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Vous êtes ici : Quarante-Deux KWS Sommaire du nº 56 Rêve de fer

Keep Watching the Skies! nº 56, janvier 2007

Norman Spinrad : Rêve de fer

(the Iron dream)

roman de Science-Fiction

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chronique par Éric Vial

Curiosité : le deux cent trente-neuvième "Folio SF" paraît avec le deux cent quarante-huitième. Retard dû, dit-on, au pilonnage de tout un tirage (moins deux exemplaires, pour l'auteur et le grand patron de la maison1), pour cause de couverture inacceptable : prière d'insérer au second degré et, en illustration, parade militaire sous bannières nazies. On a dû craindre qu'un journaliste pressé recopie un article du Point, d'octobre 1996, qui recopiait lui-même une feuille d'extrême-droite toute heureuse de défendre les négationnistes au prétexte que Dick ou Spinrad écriraient bien pire. On n'est jamais à l'abri de l'imbécillité, autant se méfier. On a bien vu un juge allemand condamner un militant pour une croix gammée rayée barrée en rouge, en arguant que la symbolique pourrait ne pas être comprise, par exemple, par un touriste japonais ; de mauvais esprits soupçonneront le dit juge de nostalgie pour les temps où les chiens n'étaient pas seuls à lever la patte dans les rues. Mais revenons de notre côté du Rhin. Donc, on pilonne. On réimprime. Avec une quatrième faite pour convaincre les obtus et une illustration pire que ce qui a été décrit de la précédente version : casque allemand avec cormes de taureau, flou artistique, aigle héraldique, ombres, vague romantisme moyenâgeux supposé attirer l'amateur de Fantasy, tout cela récupérant une mythologie putride sans la donner pour ce qu'elle est, alors que le livre est, par l'exemple, une autopsie de l'insupportable, une analyse ou une psychanalyse sauvage à la fois du nazisme (et cela vaut la Psychologie de masse du fascisme) et d'une mauvaise S.-F., ou Fantasy, dont d'autres diront si elle existe vraiment à ce degré. Gribouille semble s'être une fois de plus jeté dans une eau malpropre au prétexte d'éviter la pluie.

Pour le reste, l'ouvrage semble assez connu, depuis 1970. Épopée de carton-pâte, violence, pulsions exterminatrices, symboles phalliques, nombrilisme, misogynie, culte du chef, rêves de pureté, etc., le tout attribué à un dessinateur, fan et écrivaillon, couronné par le Hugo 1954, un nommé Hitler, ancien combattant de 14-18 émigré aux États-Unis faute d'avoir percé en politique. Peu importe si le roman supposé, le Seigneur du Svastika, est illisible : le volume est un objet uchronique à feuilleter…

Le plus intéressant, en fait, c'est le paratexte. La préface de Roland Wagner, la postface d'un universitaire du monde uchronique imaginé par Spinrad et n'appartenant pas au Seigneur du Svastika, mais à Rêve de fer. Wagner, mine de rien, fournit des clés. Situe Spinrad dans sa génération (baby boom et rock). Souligne ce qu'il faut souligner du pseudo-roman. Pourfend les crétins, ce qui est toujours une bonne chose. En peu de pages, on a un fort beau texte, qui parle du livre, de Spinrad… et de Wagner. Rien que pour ça il faut acheter le volume. à la place de la version Pocket (la couverture était pire) à défaut celle de chez Opta. Quant à la postface, dix-sept pages d'un supposé New-yorkais en 1959, elle est le vrai élément uchronique. Elle parle du roman, de cet Hitler devenu auteur de S.-F., fournit des pistes psychanalytiques, étend le propos à toute la littérature de gare, mais surtout, parle d'un autre personnage imaginaire, son auteur supposé. Qui est une création de Spinrad, on pourrait l'oublier. Il souligne la médiocrité du texte, ses incohérences, « sommets du grotesque », les obsessions, la fascination pour le meurtre de masse. Il dispense de lire le roman. Ce qui n'est pas un mal, sauf à être amateur de cas cliniques. Mais en même temps, il donne à voir un 1959 où l'URSS occupe à peu près le monde entier, sauf le Japon et les Amériques (encore que le Sud vacille), après un coup d'état en Allemagne en 1930 et une invasion de la Grande Bretagne en 1948. D'où des inquiétudes. Une oscillation. Une compréhension pour ceux qui se laisseraient fasciner par le “chef” placé au centre du roman. Même s'il se reprend, notant qu'avec un tel chef, il serait possible de gagner le monde, mais en perdant toute âme. N'empêche que la tentation est là. Et que Spinrad, mine de rien, a dépeint tout à la fois les conditions de peur qui peuvent amener un intellectuel supposé lucide à se rallier au diable, et la fragile barrière de principes qui peut s'y opposer. Il est vrai qu'il écrit en 1969, à un moment où entre crise des fusées de Cuba et durcissements brejnevo-reagannesques liés à la crise économique, on peut imaginer que la guerre froide relève du passé. S'ajoute, dans le discours du postfacier imaginaire, une forme spécifique d'aveuglement, la capacité, bien attestée à son époque — et parfois ensuite, comme chez de très conservateurs historiens d'outre-Rhin —, à voir dans le nazisme presque exclusivement un adversaire du communisme, voire un bouclier contre lui : c'est bien le point de vue de cet universitaire imaginaire qui, en particulier, et ce n'est certainement pas une inadvertance ou une inconséquence de Norman Spinrad, ne voit pas l'utilisation de l'imagerie antisémite dans le portrait des “Doms”, pourtant claire, et explique qu'il s'agit des communistes, quitte à minimiser radicalement le racisme du parti nazi, qu'il ne voit attesté que par « quelques vagues indices ». Même pour les lendemains immédiats de la première guerre mondiale, c'est pousser loin le bouchon. Mais en même temps, Spinrad fournit l'explication, avec l'antisémitisme dans son URSS uchronique, et cinq millions de morts, qui font oublier tout autre antisémitisme, surtout non traduit en actes, comme la Shoah a de fait éclipsé l'antisémitisme stalinien, qui se développait avec l'affaire dite du “complot des blouses blanches” et semblait destiné à prendre des proportions meurtrières au moment, en 1953, où Staline a enfin pris une initiative positive, à savoir mourir, ou a éclipsé les progroms polonais de l'immédiat après seconde guerre mondiale. Il y a là une symétrie intéressante, et probablement voulue. Bien entendu, malgré le talent de Spinrad, le monde uchronique évoqué en quelques pages ne saurait être complet. Et peut-être tel quel ne tient-il guère la route. On peut par exemple se demander ce qui permet le coup d'état communiste dans l'Allemagne de 1930 : il est difficile d'admettre que l'inexistence du parti nazi l'aurait favorisé, les radicalisations ayant plutôt tendance à s'entre-nourrir. Peut-être faudrait-il chercher du côté des raisons mêmes qui permettent d'imaginer que le dit parti nazi ne se développe pas. Mais il faudrait aussi qu'elles impliquent un très grand affaiblissement de l'armée, qui, même réduite par le traité de Versailles, joue encore un rôle considérable dans notre réalité, et aurait sans doute réagi…

Reste à savoir s'il faut vraiment ergoter ainsi. S'il était même possible en peu de pages de bricoler un monde qui tienne vraiment la route, et s'il ne s'agissait pas simplement de lester un indispensable contrepoint, de rééquilibrer le texte, de complexifier le point de vue, bref de secouer un peu plus le lecteur de bonne foi. Et de ce point de vue, c'est tout à fait réussi.

Notes

  1. On murmure aussi que Quarante-Deux… — Note de Quarante-Deux.