Keep Watching the Skies! nº 48, janvier 2004
André François Ruaud : Passés recomposés
anthologie de Science-Fiction et de Fantasy ~ chroniqué par Pascal J. Thomas
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Érigée en sous-genre, mariée avec la Fantasy par les bons offices du steampunk — une méprise, une plaisanterie prise au sérieux, et qui pourtant s'est révélée féconde dans la S.-F. française —, l'uchronie francophone a encore de beaux jours, hum… derrière elle. Et André François Ruaud nous offre un beau choix de textes dans le domaine, répartis à parts sensiblement égales entre uchronie — qui s'en tient à l'exploitation rationnelle d'un point de divergence historique plausible — et Fantasy uchronique, ou à cadre historique.
Époques de références de prédilection des auteurs français, à en juger par ce volume : l'Empire napoléonien, et la Première Guerre Mondiale — la deuxième étant devenu d'un commun, mais d'un commun… —, en y annexant la “Belle Époque” qui l'a précédée. Mais je devrais retirer l'adjectif "français", car le célèbre putschiste corse, dont on sait l'impact qu'il eut sur l'évolution politique de la péninsule outre-alpine, fournit le sujet du seul texte traduit du recueil, "la Rose blanche de Bonaparte", de l'auteur italien Franco Ricciardiello. Texte bien mené du point de vue dramatique, décevant pour l'amateur de divergence retorse de l'histoire : les armées françaises de 1796 s'y voient dotées d'une technologie aussi révolutionnaire qu'inexpliquée, pour ne pas dire gratuite. C'est utile aux détours de l'intrigue, mais ce serait délicat à justifier — et l'auteur, sagement, ne s'y essaie pas.
Marie-Pierre Najman, elle, se place dès son titre dans la Fantasy à cadre historique, celle que pratique Vonda McIntyre dans la Lune et le Roi-Soleil : "Comment Gaby délivra la Caroline avec l'aide du triton Garglogote" s'offre un raccourci spectaculaire entre le siège de Toulon et l'Égypte — anticipant ainsi sur la carrière de notre général corse — et ne lésine pas sur le bestiaire fantastique. Mais l'intérêt principal réside dans la personnalité de son protagoniste, chez qui la verve ne le cède en rien à l'esprit de décision. On regrettera un détail technique qui gâche un temps le plaisir, qu'un aérostat régulièrement qualifié de “montgolfière” soit gonflé… à l'hydrogène — anachronisme, et monstruosité technique, aussi inutiles au texte que probablement involontaires !
Dernier (anti)bonapartiste du lot, Ugo Bellagamba s'offre aussi le détour par l'Égypte, mais nous ne sommes plus surpris : le monde de "la Stratégie Alexandre" est le même que celui de "l'Apopis républicain", dont il constitue une suite éloignée (une génération a passé). L'originalité du cadre étant éventée, restent les péripéties d'un récit qui prône le recours à la sagesse des anciens ; une morale excusable pour un écrivain historien, exploitant une thématique historique. Mais qui manque de crédibilité quand on veut extrapoler aux trois dimensions de l'espace interplanétaire les chocs de fantassins opérant au ras du sol.
L'Égypte, décidément, on ne s'en lasse pas. Commis par la grâce de la chronologie à la lourde tâche d'ouvrir ce recueil, P.J.G. Mergey fait preuve à la fois d'une érudition historique pointue, portant sur une période peu exploitée par les écrivains d'uchronie — il a l'avantage indu d'être, lui, professionnel — et d'un humour remarquable. La destinée de l'Empire Romain, et donc de l'Occident tout entier, a visiblement été déviée quelques siècles avant le temps du récit, et nous ne le saurons qu'avec le mot de la fin, au terme d'une discussion lettrée et très politique, dans la plus pure tradition du whatdunit uchronique. Ce qui m'a touché droit au cœur dans ce texte — déformation professionnelle de ma part, je m'empresse de l'ajouter —, c'est que le récit, loin de suivre la forme de l'aventure, de l'enquête ou de la conversation, s'attache à restituer… une soutenance de thèse ! Pour une fois, vous me pardonnerez l'impardonnable, la critique qui explique l'œuvre par la vie de l'auteur : qu'il l'ait fait exprès ou non, les affres de notre P.J.G. [1] ont sûrement communiqué au texte quelque chose de son vécu, de sa texture. Avec une petite erreur d'observation : dans une vraie soutenance de thèse, tous les membres du jury posent au moins une question, destinée à faire croire qu'ils ont lu l'œuvre, un peu plus qu'en diagonale dans le train avant d'arriver sur le lieu de la cérémonie. Et, par contre, un détail criant de vérité — car tout un chacun sait que nos autres universitaires sommes des feignants de poivrots — : tout ce qui se dit d'important se dit, non pas lors de la présentation officielle, mais au cours du pot qui la suit.
Le steampunk à la française est excellemment remis en perspective dans la lucide et concise préface d'André François Ruaud. Jean-Jacques Girardot et Fabrice Méreste donnent le seul texte dans ce volume qui réponde aux stricts canons de ce micro-genre — illustré par exemple par le premier roman de Johan Héliot, ou l'Équilibre des paradoxes , de Michel Pagel — : situé au tournant des xixe et xxe siècles, il fleure bon les structures en poutrelles métalliques, les trains à vapeur, et les savants en redingote. En prime, ils nous injectent une dose de steampunk victorien, avec l'irruption d'un personnage anglais, tiré non de l'Histoire mais de la fiction ancienne, et pas de n'importe quelle plume : Conan Doyle, à tout prix. Une nouvelle aventure, donc, du Professeur Challenger, luttant contre des manigances qui me font penser à Tim Powers. Sans oublier l'arrière-plan politique. Réjouissant.
C'est à l'avant-plan que passe la politique dans "Pour l'exemple", de Jean-Baptiste Capdeboscq, dont les protagonistes, savants et intellectuels célèbres — à l'exception de la narratrice — se démènent pour empêcher la guerre qui menace. Le récit est parfois un peu trop didactique pour mon goût, mais réserve une surprise finale assez rusée — et fait preuve de l'érudition requise. Finalement, c'est Jean-Jacques Régnier qui signe mon préféré dans la série “Première Guerre Mondiale”. "Der des ders" est fondée sur une hypothèse uchronique astucieuse et qui sort des sentiers battus : la propulsion électrique prend le pas sur les moteurs à combustion interne durant les premières années du vingtième siècle. Surtout, le récit s'appuie sur des personnages vivants, avec un subtil mélange de compassion et d'ingratitude humaine, l'inquiétude du lendemain et le courage quotidien. De quoi s'impliquer dans ce qu'on lit, au-delà du jeu intellectuel qui est le lot commun des textes uchroniques.
Restent des textes inclassables — heureusement ! Le très étrange "Neurotwistin'", de Laurent Queyssi, où le seul aspect uchronique est une réécriture anachronique et cyberpunk de la série télévisée Chapeau melon et bottes de cuir (semble-t-il). Mais l'intérêt réside dans l'identité de l'auteur de cette réécriture, lui-même personnage de la nouvelle : il s'agit d'une grenouille à l'intelligence évoluée. Pas grand-chose à faire avec le thème de l'anthologie, mais on comprend pourquoi l'anthologiste n'a pas voulu s'en priver !
"La Vénus anatomique", de Xavier Mauméjean, met en scène trois personnages célèbres du xviiie siècle (Vaucanson, Fragonard, Casanova), qui travaillent avec le protagoniste à la réalisation d'un humain artificiel. Dans la grande tradition de la Fantasy uchronique, la vraisemblance scientifique cède le pas à l'invention cultivée. "Des Épluchures de politique", de Roland Fuentès, s'il a le mérite de l'humour et de références historiques originales (la défenestration de Prague), me frappe comme une uchronie à l'envers : à partir de prémices fort compliquées, il arrive à un changement historique dont les conséquences ne sont pas explorées. "Pour l'exemple" de Capdeboscq, souffre un peu du même défaut. Fuentès se rattrape par la Fantasy, et l'humour.
"Le Mausolée de chair", de Jonas Lenn, est un superbe “à la manière de” : on pense aux pulps des années 40, aux aventures exotiques mâtinées d'insondables malédictions indigènes. Le Mexique est le cadre, le personnage focal… Léon Trotski ! Sans que sa présence apporte beaucoup à l'intrigue, ou vice-versa. Mais le texte est réussi.
On ne peut pas en dire autant, hélas, de "Lupina Satanica" de Raphaël Colson, dont le seul argument uchronique semble avoir été « Et si le monde que la S.-F. française politique des années 70 nous présentait avait été réel ? ». Avec une dose de loups-garous en prime. Ne me demandez pas pourquoi. Ça me semble aussi raté que ses détracteurs disaient que la S.-F.F.P. l'était — alors que, souvent, elle ne méritait pas tant d'infamie.
Terminer mon article par cette énumération pourrait laisser croire que Passés recomposés est d'une qualité inégale. Exagération. À quelques exceptions près, les textes m'ont frappé par leur qualité littéraire, et je ne me suis presque jamais ennuyé en les lisant — par rapport à Rock stars, paru quelques mois avant chez le même éditeur, c'est le jour et la nuit. L'uchronie rationnelle, avec quatre textes, est nettement mise en minorité par la Fantasy historique (sept textes), mais je ne ferai pas la fine bouche : Mergey, Najman, Girardot/Méreste, Régnier, Lenn, m'ont donné de grands moments de lecture. Et d'autres plairont sans doute plus à d'autres lecteurs : tout le monde devrait trouver une raison de découvrir ce livre.
Vous me permettrez maintenant un de ces coups de gueule que me permet le format de KWS (et l'indulgence de son rédacteur en chef) : il s'adresse un peu à l'anthologiste, et beaucoup à l'éditeur, qui ne semblent pas avoir compris que l'emploi d'un logiciel de correction orthographique — fi donc — ne pouvait en aucun cas se substituer à une vraie relecture d'épreuves. Il est paradoxal que ce soit moi qui doive me gendarmer ainsi, quand on voit comment je maltraite la langue française — mais le paradoxe n'est qu'apparent : incapable de dominer la phonétique du français, je me rattrape à la seule chose à ma portée, la codification graphique, à laquelle j'attache une importance sans doute démesurée. Bref, ce recueil nous inflige une fréquence parfaitement inacceptable de fautes d'orthographe, du genre de celles que les logiciels laissent passer : confusion, par exemple, entre deux formes verbales homophones (infinitif et participe passé des verbes du premier groupe, le plus communément). Dans le cas d'un texte en particulier (et là, l'auteur a dû y mettre du sien ; il jouit d'une réputation bien établie en la matière, si je puis m'exprimer ainsi), la fréquence est d'une faute par page environ, ce qui devient carrément dérangeant pour la lecture. Son texte, un des meilleurs de l'anthologie, n'a pas mérité d'être défiguré à un point qui confine parfois à l'inintelligibilité (exemple : « Il était cependant très heureux de ne pas avoir vu le temps passé. » ; le personnage en question est, justement, un spécialiste du passé, et ne se réjouit nullement de ne pas l'avoir visité lui-même : il était momentanément distrait, et n'avait pas vu le temps passer, ce qui n'a bien entendu rien à voir !)
C'est bien de choisir des livres, de les doter d'une belle couverture avec une belle maquette — rien à redire sur ce point, c'est encore mieux de les faire distribuer pour les amener aux lecteurs — bravo à Nestiveqnen sur tous ces points — mais il manque encore quelques détails pour arriver à un produit professionnel de qualité — je ne parle pas de ce qui tombe des poches des colporteurs mutants de la planète Vup…
Notes
[1] Qui n'a pas, sous l'identité secrète sous laquelle il se dissimule dans la vie civile, encore subi lui-même le rite initiatique dont il met en scène une version décalée.