la guerre froide puisqu'il a été question plus haut de la Pologne. Mais d'une part on trouverait facilement à ergoter en invoquant une kyrielle de compromissions, d'oppressions croisées, et d'authentiques opposants ne valant pas mieux que ceux qui étaient du côté du manche, et d'autre part, et surtout, ce n'est absolument pas le point de vue l'auteur, point de vue qu'il martèle avec délectation. En effet, il dit et répète non seulement que la religion qu'il imagine est du pipeau absolu, mais aussi que les clergés autochtones sont les meilleurs alliés des envahisseurs, lesquels les respectent le plus possible parce que ce sont des éléments-clés de la soumission des peuples. Bref, il n'y a rien de bon à attendre d'eux, sauf s'il s'agit d'un travestissement provisoire. On est aux antipodes de l'aile religieuse du parti républicain, ou des vaticinations hasardeuses d'un mini-président dont la piété personnelle semble par ailleurs plutôt hypothétique. On est même dans un anticléricalisme pur et dur. Par les temps qui courent, peut-être ne s'en plaindra-t-on pas tout à fait.

Et en dehors de l'histoire politique et de l'idéologie de l'auteur ? Hum… Là, il se pourrait que les choses se gâtent. Parce que le point de départ pose problème, et qu'il ne peut guère y avoir de suspense dans l'action d'un petit groupe bénéficiant d'appareils le rendant en fait tout-puissant (intouchable, insensible aux bactéries-et-virus, capable de transformer le plomb en or et le gaz de combat en oxygène… j'en oublie sans doute), et dont la fragilité est plus assénée que démontrée… certes il faut qu'il essaime, qu'il recrute, qu'il se multiplie, mais ce n'est ni le plus convainquant ni le mieux présenté. Ce n'est pas le seul aspect à poser problème, mais on doit pouvoir plaider que tous les autres en découlent ou du moins lui sont apparentés. En tout cas, le résultat est un peu léger ; un peu naïf, surtout, sans doute. Mais ça ne l'empêche pas de fonctionner. Grâce au talent de l'auteur. De se lire agréablement. Et même de se dévorer. En dehors même du plaisir que l'on peut trouver à couper en quatre les cheveux de l'idéologie implicite et explicite, bien au-delà de ce qui a été fait ci-dessus. Il faut dire qu'il y a aussi un plaisir à la naïveté. Surtout quand elle se combine avec des discours plus complexes. C'est le cas ici. On ne boudera pas son plaisir. Je ne l'aurais en tout cas pas boudé il y a quelques décennies, quand je découvrais la S.-F. en pillant les rayons d'une bibliothèque municipale de ma ville natale. Bref, heureux ceux qui sont en train de découvrir le genre et tomberont sur ce roman très daté et en partie intemporel, susceptible de bien des lectures, y compris les plus naïves et les plus enthousiastes, et bravo à la collection qui le met ainsi à disposition pour un prix modique.