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Vous êtes ici : Quarante-Deux KWS Sommaire du nº 52 les Continents perdus

Keep Watching the Skies! nº 52, novembre 2005

Thomas Day : les Continents perdus

anthologie de Science-Fiction et de Fantasy

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chronique par Éric Vial

Dans ce numéro de KWS, à propos d'un recueil de Vance, il doit y avoir quelques considérations oiseuses sur la novella, son intérêt en matière de S.-F., ses inconvénients supposés du point de vue commercial. Mais ici, Denoël, ainsi que sous une double espèce Thomas Day (anthologiste) et Gilles Dumay (directeur de collection) offrent à l'amateur, en prenant des risques éditoriaux, un recueil de très grande qualité. Dans l'absolu, il devrait pouvoir accrocher l'intérêt du côté de la littérature “légitime”, et la couverture, avec un train intemporel zigzagant sur d'improbables pilotis entre de non moins improbables falaises, est sans doute tout à la fois assez insolite et assez peu science-fictionnesque pour attirer l'attention. La quatrième de couverture, malheureusement, commence par un « de tout temps » qui renvoie plus sûrement aux pires poncifs d'ouverture de dissertation lycéenne qu'au détournement d'iceux par Alexandre Vialatte assénant facétieusement que « La femme remonte à la plus haute antiquité » ; mais elle (la quatrième, pas la femme, ni l'antiquité) invoque Homère et Swift ; avec un peu de chance et ne sachant peut-être pas qui est la troisième autorité convoquée (Juan Miguel Aguilera), le lecteur non prévenu pourrait avoir envie d'aller plus loin. Mais c'est à condition qu'il trouve le chemin du volume, que les responsables de la FNAC locale, fatalement un peu débordés par la chute des feuilles imprimées, n'iront sans doute pas placer du côté de la littérature générale, pas même du côté des récits de voyage. Et c'est dommage. Reste l'amateur de S.-F., de Fantasy, de Fantastique ou d'Insolite. il n'est pas certain (!) qu'il assure un tirage suffisant. D'autant qu'il a tout à fait le droit de s'intéresser à d'autres modalités des littératures de l'imaginaire. Y compris à des dodécalogies filandreuses ou à des novellisations hâtives. Bref, au lieu de toucher deux marchés le volume risque fort d'être réduit à la portion congrue représente par l'intersection de ceux-ci. Et c'est fort dommage.

Parce que ces cinq textes anglo-saxons, inégalement longs (entre quatre-vingts et une centaine de pages pour quatre d'entre eux), et inégalement tournés vers des zones différentes de l'imaginaire, méritent mieux que le détour : ils méritent le voyage, ce qui est assez logique puisque tel est supposé être le fil conducteur du volume. Encore que le fil conducteur réel soit sans doute la qualité. Encore que l'on a tout à fait le droit d'être personnellement insensible au charme de tel ou tel texte.

Le premier, "le Prométée invalide" dû à Walter Jon Williams, tourne sur un thème très anglo-saxon, même s'il appartient à une culture partagée dès lors qu'il est question de l'histoire de la Science-Fiction : l'écriture du Frankenstein par Mary Shelley. Ou d'un Frankenstein, d'ailleurs, car c'est une uchronie. Où Byron a pu se consacrer à une carrière militaire, avec un succès spectaculaire. Cela dit, c'est aussi une histoire, tout court, un heurt de personnages, avec de l'amour et de la haine, un duel, une fuite (elle aussi uchronique et impliquant un illustrissime personnage). On peut donc ne pas avoir les clés, ne pas savoir qui est qui, ne pas connaître les auteurs, et marcher tout de même. Le voyage est effectivement présent, entre Belgique et bords du Léman, ce qui est assez exotique vu d'Albuquerque.

Le deuxième, "Tirkiluk" de Ian R. MacLeod, est une nouvelle “normale” d'une trentaine de pages, la seule du recueil. Et elle relève fort largement du Fantastique. Ou d'une forme de Fantasy, ce qui peut être la même chose car l'irruption de l'impossible, selon les normes du personnage-narrateur, est manifestement acceptée, par adaptation, et constitue aussi une immersion dans un monde régi par des lois humaines mais aussi naturelles bien différentes de ce que nous connaissons. Il s'agit, raconté presque jusqu'au bout à la première personne, du séjour d'un météorologiste dans l'hiver arctique, durant la seconde guerre mondiale. De sa confrontation à des conditions extrêmes. Sa rencontre avec des mythes inuits. De sa fin, entre rêve, délire et réalité, au terme d'une confrontation avec un univers à la fois mental et concret, tout aussi autre qu'une autre planète.

Le troisième, "Apartheid, supercordes et Mordecai Thubana" écrit par Michael Bishop, relève du Fantastique, non pas traditionnel mais repeint aux couleurs de la science, sous-tendu par un discours sur la structure de l'univers, pour une histoire de fantômes, ou peu s'en faut, mais située dans l'Afrique du Sud de l'époque de l'apartheid. Et le voyage est double, lié au dépaysement pour le lecteur, mais aussi aux pérégrinations du personnage principal, de la réalité à l'invisibilité, peut-être de la vie à la mort, de vastes étendues désertes où sa voiture percute un improbable éléphant à un commissariat sans doute assez typique du temps et du lieu. L'impossible arrive dans notre univers, et permet de décrire une partie du fonctionnement de ce dernier…

Avec le quatrième et avant-dernier, "le Train noir" dû à Lucius Shepard, on quitte les déplacements vers des endroits et des moments situés sur notre planète et dans un passé au moins lié à notre histoire. Mais certes, on voyage plus que jamais, avec un vagabond du rail nord-américain — donc un ancrage initialement réaliste —, envoyé tout d'un coup dans un monde où les trains sont des êtres vivants, où s'est constituée une communauté de gens qui sont dans la même situation que lui et ont un passé assez comparable au sien, mais aussi où des créatures agressives font courir des dangers tout à fait mortels, et dont on peut se demander s'il est une forme de l'au-delà, un niveau de jeu électronique ou encore autre chose.

Quant au dernier texte, "le Pays invaincu : histoire d'une vie", celui de Geoff Ryman, s'il ne raconte pas à proprement parler un voyage, et s'il se situe dans un monde peuplé d'humains mais sans contact avec celui que nous connaissons, et fort différent matériellement, avec en particulier des maisons vivantes superbement décrites, il entraîne en fait le lecteur dans le Cambodge du génocide, dont il se lit comme une métaphore très claire.

On le voit, la progression, la construction du volume entraîne d'abord du passé vers le présent puis de là vers deux mondes plus ou moins oniriques, liés à la réalité par l'itinéraire du personnage dans le premier cas, par la métaphore dans l'autre. Itinéraire sans doute parfait pour un lecteur non averti, qui passe du réalisme de l'uchronie aux légendes traditionnelles avant d'affronter un discours renvoyant certes à un témoignage politique et humain, à du Fantastique mais aussi on l'a vu à des théories physiques sur la nature de l'univers ; à partir de là, le dépaysement peut être encore plus fort. Par ailleurs, l'insistance sur les personnages principaux est un trait commun aux cinq textes, matérialisé pour le dernier par son sous-titre ("Histoire d'une vie"). Là encore, un des reproches traditionnels faits aux littératures de l'imaginaire est évité. D'où mes commentaires initiaux sur les tenants de la littérature générale. L'amateur de S.-F. “pure et dure”, s'il est un tantinet sectaire, devrait être moins satisfait. Mais s'il s'intéresse à l'ensemble des littératures de l'imaginaire, ce qu'on peut lui souhaiter, il trouvera plus que son compte.

Autant dire que tout est réuni pour de très grands plaisirs de lecture. Même si l'on peut craindre que beaucoup passent à côté. Encore qu'il ne soit pas interdit de rêver, et de croire que la vertu, en l'occurrence la qualité, pourrait être commercialement récompensée…