Keep Watching the Skies! nº 45, octobre 2002
Shariann Lewitt : Rebel sutra
roman de Science-Fiction inédit en français ~ chroniqué par Pascal J. Thomas
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Maya n'aurait peut-être jamais dû être colonisée. Avec son climat insupportablement froid, et son volcanisme débridé, elle ne peut guère abriter plus d'une ville, entourée d'une auréole agricole qui n'est exploitable qu'à force d'énergie géothermale. Pas étonnant qu'elle soit baptisée d'un nom qui signifie “illusion” (dans la tradition philosophique indienne).
Pire, la société de Maya est gravement inégalitaire. Les Changés, mutants aux capacités intellectuelles surdéveloppées, contrôlent l'unique centrale énergétique de la planète au travers d'une intelligence artificielle, l'Exchange, avec laquelle ils sont les seuls à pouvoir interagir. Ils vivent dans un Dôme isolé au sommet d'une montagne, tandis que la populace humaine s'entasse dans la cité de Babelion. Au pied de la montagne. Les métaphores géographiques sont brutales.
Le roman s'attache aux destins de trois rebelles : Arsen, le meneur trop tôt disparu d'un mouvement populaire de protestation contre les Changés ; Della, la Changée surdouée qui, contre toute attente, tombe amoureuse d'Arsen ; et Anselm, le fils issu de leur union interdite, qui devra bien reprendre le flambeau de la révolte. Sans compter les interludes injectés par la mystérieuse Auntie Suu-Suu, éminence grise des Tinkers, qui sont de curieux gitans de l'espace arrivés on ne sait comment sur la planète.
Rien n'est jamais comme il paraît, et les récits entrecroisés de Della, Anselm et Auntie Suu-Suu sont faits pour se critiquer mutuellement plus que pour se compléter — sans toutefois que les retournements de point de vue adoptent la radicalité de ceux que connaissait par exemple les Menhirs de glace, de Kim Stanley Robinson. En particulier, les motivations des personnages n'ont jamais la noblesse que leur prêtent ceux qui les entourent, et les différences entre rameaux de l'humanité, acceptées comme profondes et incontournables par les protagonistes, se révéleront beaucoup plus subtiles à l'usage.
Rebel sutra est sans doute un bon représentant de ce qu'on appelle parfois maintenant le planet opera : sur une planète lointaine, colonisée par les humains, se jouent des intrigues qui relèvent parfois autant du roman historique que de l'aventure futuriste. L'intrigue de base du livre est celle de maint roman de Fantasy : l'héritier injustement écarté du trône, ignorant sa royale naissance, vient reconquérir son héritage. Enfin, on le pense… Le livre est prenant, avec quelques touches d'originalité apportées par la présence sur Maya de la culture indienne, sa religion, sa cuisine… Original aussi la vision de la différence entre humains et mutants via la sexualité, les pulsions des Changés étant très réduites par rapport aux nôtres, pour des raisons génétiques. (Entendons-nous bien : de faire des intellectuels des frustrés de la sensualité n'a rien d'original, au contraire ; ici, les choses vont plus loin, puisque les Changés, ne ressentant pas autant de désir, ne sont justement pas frustrés, et c'est l'insistance sur cet aspect de la différence entre humains ordinaires et mutants qui est originale.)
Comme Science-Fiction, je suis déçu par certains points techniques de Rebel sutra : une bonne partie de l'intrigue repose sur le fait que la planète Maya exporte — comment, vers où, je vous le laisse découvrir — de l'énergie géothermique vers d'autres systèmes stellaires. Stockée dans des cellules solides qui sont chargées sur des vaisseaux spatiaux. Quand on pense aux quantités d'énergie qu'exigerait le vol interstellaire, on reste pantois. Soit, nous ne savons rien de la technologie utilisée pour le vol supraluminique, mais elle mettrait inévitablement en jeu des principes physiques révolutionnaires, qui ont une bonne chance de ridiculiser le wattage obtenu en vaporisant l'eau d'un lac sur une coulée de lave…
Pinaillage que cela, certes. Symptomatique toutefois des axiomes insuffisamment creusés qui sous-tendent le livre, du réemploi un peu facile d'images toutes faites tirées de notre présent ou de notre passé. Comme ces Tinkers avec leurs roulottes, comme ces descriptions, dans lesquelles l'auteur s'abîme avec délices, de recettes culinaires indiennes… Mais Lewitt sait trouver des formules fortes (comme l'accroche du livre : “I hated my second funeral, which is the only one I managed to attend. […] The next is going to be excellent”). Auxquelles il convient d'ajouter de bonnes descriptions psychologiques, comme celle de Iolo, leader d'un mouvement politique qui finit par n'exister que pour perpétuer sa propre existence — comme tant de structures humaines. Au total, un honorable roman.