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Vous êtes ici : Quarante-Deux KWS Sommaire du nº 50 Chroniques des années noires

Keep Watching the Skies! nº 50, janvier 2005

Kim Stanley Robinson : Chroniques des années noires

(the Years of rice and salt)

roman fantastique et de Science-Fiction

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chronique par Pascal J. Thomas

Imaginez un homme dans la nuit, posté à côté d'un puissant projecteur. Il distinguera fort bien, et de fort loin, les détails des objets épinglés par le pinceau de son luminaire. Par contre, ébloui par l'éclat, il restera aveugle aux objets, fussent-ils faiblement éclairés, qui l'environnent dans l'obscurité. Paradoxalement, c'est en éteignant son appareil, en laissant ses yeux s'accoutumer aux lueurs résiduelles, qu'il obtiendra une vue plus complète de ses abords.

Kim Stanley Robinson a entrepris une telle révision radicale sur l'Histoire de notre monde, écrasée par la lumière aveuglante de la civilisation occidentale1, qui a fini par modeler la Terre entière à son image — ou, dans quelques cas, susciter des modèles antagonistes, mais pas moins influencés par son hégémonie. Avec pour défi principal, une fois éliminé le projecteur, de retrouver… les Lumières, c'est-à-dire la combinaison de progrès scientifique et technique avec une philosophie prenant en compte l'individu pour lui permettre la liberté, au nom des principes universels de l'humain. Et, cette fois-ci, ne confondant pas l'universel avec un modèle historiquement bâti sur la civilisation européenne d'ascendance chrétienne…

Remède de cheval, donc, pour le monde : une mutation virulente du bacille de la peste — ou du moins peut-on le supposer —, qui extermine 99 % de la population européenne au milieu du xive siècle, au lieu que ce soit 30 % comme dans notre ligne temporelle. Aucun pays ne s'en relève, et l'extrémité ouest du continent eurasien est recolonisée, à partir du Sud par les Maghrébins, via Al-Andalous (alias l'Espagne) et à partir de l'Est par la Horde d'Or. À partir de là, le jeu mondial se joue entre deux grandes civilisations, l'Islam et la Chine, sans qu'aucune arrive à écraser l'autre — la première est plus dynamique, mais sans cesse divisée et querelleuse, la deuxième tire de sa pesanteur une impressionnante permanence.

Robert Silverberg avait exploité un point de départ similaire dans la Porte des mondes, mais Robinson, plus têtu et didactique que son aîné, pousse à fond les conséquences de l'événement, et entreprend de donner un aperçu de sept siècles d'Histoire. Un roman traditionnel, avec la continuité de ses personnages, n'aurait pu faire l'affaire — sauf à remplacer les personnages par des successions dynastiques, comme le fit Gabriel Garcia Marquez dans Cent ans de solitude, un parrainage que Robinson ne répudierait pas, je parie. Qu'à cela ne tienne, la SF a déjà inventé la forme idoine il y a bien longtemps, celle du cycle de récits (ici plus proches de courts romans que de nouvelles), comme Demain les chiens de Clifford D. Simak ou l'Histoire du futur de Robert A. Heinlein. Robinson, donc, entreprend de conter l'Histoire du Passé — ou du présent d'à côté, en fin de compte.

L'œuvre comporte donc dix “livres” qui sont autant de récits à peu près indépendants — on reparlera d'abondance de cet “à peu près” — égrenés au cours de l'Histoire.

Le premier, "Éveil au vide", s'ouvre sur la découverte par les avant-gardes de Temur-i-Lang (Tamerlan) de l'Europe désertée, et se poursuit sur la flotte d'exploration chinoise, qui malgré ses succès techniques va se trouver bloquée au port à cause d'intrigues politiques de sérail. Le deuxième, "le Haj au cœur", situé vers 1600, met en scène — entre autres — un musulman indien qui émigrera jusqu'à Al-Andalous avant de passer les Pyrénées pour participer au repeuplement de Firanja, pays encore à peu près vide.

Dans le troisième livre, "Continents océaniques", vers le milieu de notre xviie siècle2, une flotte de guerre chinoise destinée à envahir le Japon est détournée par les vents vers la côte Ouest de l'Amérique — sacrée expédition, vue la taille du Pacifique. Guère plus tard, au cours du quatrième livre, l'Alchimiste", un bricoleur alchimique de Samarcande et son ami, philosophe tibétain, découvrent ensemble une bonne partie des bases de la science moderne.

Le cinquième livre, "Chaîne et trame", plutôt bref, donne un aperçu de la vie parmi les Indiens d'Amérique du Nord, ceux qui ont réussi à se tenir à l'écart de l'influence chinoise sur la Côte Ouest ou musulmane sur la Côte Est : l'astucieuse fédération Hodenosaunee.

Avec le sixième livre, "la Veuve de Kang", nous retournons en Chine, plus exactement chez les Hui (population chinoise islamisée3), qui éprouvent quelque difficulté à cohabiter avec le pouvoir central. Nous sommes au début du xixe siècle, et l'essentiel de ce récit tient dans les discussions philosophico-politiques entre la veuve Kang Tongbi et son nouveau mari, Ibrahim Al-Lanzhou (tous deux des intellectuels de haute volée). Le septième livre, "l'Âge des grands progrès", situé peu après, donne un aperçu de la révolution industrielle qui permet au modeste état d'Inde du Sud qu'est Travancore d'exercer un temps une influence mondiale. On aperçoit aussi la communauté des Japonais exilés en Californie (qui s'appelle ici Gold Mountains) après l'occupation chinoise de leur pays, et on se doute que leur nation n'a pas fini de faire parler d'elle.

"La Guerre des Asuras", le huitième livre est sans doute le plus effrayant, consacré qu'il est à la Longue Guerre entre la coalition musulmane et la Chine, qui occupe et dépasse la deuxième moitié du xxe siècle, et prend une allure de guerre des tranchées de cauchemar. Le neuvième livre, "Nsara" se situe à l'embouchure de la Loire dans la capitale d'un des états islamiques défaits — et de la défaite surgit, plutôt qu'un analogue du nazisme, à la fois un équivalent de Marie Curie, une union internationale des scientifiques pour la paix et une critique féministe de l'islam.

Finalement, le dixième livre, "les Premières années", entame notre xxie siècle sur une révolution chinoise — qui rappelle celle de Mao Zedong — contre un régime militaire décadent, et les interrogations philosophiques d'un vieil homme sur fond de civilisation asiatique en pleine explosion technologique, curieusement centrée sur la Birmanie.

Si ce résumé vous a paru trop long, c'est qu'il est trop court : squelettique, étriqué, il ne peut faire justice à la substance du livre, donc vous aura ennuyé. Alors que le flot des récits regorge de pépites narratives, de destins dramatiques — parfois trop rapidement esquissés. Rançon du dilemme fondamental d'un tel livre, coincé entre les exigences de l'Histoire universelle et des histoires particulières, que le talent de Robinson peut rendre fascinantes.

Je regrette que l'auteur ait parfois cédé à la tentation de brosser à grands traits, et pendant de nombreuses pages, de vastes évolutions du monde, disant plutôt que montrant — mais en l'occurrence pouvait-on éviter ce piège ? La tendance s'accentue au fur et à mesure que l'on progresse dans l'ouvrage ; avec l'évolution des sociétés et des mentalités, le débat intellectuel peut se développer, et surtout aborder des questions proches de nos préoccupations, en appuyant sur des autorités confucéennes ou islamiques (le Coran relu, Ibn Khaldoun) des outils conceptuels qui sont les nôtres — ou simplement universels à l'humain. Les récits deviennent donc des romans d'idées et de dialogue plus que de narration. Personnages et péripéties ne disparaissent pas pour autant, mais se contentent d'un rôle plus modeste. Dans le neuvième récit, par exemple, la jeune Budur s'enfuit du harem familial dans le sultanat islamiste rétrograde de Turi, en suivant à Nsara sa tante veuve Ibelda, pionnière de la physique nucléaire. Budur découvre la vie sans voile dans l'état beaucoup plus libéral de Nsara, étudie les sciences mais surtout l'Histoire et l'archéologie, et ouvre ses horizons intellectuels — et pas seulement — grâce à l'enseignement de Kirana, une algérienne émigrée qui donne une lecture féministe de l'Histoire de l'islam — et des propositions radicales pour la réforme sociale. Au passage, Budur a une vie amoureuse, traitée presque comme une digression, et sert de messagère à sa tante, qui au-delà de sa recherche se préoccupe beaucoup de s'assurer que l'atome ne soit pas utilisé dans un but militaire. Et les savants de ce monde arrivent à leurs fins4, lors d'un congrès tenu à Isfahan. Nous avons donc notre comptant d'actions clandestines et de déceptions amoureuses. Mais le gros du récit, et le plus vivant aussi à mon goût, ce sont les discussions politiques de Budur avec Kirana et Ibelda, artistiques avec Tristan, et scientifiques avec Ibelda et d'autres. Et on pourrait faire une analyse similaire des sixième, huitième et dixième récits ; non que les autres, soit dit en passant, manquent de discussions d'idées et d'éclairages historiques — tout est affaire de proportions.

Répétons-le, l'inclusion de résumés historiques de l'univers créé par Robinson se justifie en partie par la nécessité d'embrasser des périodes historiques que même un livre aussi vaste ne peut détailler. Parfois, la nécessité du raccourci conduit à l'invraisemblance : ainsi Khalid, l'alchimiste de Samarcande, et son voisin Iwang, le philosophe tibétain, découvrent à eux deux l'essentiel de ce qui, dans notre monde, a demandé les travaux de Galilée, Copernic, Képler, Newton, sans parler des premiers observateurs des microbes et des artificiers de la Renaissance. Bref, des surhommes intellectuels comme seule savait en oser, croyait-on, la SF la plus naïve ! Heureusement en quelque sorte pour le reste du monde, les prodigieux progrès des Samarcandis sont oubliés en raison d'une guerre catastrophique accompagnée d'une épidémie de peste. On sent le procédé littéraire destiné à comprimer plus d'un siècle d'aventure scientifique dans les confins d'un récit. De même, Ibrahim Al-Lanzhou (dans "La Veuve Kang"), écartelé entre sa foi en l'Islam et sa loyauté à l'empereur de Beijing, est à la fois historien, exégète et inventeur de l'économie politique, dans ses œuvres et dans ses dialogues avec son épouse Kang Tongbi. Et j'étais sur le point d'oublier qu'il avait commencé sa carrière comme une sorte d'exorciste…

Il fallait bien retrouver l'esprit du siècle des Lumières ! De façon générale, le monde de Robinson suit l'évolution du nôtre, mais avec plus de lenteur : le Dar-al-Islam est ralenti par son immobilisme intellectuel et sa division politique, la Chine par son idéologie du repli sur soi. Le colonialisme existe, mais ne prend pas l'ampleur que nous lui avons connue. Le progrès vient des franges des grands empires : Samarcande, à la lisière entre Chine et Islam, les terres repeuplées de Firanja ; ou en dehors d'eux : l'Inde du Sud5, l'Amérique des Grands Lacs. Autour de ces derniers se trouve la création la plus audacieuse du livre, celle de la ligue des Hodenosaunee, qui fédère de nombreuses tribus amérindiennes autour d'un système politique égalitaire et non-autoritaire, et parvient — avec l'aide de transfuges japonais — à résister à la fois au rouleau compresseur chinois (qui, accaparé par l'or des Incas et établi sur la Côte Ouest, est séparé d'eux par de vastes étendues inhospitalières) et aux tentatives désordonnées des musulmans à partir de la Côte Est.

À l'époque qui nous est contemporaine, les choses deviennent plus clairement politiques, et il s'agit de lutter contre les maux déjà dénoncés par Ibrahim Al-Lanzhou : les inégalités, entre peuples, entre sexes, entre possédants et païsans. Sans compter l'existence d'une foule de tyrans — souvent décrits dans le livre comme de parfaits crétins en plus de leur cruauté. Robinson est clair sur ses engagements, et très convaincant dans son exposé des problèmes. Pour ce qui est des solutions… Il flotte sur la fin du livre un parfum de vœu pieu, d'idéalisation du réel. Le monde guérit trop facilement des cicatrices de la Longue Guerre, présentée comme un équivalent de la Première Guerre Mondiale qui dure soixante ans (trois générations !) au lieu de cinq, et tue une bonne partie de la population chinoise. À deux reprises au moins, la flotte des Hodenosaunee, devenus puissance maritime dominante — comment ? — intervient comme un deus ex machina pour faire pencher la balance en faveur de forces révolutionnaires (contre un coup d'état militaire à Nsara, contre le pouvoir corrompu des Seigneurs de la Guerre dans le dixième livre). La révolution communiste chinoise échappe — comment ? — à la perversion totalitaire du socialisme. Même si l'on admet que certains points doivent rester dans l'ombre6, même pour un écrivain aussi doué que Robinson, un siècle, c'est court pour redresser des abus millénaires.

Un aspect crucial de la construction intellectuelle de Robinson est qu'il est obligé de prendre en compte le rôle des religions comme fournisseurs de structures intellectuelles qui conditionnent l'Histoire des idées et les structures sociales. S'il en restait là, ce serait déjà impressionnant ; il produit ainsi des discussions visiblement bien documentées sur la différence entre le texte du Coran lui-même et ses hadith, interprétations ajoutées par la tradition. Deux personnages remarquables du livre, Katima au xve siècle et Kirana au xxe, se livrent à des réinterprétations féministes de l'Islam, appuyées à la fois sur leur étude de la tradition et sur les conditions pratiques de leurs époques respectives. De même, Ibrahim Al-Lanzhou construit ses observations très modernes sur l'économie politique à partir de la tradition confucéenne autant que de l'islamique — il essaie désespérément de trouver une synthèse entre les deux. Zhu Isao, le grand inspirateur de la révolution chinoise, devenu professeur d'Histoire sur ses vieux jours, passe en revue des théories de l'Histoire qui prennent leurs racines dans le bouddhisme ou l'hindouisme — sans s'engager sur aucune d'entre elles.

Islam et confucianisme ont servi de justification idéologique à des régimes tyranniques. La préférence de l'auteur va clairement à une religion qui a prospéré sur la lisière entre les deux grands empires, le bouddhisme. C'est lui qui permet au tibétain immigré à Samarcande, Iwang, d'aider son ami Khalid à dépasser ses limites intellectuelles ; c'est lui aussi qui fournit ses cadres scientifiques au Kerala de Travancore — même si ce dernier entreprend de créer par syncrétisme sa propre religion.

Mais le bouddhisme fournit au roman un autre élément, essentiel à sa structure dramatique : la théorie de la réincarnation. Je vous ai en effet caché jusqu'ici tout un pan du roman, celui qui assure sa continuité dramatique, et lui plante un pied solidement dans le territoire du Fantastique. Tous les personnages principaux du livre appartiennent à un jati, c'est-à-dire qu'ils sont des réincarnations d'un petit nombre d'âmes dont les karmas sont liés, et qui se retrouvent d'incarnation en incarnation, avec plus ou moins le même caractère, indépendamment de leur sexe, de leur situation sociale, de leur nationalité… Par contre, ils ne souviennent jamais, dans leur vie sur Terre, de leurs incarnations précédentes ; ce n'est que quand ils se trouvent dans le bardo, l'au-delà où les âmes sont triées en attendant de se réincarner, qu'ils se reconnaissent et se souviennent de toutes leurs vies précédentes. Pour aider le lecteur, les réincarnations conservent l'initiale de leur nom. La même âme habite ainsi successivement les identités de Bold, guerrier mongol ; Bihari, une petite fille hindoue, puis Bistami, pieux musulman indien ; Butterfly, une fillette Inca ; Bahram, un jeune homme de Samarcande… l'énumération finira par vous lasser, mais sachez que Budur est du nombre. De même, c'est le même karma qui se joue pour Kyu, jeune esclave noir transformé en eunuque de la cour impériale chinoise, Kya la tigresse, Katima, Khalid, Kang Tongbi et Kirana déjà cités, le Kerala de Travancore, le leader révolutionnaire Kung Jianguo ; et pour Idelba, Iwang, Zhu Isao, le sage musulman Ibn Ezra, le docteur chinois I-Chin, Ismail le médecin turc transfuge… Le schéma finit toujours par se retrouver : I* est un savant, plus ou moins vieux, plus ou moins sage ; K* est un révolté, bouillonnant de renverser l'ordre établi, peu soucieux des ennuis qu'il pourra s'attirer ; et B* — dont nous partageons le plus souvent le point de vue — est beaucoup plus doux et malléable, mais prêt à suivre K* dans ses entreprises, même si elles sont risquées. J'aurais d'ailleurs aimé que le point de vue soit plus souvent celui de K*, mais ce n'est presque jamais ainsi — sauf quand il est Kya la tigresse, ou Kheim l'amiral explorateur việtnamien au service des Chinois — ; il y a une certaine baisse de tension dramatique à voir l'action par les yeux par d'un suiveur.

On se souvient de l'anecdote chinoise de l'homme rêvant qu'il est un papillon, qui pourrait être un papillon rêvant qu'il est un homme. Elle peut se résoudre dans notre vue en considérant qu'à chaque réveil, nous retrouvons la vie des jours précédents, alors que nous rêvons chaque nuit de papillons différents. Selon ce critère, il faut conclure que le monde historique et matérialiste où se déroule chacun des dix livres du roman7 est l'univers du rêve, et que seul le bardo possède une réalité. Ce qui ferait du livre une Fantasy.

Sans aller jusque-là, force est de constater que la permanence des réincarnations va au-delà du simple procédé narratif à la Gabriel Garcia Marquez. K* garde dans le bardo son esprit rebelle, et se met en tête d'organiser son jati pour renverser les dieux qui condamnent les hommes au malheur éternel — dieux aux attributs changeant selon les évolutions du monde extérieur, et qui ressemblent de plus en plus à des bureaucrates chinois. La plupart du temps, il ne fait qu'aggraver son karma, mais un petit progrès peut être obtenu : ainsi I*, à la fin du cinquième livre, a-t-il — elle, d'ailleurs, en l'occurrence — l'idée de refuser de boire le vin de l'oubli de la déesse Meng avant leur réincarnation — et effectivement, Kang Tongbi et Ibrahim Al-Lanzhou ont un sentiment de déjà-vu et entr'aperçoivent des scènes de leurs vies précédentes. Suffisamment pour que le livre rentre dans le domaine du Fantastique (l'intrusion de l'irrationnel dans un monde par ailleurs rationnel) ; insuffisamment pour qu'il quitte le domaine de la conjecture rationnelle pour tout ce qui concerne le déroulement de l'Histoire tel qu'imaginé par Robinson. On notera d'ailleurs qu'au fur et à mesure que son uchronie s'approche de l'époque contemporaine, avec son affaiblissement de la foi, les allusions à la réincarnation disparaissent de la vie des personnages ; ou n'interviennent que de façon humoristique, comme quand Kirana, libre-penseuse endurcie, découvre dans le bardo ses autres vies, ou quand Zhu Isao, qui collectionne comme des curiosités littéraires les biographies de personnages suivis dans toutes leurs incarnations, mentionne l'ouvrage du Samarcandi Old Red Ink, où “the subjects [were] always reincarnated with names that began with the same letters” bien que ce soit “merely a mnemonic for the ease of the reader” et que “of course in reality every soul comes back with every physical particular changed” (p. 739). Clin d'œil, quand tu nous tiens. On aurait quand même aimé que la conclusion du livre ne soit pas quelque chose d'aussi rebattu que la tranquille pratique du jardinage, mais bon…

Au-delà de toutes les tragédies, de tous les actes d'héroïsme que le roman relate, il ne faut pas oublier que sa structure éclatée permet toutes sortes de variations de ton, de style et de structure ; et que l'humour y est présent plus souvent qu'on pourrait s'y attendre, ainsi que de multiples clins d'œil, par exemple aux lieux que Stan Robinson a pu pratiquer, dans la réalité ou dans le discours littéraire. Ainsi au cours de la Longue Guerre, les forces musulmanes bombardent-elles à coups de canon géant — imaginez la Grosse Bertha au cube — le sommet du Chomolungpa8 pour lui ravir le statut de plus haut sommet du monde au profit d'un pic afghan ; ainsi Turi (=Zürich, ou Züri en dialecte suisse) est-elle devenue la capitale d'un État islamique à la mode taliban ; ainsi la Californie voit-elle passer un Japonais du nom de Tagomi9

Un livre totalement impressionnant, donc ; original dans ses choix narratifs, et qui évite l'ennui malgré l'ampleur de son propos.

Notes

  1. Mais contrairement au titre maladroit, voire trompeur, de la version française, je ne voudrais en aucun cas donner l'impression que les civilisations non-européennes ont quelque vocation intrinsèque à l'obscurité, sinon à la noirceur. Le titre original fait allusion à une expression chinoise qui désigne l'avant-dernière étape de la vie d'une femme, après les enfants et avant le veuvage (cf. note de l'auteur, p. 432). La maturité, donc.
  2. La seule chronologie globale utilisée par le livre les Chinois comptant en fonction du règne de leurs empereurs est celle des années depuis l'Hégire. Pour la commodité du lecteur, je convertis en calendrier chrétien.
  3. Notons que le nom, et la population, existent toujours dans notre monde., et qu'il faut les distinguer, par exemple, des Ouïgours du Sinkiang et autres Kirghizes...
  4. Il y avait eu dans le nôtre des tentatives dans ce sens après la Première Guerre Mondiale, impliquant Albert Einstein, Marie Curie, Emile Borel, et bien d'autres, mais elles n'ont pas eu plus de succès que l'inefficace Société Des Nations.
  5. Travancore est gouvernée par un Kerala. Dans notre monde, sa situation correspond à peu près à l'état du Kerala, qui se distingue au sein de l'Union Indienne par une tradition de fort taux d'alphabétisation, de gouvernements de gauche… et plus récemment, d'implantation d'industries de haute technologie.
  6. Par exemple, il subsiste des minorités religieuses : Chrétiennes orientaux, Roms, Juifs ; elles ne jouent aucun rôle significatif dans l'Histoire intellectuelle ou politique du monde. On peut se poser la question de savoir si les facteurs culturels qui ont contribué à l'impressionnante productivité intellectuelle et artistique des Juifs européens s'appliqueraient ou non aux Sépharades. La question (délicate) n'est pas abordée.
  7. Certains des livres sont divisés en plusieurs sections d'inégale longueur correspondant à des réincarnations successives d'un ou plusieurs des personnages. La structure de l'œuvre est tout sauf monotone.
  8. Que nous connaissons sous le nom d'Everest, à moins d'avoir lu le recueil Escape from Kathmandu du même auteur, ou d'être un connaisseur de l'Himalaya.
  9. Page 535. Rappelons que Kim Stanley Robinson est l'auteur d'un livre sur les romans de Philip K. Dick (c'était même sa thèse de doctorat), parmi lesquels bien sûr le Maître du Haut-Château.