Sauter la navigation

 
Vous êtes ici : Quarante-Deux KWS Sommaire du nº 54 le Crépuscule des clones

Keep Watching the Skies! nº 54, juillet 2006

Gilles Cheval : le Crépuscule des clones

non-roman de Science-Fiction

 chercher ce livre sur amazon.fr

chronique par Éric Vial

Ceci n'est pas un roman. Et même, prétend la couverture, c'est « une histoire qui aurait fait un bon roman au début du siècle », ceci en date du 10 juin 2071. Comme le mot "roman" ressort particulièrement, on barbote dans la dénégation post-freudienne. Encore que l'objet, quasi carré, ne se présente pas comme un récit, mais comme « une sélection d'articles parus dans la presse mondiale de 2033 à 2064 » ou plus exactement de 2033 à 2038 et de 2059 à 2064. Avec à la fin un répertoire de la dite presse utilisée, papier ou électronique, sur le modèle de Courrier international. La diversité est géographique, de la Hollande à l'Inde et de la Corée à l'Australie, et thématique (information générale et politique mais aussi science, musique ou économie). Cela n'exclut évidemment pas une histoire, pas plus que des personnages récurrents, présidents “bielorientaux”, brésiliens ou américains, journaliste née d'une vedette de la chanson, etc.

En gros, il s'agit des débuts du clonage humain, et de son effondrement. Sujet réputé d'actualité. Mais ni cette actualité, ni l'idée de présentation n'empêchent quelque insatisfaction. Du fait d'incohérences. Dont certaines peuvent être imputées non à l'auteur réel du livre mais à ceux imaginaires des articles reproduits, ce qui est une excuse imparable et peut même transformer un bug en fonctionnalité. Dont d'autres, mineures, s'excusent d'elles-mêmes. Mais dont d'autres enfin sont plus gênantes, et donnent une impression d'inaboutissement.

On passera sur la difficulté qu'il y a à rendre la façon dont pourront s'exprimer les journalistes dans trente ans, et encore plus dans soixante. Des mots seront apparus. Mais on peut se dire que les articles de presse sont non seulement traduits de leur langue d'origine, mais retraduits en français début de siècle. Le nôtre, quoi. De même, pour des traductions, il est assez peu logique que les articles se présentent dans des typographies différentes (voir la relative uniformisation de Courrier international, modèle implicite aux illustrations près — trop difficile à exécuter dans des styles différents, trop coûteux peut-être à reproduire, etc.), mais il fallait bien faire visualiser la diversité des sources supposées. Pendant qu'on en est aux traductions, il est par ailleurs assez probable que bien des articles de webzines seront traduits automatiquement dans un demi-siècle, même si une relecture humaine pourrait ne pas être du luxe… et si le modèle de “traduit de l'américain/traduit de l'anglais” peut justifier un “traduit de l'autrichien”, le lecteur ignare peut s'étonner, dans ces conditions, de ce qu'un texte venu d'Afrique du Sud soit, lui, simplement “traduit de l'anglais”. Et ne pas être très satisfait d'un “traduit de l'indien” ou “du pakistanais”… Broutilles.

Côté incohérences attribuables aux journalistes imaginaires, l'une est soulignée avant d'être reproduite sans commentaire. Il est en effet une première fois question de 98,5 % d'ADN commun entre deux individus, comme si c'était énorme, puis précisé que ce chiffre correspond en gros à ce qui est commun à tous les primates ; quelques pages et quelques dizaines d'années plus loin, il est de nouveau question de 98 % de commun entre géniteurs et clones… Mais l'incohérence peut difficilement être celle des narrateurs implicites, et devient celle de l'auteur, quand les arborigènes australiens sont censés avoir « officiellement disparu de la surface de la planète » dans les années 2020, tout en ayant des descendants… ce qui peut plonger dans une relative perplexité. On peut également s'interroger sur une expression comme « génétiquement privés de tout libre arbitre » : on peut se demander si le libre arbitre lui-même n'est pas alors génétique, donc conditionné, donc tout sauf libre… D'autres détails qui clochent peuvent sembler le résultat d'une utilisation du clonage comme réceptacle d'autres thèmes, ou d'autres peurs ; c'est le cas avec les confusions entre clonage et O.G.M., mères porteuses, bidouillages biologiques (en l'occurrence génétiques) pour champions olympiques, ou immigration entraperçue à travers l'expression “humains de souche”, réitérée, absurde, écho d'une autre et plus actuelle absurdité — on comprend par ailleurs mal comment l'auteur concilie l'idée d'un clonage coûteux et la fabrication par ce moyen de prolétaires migrants. On peut ajouter, pour faire bonne mesure, les problèmes rencontrés par le welfare state quand il est question de « finances publiques, pénalisées par un système de retraites archaïque et un manque de main-d’œuvre pour les financer ». La bouillie d'actualité n'est pas toujours une potion magique.

On l'aura compris, la forme est peut-être un exemple de fausse bonne idée, et le traitement n'est pas inattaquable… C'est dommage. Pourquoi en parler dans ces conditions ? Parce que c'est un volume paru tout à fait hors collection, qu'il convient de signaler aux amateurs boulimiques. Parce que la tentative, même assez largement ratée, vaut de ne pas être passée sous silence. Et parce que, bon sang, après avoir acheté l'objet, on peut avoir envie de rentabiliser au moins symboliquement une dépense plutôt dispensable.