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Vous êtes ici : Quarante-Deux KWS Sommaire du nº 45 éditorial

Keep Watching the Skies! nº 45, octobre 2002

Éditorial : aux frontières de la blanche

par Pascal J. Thomas

C'est probablement un hasard, ou le fruit d'une certaine mauvaise foi dans les choix rédactionnels de votre serviteur, mais ce numéro 45 de KWS présente une impressionnante proportion de chroniques consacrées à des ouvrages à la limite de la littérature générale, qu'ils soient venus d'un côté ou de l'autre de la barrière. Il y a des raisons anecdotiques : Éric Vial nous fait bénéficier, entre autres, tous ses papiers trop marginaux pour passer dans Galaxies, et dans le flot impétueux de ses lectures se glissent nombre d'ouvrages aux frontières du genre — il chronique aussi pour KWS, je vous rassure tout de suite, plein de livres qui sont beaucoup plus, disons, “cœur de cible”, et vous retrouverez une poignée de ces articles dans notre prochain numéro.

J'aime à croire toutefois que ce KWS reflète aussi — un peu — la réalité ambiante, ne serait-ce que parce que j'ai récemment chroniqué pour Bifrost un autre livre qui relève de ces chevauchements entre S.-F. et littérature ambiante, le Slynx, de Tatiana Tolstoï. Sans lien de parenté avec feu Léon, Tatiana est un auteur déjà en vue de la littérature russe actuelle. Le Slynx est une charge sur la vie politique et intellectuelle russe, appuyée par un monceau de citations poétiques ou drolatiques. Et tout cela se passe dans le cadre d'un futur revenu au passé, par le biais d'une vague catastrophe nucléaire — qui autorise aussi l'introduction de mutations qui rendent bien des personnages physiquement bestiaux. C'est de la SF-prétexte, comme sans doute dans les livres de d'Estienne d'Orves ou de Truffaut chroniqués par notre ami Vial dans ce numéro ; pourtant l'élément S.-F. n'y est pas négligeable, dans la mesure où notre genre préféré, attentif au devenir des sociétés — voir de la race humaine tout entière — autant qu'à celui des individus, ne peut se passer de position politique pour bâtir ses mondes.

S'il y a effectivement plus de littérateurs “blancs” qui investissent les figures de la S.-F. en ce moment, c'est peut-être parce que la satire et le désaccord se portent mal dans notre société à l'instant présent, et ne trouvent leur espace que dans le futur. Reste à voir si le mouvement va vraiment s'amplifier, et donner naissance à des hybrides nouveaux.

Certes, les auteurs guidés par leurs seules obsessions socio-politiques peuvent produire des allégories assez rebutantes — ce fut le cas au début des années 80 de Sédillot ou Robitaille, et c'est le cas de Michel Truffaut, si l'on en croit la réjouissante démolition que nous signe Éric Vial —, mais ils peuvent aussi introduire dans le jeu S.-F. des manières de faire originales. Pensez à l'Algarabie, l'uchronie de Jorge Semprun — auteur par ailleurs plutôt politique et autobiographique. Histoire de nous forcer, nous, les lecteurs de S.-F. depuis toujours, à englober dans le genre ce qui obéit à ses définitions formelles (conjecture rationnelle, situation spatiale ou temporelle dans l'inconnu, mais vraisemblable), plutôt que de se fier à ce qui en constitue le socle non-dit (parution dans certaines collections, codes de reconnaissance, structures empruntées au roman d'aventures…). Quitte, finalement, à expliciter le non-dit, et à recentrer la S.-F. sur l'acquis des pulps américains — en faisant naître une nouvelle subdivision du marché pour correspondre à sa — supposée — croissance.

Mais la S.-F. a déjà bien des fissures cachées, qui font sa diversité et son intérêt. Et il est des auteurs qui possèdent à fond ses codes et savent les détourner dans des buts bien proches de ceux de la littérature générale. C'est le cas chez Iain Banks et Jonathan Lethem, qui empruntent des fragments de mondes typiquement S.-F. pour mener à bien des portraits de personnages. Processus inverse, et résultat pas moins intéressant, car si la politique est dans ces deux exemples en retrait, et si le monde s'y fait dans un certaine mesure miroir du protagoniste, il ne se conforme jamais aux règles de l'allégorie ou du solipsisme. Ceux qui l'écrivent ayant touché du doigt la dureté de la science…