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Vous êtes ici : Quarante-Deux KWS Sommaire du nº 44 In Green's jungles

Keep Watching the Skies! nº 44, août 2002

Gene Wolfe : In Green's jungles

roman de Science-Fiction inédit en français ~ chroniqué par Pascal J. Thomas

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Voici le deuxième volume [1] des pérégrinations de Horn en quête de Silk, le chef militaire et religieux qui était le protagoniste de la tétralogie du Long Soleil. Enfin, en principe, car Horn, depuis qu'il a quitté sa famille et traversé l'océan, a gagné et reperdu femme et enfants, et a connu suffisamment de conditions sociales pour remplir plusieurs vies. Que Wolfe se gardera bien de nous raconter dans l'ordre chronologique, naturellement. Résultat des courses, Horn a aussi perdu bien des illusions sur le but final de sa quête ; mais a gagné un fidèle compagnon qui n'est autre qu'Oreb, l'oiseau familier de Silk lui-même. Du coup, il y a encore plus de gens pour se méprendre sur son identité, et lui attribuer celle de Silk.

Tout cela va paraître bien compliqué, autant reprendre par le début, qui est, comme l'écrit Horn lui-même, a new beginning. Nous sommes toujours sur Blue, la planète majoritairement colonisée par les humains après leur départ en catastrophe du gigantesque vaisseau cylindrique qui était le monde du Long Soleil. Mais Horn a passé du temps sur Green, l'autre monde au Soleil Court — c'est-à-dire l'autre planète — dominé, lui, par les inhumi, sortes de vampires dont la présence sur Blue est aussi discrète, mais pas moins réelle, que dans le monde du Long Soleil. Les péripéties vécues par Horn sur Green n'ont rien eu d'agréable, mais nous n'en saurons jamais que des épisodes épars, au gré des réminiscences du narrateur, qui s'attache plutôt à relater les événements de chaque journée. Horn, redevenu une sorte de vagabond, se trouve à Blanko et dans ses environs au moment où la ville est menacée par les menées de Rigoglio, le “Duko” de Soldo, une cité voisine. Inclito, le chef de Blanko, prend Horn en amitié, le rebaptise Incanto — parce qu'il le croit sorcier —, et s'assure son aide, d'abord pour se débarrasser d'un espion dans sa famille elle-même, puis pour mener la bataille contre les armées du Duko.

Toutes tâches que Horn mène à bien, aidé par les étranges pouvoirs qu'il semble effectivement posséder. Notamment celui, quand il est en compagnie d'un inhumu, de transporter son entourage par l'esprit sur Green, peut-être seulement par le biais d'un rêve vécu en commun — mais avec un réalisme et des conséquences qu'on ne rencontre pas en général dans les songes. En fait, on dirait que Horn finit par se retrouver sur Green aussi souvent que les souvenirs des aventures qu'il y a connues affleurent à sa conscience.

Une nouvelle fois, Wolfe veut forcer le lecteur à lui vouer toute son attention, et a choisi les méandres d'une narration aux coupures surprenantes. Pas autant que dans Peace. Un peu, plutôt, comme dans Soldat des brumes ; même si Horn ne perd pas la mémoire chaque nuit, la forme du journal qu'il tient l'incite au mélange entre les notations à chaud, sur l'état des choses au moment où il prend la plume, et le récit plus posé des événements qui l'ont mené jusque-là. Sans compter les multiples incises, que ce soient les remarques sur des travaux d'artisan, sur ce travail de modeste ingénieur qu'est le travail d'officier, ou sur la nature humaine en général ; les retours sur Green ; ou les contes plus ou moins édifiants que s'échangent les membres de la famille d'Inclito. On se souviendra de l'usage qu'il avait fait de ce dernier procédé dans la tétralogie du Nouveau Soleil (dite de Teur, en français).

Si les habitants d'origine de Blue jouaient un grand rôle dans le premier volume, celui-ci tourne autour des inhumi. De nature reptilienne, ils se griment pour paraître humains, et arrivent à abuser la plupart des gens grâce à leurs pouvoirs de persuasion. Déjà, dans On Blue's waters, l'un d'entre eux était arrivé à se faire accepter par Horn comme un nouveau fils ; au moins deux des personnages importants d'In Green's jungles sont des inhuma, femelles, qui donnent de la séduction féminine une image particulièrement délétère. Il faut dire que Horn, comme Silk, est sensible aux tentations de la chair, et entretient à leur égard une attitude profondément ambiguë. En fin de compte, il n'arrive pas à tenir rigueur aux inhumae de leurs machinations, et nous en venons à les prendre en pitié ; car les inhumi ont tant développé leur instinct d'imitation que c'est devenu leur souhait le plus cher que de devenir vraiment les êtres qu'ils se contentent d'émuler. Influencé sans doute par la rafale de noms italiens que Wolfe attribue aux habitants de Blanko, Soldo, et environs, je ne peux m'empêcher de penser à Pinocchio, qui voulait lui aussi devenir un vrai petit garçon…

Nous retrouvons une thématique qui préoccupe Wolfe depuis au moins la Cinquième tête de Cerbère : on n'est pas qui on croit être. Thématique accentuée et compliquée par le problème de l'identité de Horn lui-même ; comme nous allons nous en rendre compte progressivement, le corps qu'il occupe n'est plus son corps d'origine, et non seulement des étrangers le prennent pour Silk, mais encore un de ses propres fils, Hide, qu'il retrouve par hasard, a le plus grand mal à l'accepter comme étant son père. Au rebours des résonances christiques de Silk : ne mangez pas, ceci n'est pas mon corps…

Bref, la réalité se dérobe sans cesse dans les replis du récit, et Wolfe prend un malin plaisir à faire du Wolfe, et peut-être à se regarder faire du Wolfe ; quel autre rôle attribuer à cette brève visite sur Teur effectuée par les personnages ? Reste, bien entendu, à lire le troisième volume pour une possible clé — mais ne vous attendez pas à la trouver où vous l'espériez. La tendance de l'auteur à revenir sur des procédés et des thèmes déjà bien explorés dans son œuvre peut être condamnée comme une obsession, comme une preuve de sénilité artistique ; et pourtant je ne me lasse jamais de le lire, et jamais In Green's jungles n'a cessé de me donner du plaisir. Wolfe se joue de nos attentes comme les inhumi se jouent de leurs proies. Et la plupart du temps, leurs proies, et nous lecteurs, proies de l'auteur, en redemandent.

Notes

[1]  Voir comptes rendus de lecture d'On Blue's waters et de Return to the Whorl