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Vous êtes ici : Quarante-Deux KWS Sommaire du nº 49 Haute-École – 3

Keep Watching the Skies! nº 49, juillet 2004

Sylvie Denis : Haute-École

roman de Fantasy ~ chroniqué par Pascal J. Thomas

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Dramanorre vit à l'ombre du Palais royal. Et surtout, de la Haute-École qui lui est adossée, où sont formés les magiciens, colonne vertébrale autant du pouvoir que d'une bonne partie de la vie économique du pays. Car au Royaume extérieur les Chasseurs traquent jusque dans des villages les plus reculés les enfants doués de pouvoirs extraordinaires, pour les ramener dans le giron de leur institution, instrument de contrôle bien plus que d'éducation.

Maître de la Haute-École, Hérus Tork, cherche à assujettir le prince héritier Orhgon, les jours du vieux roi étant comptés. Mais dans toutes les couches de la société des hommes complotent contre l'absolutisme du pouvoir royal, voire pour la libération complète des “magiciens”.

Le roman construit son intrigue — pas forcément compliquée dans sa trame, touffue dans ses détails — autour d'une surabondante galerie de personnages. Se dégagent les figures d'Arik Renshaw, courtisan flamboyant et corrompu qui est, secrètement, magicien et personnage-clé du mouvement de résistance des magiciens ; Élisabeth de Siff, fille d'un officier de l'armée et elle aussi magicienne clandestine, et révoltée par le pouvoir royal ; et Germain Comsic, dramaturge timide et courrier occasionnel d'un mouvement révolutionnaire animé par Guy de Norrœke, grand bourgeois peu sensible aux problèmes des magiciens.

À cela il faut ajouter d'autres membres éminents du mouvement de résistance des magiciens, Madge la coordinatrice, Nathan et Zorr ; de jeunes magiciens recrutés de gré ou de force par la Haute-École, notamment Ian et Raoul ; un gardien du palais révolté, Sargh, et une actrice en vue, Violette Chimain.

De là découle la seule faiblesse du livre : il n'est pas assez long pour donner à chaque personnage l'espace de se développer vraiment (le méchant en chef, notamment, dont on aurait aimé mieux connaître les motivations) — ou le roman a simplement trop de personnages, qui ont du mal à assurer chacun leur rôle. On note quelques motifs répétitifs dans l'intrigue, comme celui de la trahison (au profit du pouvoir) commise par des jeunes gens au départ révoltés. Le parallèle permet sans doute une comparaison entre deux caractères finalement bien différents, l'un pétri de modestie et d'amour de la dissimulation, l'autre d'orgueil et d'égoïsme.

La plupart des habitués de la SF française sauront que Sylvie Denis gagne en général sa vie en travaillant dans l'enseignement secondaire. Que l'école, en général autant qu'en particulier, tienne un rôle de premier plan dans son roman n'aura rien pour surprendre ; mais l'éducation montre ici son visage le plus inquiétant. « Voyez-vous, si je peux faire cela — et bien d'autres choses encore —, c'est qu'aucune école ne m'a jamais châtré » déclare Arik Renshaw, et on peut le comprendre : il a devant lui le serviteur de Guy de Norrœke, doté de pouvoirs magiques, mais réduit en esclavage par la Haute-École. Et de Norrœeke, en bourgeois réformateur mais finalement conformiste, imagine que la discipline de la Haute-École est nécessaire pour empêcher les magiciens de devenir fous. Autodidacte génial, Arik Renshaw lui fournit un contre-exemplaire spectaculaire.

Qu'est-il donc advenu de l'éducation comme libération, comme réalisation du fantastique potentiel de l'esprit humain ? À mon avis, l'explication tient déjà dans le titre ; Haute-École renvoie beaucoup moins à la high school américaine (l'équivalent de notre lycée) qu'aux “grandes écoles” qui ont pour mission de former les élites françaises (une prophétie auto-réalisée, grâce aux réseaux d'influences désormais bien développés dont elles disposent). Lesquelles écoles prennent pour modèle l'École Polytechnique, aux racines militaires et bonapartistes : et la méticuleuse recherche de “talents” à laquelle se livrent les chasseurs de la Haute-École n'est pas sans rappeler le maillage — spontané — du système éducatif français par la désignation automatique des concours des “grandes écoles” comme critère de réussite complète. Le tout étant parfaitement organisé par une administration centralisée et hiérarchisée sur un modèle militaire — le grade et la promotion y prenant toujours le pas sur les fonctions —, parfaitement adaptée à la gestion d'un empire, qu'il soit napoléonien, colonial comme sous la Troisième République, ou plus modestement réduit aux frontières de notre exceptionnel hexagone comme aujourd'hui.

Si je me permets ces digressions historico-sociologiques, c'est que Haute-École passe beaucoup de temps — et avec bonheur — à décortiquer le fonctionnement politique, militaire et économique de son Royaume extérieur, dont les conditions de vie rappellent celles de nos xviie et xviiie siècles. Avec l'usage des magiciens pour substitut des machines qui ont permis de lancer la révolution industrielle.

On est donc en droit de se demander de quelle magie il s'agit ici ; rien qui invoque un pouvoir transcendant, rien qui mette en jeu l'âme même du magicien. En fait, remplacez le mot "magicien" par le mot "mutant", et vous vous installerez dans un univers qui ne déparerait pas dans la SF des années cinquante, disons Marion Zimmer Bradley pour le côté planète bucolique. Sauf que nous ne sommes pas sur une planète : plusieurs notations laissent à penser que la forme même du monde relève d'une autre Création que la nôtre, mais cette Création est-elle divine ou technologique ? Bien malin qui pourrait le dire. N'oubliez pas que les grandes tétralogies de Gene Wolfe (celle du Nouveau Soleil, ou Teur, et celle du Long Soleil), en dépit de leurs dieux, de leurs vampires et de leurs fantômes, sont situées dans un univers futur où la technologie oubliée a été peuplée par des extraterrestres aux pouvoirs surprenants, mais relevant d'une nature inconnue plutôt que du surnaturel.

Donc, même si le livre sera lu sans aucun problème comme de la Fantasy, voire même dans le style Fantasy féministe des années quatre-vingt — comparaison empruntée à André François Ruaud —, avec les bonnes dispositions d'esprit, on peut aussi lire Haute-École comme un roman de SF se déroulant dans un biotope artificiel, peuplé d'humains et de mutants. Mais je ne voudrais pas solliciter le texte, et quand l'intention de l'auteur est de produire de la SF à effet de Fantasy, il parsème en général son livre d'indices plus ou moins clairs qui permettront au lecteur d'étayer ses soupçons ; souvent, un des enjeux de l'intrigue sera justement la révélation des ressorts cachés, ou de la genèse, du monde où vivent les protagonistes. La fin de Haute-École nous livre son quotient de révélations, mais plutôt que de démystification, il faut parler d'apothéose. Plus précisément, de celle d'Arik Renshaw.

Renshaw est une figure mémorable. D'emblée, j'ai pensé à Lorenzaccio, acceptant de se vautrer dans la fange morale de la cour des Médicis, gagnant leur confiance pour arriver à accomplir une vengeance à longue échéance. Et finalement prisonnier de ce qu'il pensait n'être qu'un masque. Il y a bien d'autres lectures possibles de l'indépendance audacieuse d'Arik Renshaw. Le livre lui-même la met en parallèle avec l'homosexualité (celle de Renshaw, dans le roman, n'est qu'une rumeur, mais la description qui est faite du personnage colle bien avec l'image traditionnelle du brillant artiste homosexuel… et quelque peu narcissique. J'ai bien dit l'image : n'ayons pas trop d'illusions sur sa relation avec la réalité de la vie de la plupart des artistes brillants, ou de la plupart des homosexuels !).

Quoi qu'il en soit, les personnages jouisseurs et audacieux paient leur plaisir à crédit, en traites de souffrance indicible. Renshaw ne fait pas exception. Trahi, capturé, il est — au terme de bien des tribulations que je m'en voudrais de déflorer — percé de mille aiguilles de métal, fusionné avec un arbre, mort et ressuscité — mais il n'apparaît qu'à des moments choisis. Une vieille histoire bien connue, finalement, il me semble que cela fait presque deux mille ans qu'on l'a entendue, et non pas une, mais quatre fois — sans compter les aprocryphes. Bref, au-delà de ces réminiscences d'images choc, le rôle de Renshaw et la résolution du livre font, à mon sens, pencher la balance du côté de la Fantasy : le mouvement du monde expliqué par l'émotionnel plutôt que par le mécanique.

Il y aurait encore bien des cahiers de KWS à consacrer à ce roman, mais il a bien fallu que je laisse un peu de place aux copains — et j'espère que vous aurez compris que la lecture de ce livre s'impose. Une dernière remarque s'impose sur deux autres protagonistes, Élisabeth de Siff et Germain Comsic. Tous deux sont écrivains, la première pour elle-même — les chapitres la concernant directement sont présentés comme des extraits de son journal —, le second connaît un certain succès. Pourtant, Germain paraît nettement plus périphérique, une sorte de faire-valoir comique, avec ses fantasmes amoureux et son impression d'inutilité ; tandis qu'Élisabeth, qui connaît la vraie souffrance émotionnelle (mère morte, père souvent absent, sentiment de marginalité et d'abandon) va tenir un rôle beaucoup plus décisif dans le livre, et se verra associée au sort mystique d'Arik Renshaw. Son prénom lui-même [1] suggère l'importance que lui accorde l'auteur. Au point de la considérer comme un double littéraire de l'écrivain ? Périlleux parallèle ! Mais à garder à l'esprit.

Notes

[1]  Rappelez-vous "Élisabeth for ever", une des meilleures nouvelles de l'auteur que l'on retrouve par exemple dans Jardins virtuels.

››› Voir autre chronique du même livre dans KWS 49 & dans KWS 49.