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Vous êtes ici : Quarante-Deux KWS Sommaire du nº 47 Return to the Whorl

Keep Watching the Skies! nº 47, août 2003

Gene Wolfe : Return to the Whorl

roman de Science-Fiction ~ chroniqué par Pascal J. Thomas

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Return to the Whorl amène à sa conclusion la trilogie titrée the Book of the Short Sun [1], qui elle-même fait suite à la tétralogie du Long Soleil [2], dont le protagoniste était l'augure Silk. Au cours de cette première série, Silk accédait au titre de Caldé (chef suprême) de sa cité, Viron.

Viron se trouve dans le Whorl ("tourbillon", mais aussi phonétiquement proche de world), une arche stellaire partie depuis des générations dont l'équipage d'origine, chargé à l'intérieur du Mainframe, l'ordinateur de bord, s'est transformé en réincarnation du panthéon gréco-romain. Et est l'objet d'un culte, à force de sacrifices animaux et d'apparitions dans les Fenêtres Sacrées. Le Whorl présente nombre de pannes dues à l'âge et au manque d'entretien, mais il est en orbite dans un système solaire où se trouvent deux planètes habitables, Green et Blue, vers lesquels ses habitants émigrent à la fin du Livre du Long Soleil.

Désormais établi sur Blue, Horn a pris l'initiative d'écrire ce récit de la vie de Silk. Raison pour laquelle, sans doute, les notables de sa cité de New Viron l'envoient en quête d'une navette encore en état de fonctionnement pour rejoindre le Whorl et en ramener Silk, dont ils pensent qu'il est le seul à pouvoir leur ramener la paix civile. La mission de Horn est compliquée, et nous savons dès le début qu'il échouera — comme les titres respectifs l'indiquent, elle l'entraîne cependant en premier lieu dans des régions éloignées de sa propre planète, puis dans un deuxième volume sur Green, la planète d'origine des inhumi (des vampires extraterrestres, dirons-nous pour simplifier). Green, où il finira par trouver la mort.

Mais Horn se réincarne dans un autre corps, dont nous savons déjà qu'il présente avec Silk des ressemblances frappantes — car l'ordonnancement du récit est chez Wolfe tout sauf linéaire. En fait, dès l'ouverture du présent volume, il est clair que notre narrateur, Horn, habite désormais le corps qui était celui du Caldé Silk. Ce qui n'est sans créer quelque confusion chez les habitants de Viron (l'ancienne, sur le Whorl) à qui il explique patiemment qu'il recherche cet éminent personnage…

Le volume se partage à parts à peu près égales entre deux fils narratifs ; l'un d'entre eux, évoqué ci-dessus, relate les tribulations de Horn sur le Whorl (à la troisième personne — il ne s'agit plus du récit écrit par le protagoniste lui-même), tandis que l'autre, égrené un chapitre sur deux, conte les mésaventures de Horn/Silk, qui, revenu sur Blue comme “Rajan” de la cité de Gaon [3], est finalement sur le chemin du retour vers New Viron, mais doit se tirer d'un mauvais pas dans la ville de Dorp. Péripétie qui occupe la plus grande part de ce deuxième fil de la narration.

Dorp, dont les habitants portent des noms néerlandais et parlent avec une syntaxe vaguement inspirée de celle de l'allemand (les verbes sont systématiquement rejetés en fin de phrase), fait pendant à Blanko, la ville d'aspect italien qui tenait une place centrale dans le récit d'In Green's jungles. Dans les deux cas, Horn ne pourra se tirer d'affaire qu'en renversant un gouvernement ; tandis que dans le volume précédent il déployait ses qualités de stratège, dans celui-ci on le retrouve fin plaideur, et révolutionnaire de talent. Car la ville de Dorp est tombée au pouvoir de ses juges, qui ont progressivement élaboré un système judiciaire si rigide et compliqué qu'il leur accorde un arbitraire presque total. La charge satirique est presque trop facile à décoder ici, pour du Wolfe !

Mais c'est profondément distrayant. On ne peut pas en dire autant des passages situés sur le Whorl, qui souffrent parfois du poids des références à la tétralogie antérieure, que même le lecteur fidèle aura du mal à reconnecter, n'ayant pas la fabuleuse mémoire de Severian le Bourreau — on peut lire la trilogie du Short Sun, je suppose, sans avoir pris connaissance du Livre du Long Soleil, mais je ne le recommande vraiment pas. En revanche, c'est quand il retrouve les traces de Silk — qui sont peut-être les siennes propres — que Horn nous fournit des scènes marquantes, des scènes qui approchent la charge du mythe. Il y a bien entendu le doute permanent sur son identité, et les contorsions auxquelles se plient ses interlocuteurs — à peu près tous bien disposés envers lui — pour feindre d'accepter sa revendication de l'identité de “Horn”, alors qu'ils sont convaincus d'avoir Silk en face d'eux ; il y a les multiples considérations religieuses (et une scène d'eucharistie caractérisée — encore une, serais-je tenté de dire, tant la foi chrétienne de Wolfe s'est manifestée au sein de ses grandes séries [4], tant il est évident que l'Outsider est le Dieu de la Bible, pour lequel Saint Paul revendiquait la place du Dieu Inconnu des Grecs…) ; il y a enfin le parti pris plutôt rude de situer dans une obscurité plus ou moins complète nombre de scènes-clés. À cela on trouve bien entendu une explication cohérente avec la logique interne d'un roman de S.-F. : le long soleil central du Whorl est une vieille installation, qui a des ratés, des coupures de plus en plus longues. Mais c'est surtout une de ces contraintes auto-imposées qui permettent à un auteur de démontrer son ingéniosité littéraire. Plutôt que de se priver de l'une des cinq voyelles, il se prive ici de l'un des cinq sens, celui que nous tenons pour le plus évident et tend trop souvent à occulter les autres dans la description du monde. Le thème de la cécité est encore renforcé par l'introduction du personnage de Pig, un géant, ancien mercenaire, l'épée au côté, et privé d'yeux. Une autre de ces brutes paradoxales et attachantes dont Wolfe aime peupler ses livres — pensez à Auk dans la tétralogie du Long Soleil. Qui fournira par surcroît l'occasion d'un dilemme moral à Horn — enfin, on le comprendra si on lit le livre avec attention, comme toujours avec Wolfe ; les péripéties ne sont jamais livrées toutes cuites, on doit les reconstituer à partir des indications du texte, qui se promène malicieusement d'un sujet à un autre, et d'un moment à un autre.

Oui certes, interviendra ici le lecteur bougon, mais quand j'achète un livre, moi, j'apprécie qu'il soit relié, avec les pages dans l'ordre, et non pas remises au lecteur comme un paquet de feuilles volantes dans une pochette-surprise. Et, ajoutera peut-être le même râleur — ou un autre —, une fois les pages remises en ordre, ce livre se réduit finalement à une suite d'aventures picaresques telles qu'Edgar Rice Burroughs savait nous les livrer sans fioritures, dans les romans de Barsoom par exemple : bêtes à huit pattes et à défenses débordant des lèvres, multiples variantes sur la forme humaine (ou robotique), cités-États se distinguant chacune par leur système d'organisation et leurs coutumes pittoresques, voyage astral (comme le pratiquait John Carter, les bras tendus vers la Planète rouge, qu'il gagnait tout en laissant son corps inanimé en Virginie), monde intérieur éclairé par un feu central qui déforme la notion du temps (comme dans Pellucidar)… À ceci près, bien sûr, que Wolfe est aux antipodes de d'E.R. Burroughs en termes de style ; où ce dernier usait d'un vocabulaire limité agrémenté de quelques tournures précieuses, notre génial Gene ratisse les dictionnaires, et se donne une voix différente pour chaque personnage, et chaque narrateur. On a le droit de se lasser d'avoir à détortiller l'accent hyperécossais de Pig (« Dinna tell yer sae? ») des précautions oratoires de Horn (ou de Silk). Mais quand la narration est, en fin de volume, confiée à Hoof, fils de Horn, aux capacités intellectuelles plus modestes, on se lasse aussi, et vite, des phrases courtes et du pur factuel !

Parce que la S.-F. a évolué en un siècle, et sans avoir nécessairement pris connaissance de cent ans de production en la matière, le lecteur d'aujourd'hui bénéficie de cette évolution. Au point que le genre, blasé, peut tomber dans l'auto-pastiche, ou l'exploration des à-côtés de sa thématique (la prolifération des fictions situées dans une sorte de futur antérieur, roman historique fantastique, uchronie ou steampunk, constitue sans doute une de ces digressions thématiques). Wolfe corse l'exercice de lecture en ne donnant pas toutes les cartes, ou en ne laissant entrevoir les informations-clés qu'à des moments inattendus — mais soigneusement étudiés : pour répondre à une attente exacerbée, pour correspondre à un sentiment, au retour d'un personnage… Il travaille aussi l'arrière-plan de ses créations, en en dévoilant assez pour que le lecteur rompu aux codes de la S.-F. puisse reconstruire une explication techno-scientifique à l'apparent merveilleux du monde des hommes et des dieux du Whorl. Instinctivement, on accorde plus de valeur à ce qui coûte cher ; ainsi la difficulté artificielle que l'on éprouve à saisir les péripéties des romans de Wolfe en intensifie l'impact pour le lecteur, et restitue ainsi quelque chose du sense of wonder que l'on pouvait éprouver en lisant les œuvres d'ERB qui, tout lamentable qu'il fût en tant que styliste, a su insuffler à ses histoires la force du mythe.

Raison de plus, s'il en fallait, de lire sans faute — allais-je dire “religieusement” ? — les livres de Gene Wolfe.

Notes

[1] Les volumes précédents étant On Blue's waters (chroniqué dans KWS 39) et In Green's jungles (chroniqué dans KWS 44). Ces premières chroniques ne pouvaient être, en un certain sens, qu'un rapport préliminaire sur une œuvre qu'on ne pourrait appréhender qu'une fois les trois volumes parcourus. Ma mémoire me trahissant de plus en plus, je me rends compte que, finalement, il faudrait relire les deux premiers, et le troisième dans la foulée, pour commencer à pouvoir écrire quelque chose de sérieux. Le temps me manquant pour cet exercice, je ne vous propose — avec toutes mes excuses — qu'un rapport partiel de plus.

[2] Les volumes s'intitulant Côté nuit, Côté lac, Côté cité, etc.

[3] Cette brève période de sa vie est évoquée à la fin du premier volume de la trilogie.

[4] Le livre le plus évident à cet égard étant le Nouveau soleil de Teur, le “cinquième tome” de la tétralogie du Nouveau Soleil, dans lequel Severian se transforme en Messie. Les wolfologues maniaques — dont je suis, je le crains — noteront avec délices que Severian lui-même, non nommé mais parfaitement reconnaissable, fait une apparition à la fin de Return to the Whorl — Horn avait déjà effectué un bref sauf sur Urth lors du précédent volume de la trilogie.