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Vous êtes ici : Quarante-Deux KWS Sommaire du nº 58 la Saison des Singes 2/2

Keep Watching the Skies! nº 58, novembre 2007

Sylvie Denis : la Saison des Singes

roman de Science-Fiction

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chronique par Pascal J. Thomas

Cela fait plusieurs années que nous l'attendions : Sylvie Denis a enfin écrit le roman qu'appelait son long récit "Avant Champollion", paru dans Escales sur l'horizon (anthologie présentée par Serge Lehman en 1998). Enfin, elle a commencé d'écrire le roman : il ne s'agit ici que du premier volume d'une œuvre qui promet d'en avoir plusieurs, tant le cadre est vaste. Et on aurait mauvaise grâce à se montrer pressé, s'agissant au départ d'une nouvelle qui introduit une planète où les saisons durent des siècles — et désormais d'un premier volume dont l'action se déroule sur des centaines de nos années (rebaptisées “cycles”).

La Saison des singes n'est pas la suite d'"Avant Champollion". Oui, la nouvelle tient lieu de première partie. Mais plus qu'une suite, le livre lui fournit un contexte. Et en change radicalement le caractère : on se souvient de la lente découverte par deux adolescents d'une vérité oubliée, dans le cadre d'une colonie humaine qui a oublié ses origines et a élaboré une société théocratique aux institutions qui fleurent le xixe siècle. Cela coulait tranquillement, comme un texte d'Ursula Le Guin. On se doutait qu'Aleshka et Dorhan allaient faire leur chemin, changer le monde, peut-être fonder une famille…

On avait tout faux. La Saison des singes nous arrache à la planète, et nous lance dans un cosmos humain qui rappelle bien plus Iain M. Banks qu'Ursula K. Le Guin. Une civilisation foisonnante, qui maintient plus ou moins le lien entre la multitude des planètes humaines. Des vaisseaux gigantesques et intelligents qui entretiennent entre eux un dialogue inaccessible aux humains. Mais si les vaisseaux de Banks, véritables porte-drapeaux de La Culture, sont des intelligences artificielles portées sur la narquoiserie, ceux de Denis sont animés par des êtres humains modifiés pour s'intégrer à la machine, et qui entretiennent entre eux des relations complexes (biomécaniques, émotionnelles, politiques…). Ils sont râleurs, vulnérables. On peut les aimer ou les prendre en pitié. Leur mort — car, pour puissants qu'ils soient, ils ne sont pas invulnérables — est un assassinat.

Tous les humains modifiés ne deviennent pas vaisseaux spatiaux. Certains sont destinés à la carrière de responsables de planètes. Anna Rank est une jeune Modifiée qui ne manque pas d'ambition, à la poursuite d'une criminelle galactique, Kiris T. Kiris, embarquée sur un vaisseau sous une fausse identité. Insulte implicite à son honneur professionnel et aux pouvoirs qui lui sont déjà conférés, un détective privé à l'ancienne, qu'on imagine aisément bedonnant, alcoolique et d'une honnêteté moins que moyenne, Gabriel Burke, poursuit la même proie. Qui se révélera un trop gros poisson pour tous les deux.

Dans un recoin de la gigantesque planète d'Aleshka et Dorhan, Kiris T. Kiris va réaliser son projet criminel : établir une mini-colonie qui lui permette de créer une armée de ses clones pour prendre — au bout de quelques siècles — le contrôle du monde. On l'aura compris, les techniques de prolongement de la vie par sommeil artificiel n'ont plus de secret dans ce futur-là. Au cours des décennies, nous verrons s'individualiser plusieurs des clones de Kiris — qu'elle n'aura aucun scrupule à assassiner. On peut à la fois regretter les vies trop vite survolées de tous les personnages qui passent sur la vaste scène de ce roman, et admirer le radicalisme d'un livre qui prend résolument le parti de la S.-F. : abandonner l'examen des sentiments individuels pour brosser une fresque aux dimensions d'une époque.

À ranger dans le même parti pris décoiffant — et qui pourrait bien entraîner une incompréhension de la critique pour ce livre —, le non-romantisme de l'ouvrage. Deux couples évidents se forment pourtant, d'un côté Aleshka et Dorhan, qui ne sont jamais amants, mais simples compagnons de lutte ; et Anna Rank et Siphar Bellon, qui forment une cellule familiale, mais semblent tout occupés par leur avenir professionnel de gouvernants, que dis-je, de modeleurs de planète, plus que par le moindre amour entre eux. Voilà de quoi prendre à rebrousse-poil les attentes du lecteur de base !

Mais revenons à la planète, et revenons aux singes, qui n'oublient pas, eux, leur part animale. Il y a sur la planète d'Aleshka une espèce indigène, qui vit cachée des colons humains — et dont l'Église, naturellement, n'a aucune envie de révéler l'existence. Jusque-là on ne sort pas du paradigme leguinien, on ne sort pas en fait du schéma imposé par des centaines de romans de S.-F. reflétant — souvent de façon critique — l'expérience de la “conquête de l'Ouest” ou de la colonisation de l'Afrique. Mais, surprise, les Ninhsis, s'ils vivent en communauté dans la forêt, cachés des humains, sont technologiquement plus avancés qu'eux. Et savent qu'une migration doit se préparer pour faire face au changement saisonnier. Heureusement, le contact finit par avoir lieu, grâce à un jeune et impulsif Ninhsi…

On le voit, il y a trop de fils amorcés dans ce livre pour que la tapisserie puisse être tissée en un volume. Et même si l'auteur nous promet qu'elle concluera tout en un second livre, je ne la crois guère. Embarquons-nous donc pour une croisière au long cours, dont on aimerait toutefois qu'elle ne nous fasse pas attendre neuf ans entre chaque livraison… parce qu'on manque de space opera de nos jours, à tel point que les livres relevant du genre en deviennent iconoclastes ! Mais Denis tient la corde en clastant bien plus d'icônes que la moyenne.

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