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Vous êtes ici : Quarante-Deux KWS Sommaire du nº 16 Aux confins de l'étrange

Keep Watching the Skies! nº 16, janvier 1996

Connie Willis : Aux confins de l'étrange

(Impossible things)

recueil de Science-Fiction ~ chroniqué par Pascal J. Thomas

 Détail bibliographique dans la base de données exliibris.

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L'humour de Connie Willis est bâti sur le rythme émietté de ses récits, qui se lisent comme on pourrait écouter trois conversations mélangées [1] ; et sur des jeux de mots qui peuvent être tout aussi agaçants.

On comprend donc que ce ne soit pas une mince affaire que de rendre de tels récits en français. Le traducteur de ce recueil, Jean-Pierre Pugi, s'est fendu de nombre de calembours pour un texte comme "Pogrom spatial" ("Spice Pogrom" dans l'original). Mais comment conserver le rythme de l'anglais ? Et sa restitution du sens des phrases est parfois, après vérification, approximative, et il faut avouer que certains défis ne peuvent pas être relevés.

Ainsi "Ado" est un texte plaisant qui relate les tentatives des censeurs d'un futur proche, rattrappé par notre réalité, pour faire interdire l'enseignement des œuvres de Shakespeare. Le minimum de connaissance de ses pièces nécessaire à la compréhension du texte peut sans risque être supposé d'un lecteur anglophone un tant soit peu éduqué ; ce sera beaucoup plus difficile pour le lecteur français, qui ne sera pas aidé par un titre qui n'évoque dans sa langue que l'adolescence ! Le mot anglais ado, aujourd'hui archaïque, réfère bien entendu à Much ado about nothing (Beaucoup de bruit pour rien — vous aurez au moins vu la version récemment filmée par Kenneth Branagh !). Et quand professeur et chef d'établissement remarquent qu'on ne pourra jamais faire admettre l'emploi du mot hoar (gelée blanche) dans les deux vers « There is a willow grows aslant a brook/That shows his hoar leaves in a glassy stream », il faut bien sûr entendre l'homonyme whore, qui signifie "putain". Pugi s'en tire piteusement en écrivant « ça ne passera jamais » (p. 163). Pour moi, ça ne passe pas : le sens est perdu…

Supposons que vous soyez prêts à braver la perte de signal inhérente à la traduction de Willis en français, qu'allez-vous trouver dans ce livre ?

Des mariages, potentiels, avortés, réalisés, ou en danger. Figure obligée de la comédie, les problèmes matrimoniaux jouent un rôle important dans l'œuvre d'un auteur qui reconnaît dans un de ses avant-propos sa dette envers Frank Capra — c'est au sujet de "Pogrom spatial", mais l'ambiance des films de Capra se retrouve aussi par exemple dans "Hasard", dont le personnage principal, sans doute mal mariée, imagine les autres chemins qu'aurait pu prendre sa vie. Willis est allée jusqu'à écrire une nouvelle entière fondée sur la comparaison entre les deux films “de Noël” de Capra, Miracle sur la 34e rue et la Vie est belle ("Miracle", publiée, naturellement, dans un numéro de décembre d'Isaac Asimov's science fiction magazine, et non inclue dans ce recueil).

Willis, qui est arrivée dans les conventions des années 70 avec ses souliers plats et ses jupes au genou, représente une sorte de revanche de la ménagère dans un genre longtemps exclusivement masculin qui ne s'est ouvert aux femmes que poussé par la vague du féminisme. Elle a un point de vue de femme, mais n'est pas féministe, elle prend bien soin de le préciser en présentant "Même sa Majesté", nouvelle désopilante en dépit de son avant-propos un peu pisse-vinaigre.

Comme la protagoniste de Futurs perdus de Lisa Tuttle, celle de "Hasard" revit les choix cruciaux de sa vie au travers du campus où elle était étudiante. Plusieurs des nouvelles du livre restituent avec beaucoup de vérité l'atmosphère des campus américains. On peut les regrouper par paires : "Hasard", "Temps mort" ont des intrigues sentimentales, toutes faites de mariages menacés par l'infidélité ; "Ado" et "À la fin du Crétacé" jettent un regard satirique sur la dégradation du contenu intellectuel des études due aux tocades du moment : censure bien-pensante dans "Ado", pédagogisme délirant dans son double. Willis fait remarquer dans un de ses avant-propos qu'elle a eu la déception de se voir rattrappée par les événements…

C'est de prospective sociale qu'il s'agit encore dans "le Dernier des Winnebago", qui se place dans un futur désolé où disparaissent à la fois les chiens et la liberté de mouvement. Comme dans les autres textes du recueil, des éléments disparates, voire baroques, sont mélangés, et protagoniste doit constamment partager son attention entre plusieurs sujets de préoccupation — et pourtant l'effet produit est dramatique et non comique, et l'histoire se lit comme un roman policier.

Si présent et futur semblent ne pas présenter beaucoup d'attrait pour Willis, le passé, qui ressurgit plus d'une fois dans ses récits (que le voyage dans le temps soit mis en jeu ou non), le fait souvent par le biais de ses époques les plus tragiques : la Peste Noire dans le Grand livre, et ici la guerre des tranchées ou le Blitz de Londres.

Décidément, le monde n'est pas un endroit bien gai où vivre ! Quant aux scientifiques, sortis de leurs salles de cours, ils sont encore plus ridicules que le commun des mortels ("Au Rialto"), et la science ne semble pas être d'un grand secours, secouée qu'elle est par des révisions déchirantes. Que ce soit la physique ou la linguistique.

On peut se demander au nom de quoi des textes comme "Au Rialto" — dans lequel un congrès de physique organisé à Hollywood prend la pagailleuse allure d'une convention de science fiction, et le principe d'incertitude amène finalement l'héroïne dans les bras du jeune premier —, ou encore "Conte d'hiver", ou "Hasard" relèvent de la science fiction. Mais ils en portent incontestablement l'empreinte, on peut s'attendre au détour d'une page à rencontrer le conjectural. Simplement, le basculement doit se situer quelques pages après la fin du texte. Réciproquement, des textes comme "Pogrom spatial" ou "Même sa Majesté", qui remplissent tous les critères du classement à l'intérieur du genre (ils sont situés dans une société future et différente), visent des centres d'intérêt bien éloignés de ceux de la SF habituelle.

Bien entendu, l'adoption d'un ton humoristique peut brouiller les cartes, imposer des stratégies inhabituelles, déjouer les grilles de lecture ; je doute en tout cas qu'un amateur de SF pure et dure puisse se reconnaître dans ce livre.

Mais force de constater que Willis a imposé sa voix — les fans ne lui ménagent pas leur approbation, et Asimov's science fiction ne manque jamais d'annoncer son nom en couverture — et mis en place, sous forme de nouvelles, une mutation discrète de la SF. La comédie de situation une fois prises les leçons de Heinlein et Sheckley, pourrait-on dire.

Si ce recueil ne contient pas de réussite aussi éclatante que "All my Darling Daughters" dans le premier, s'il efface certains motifs pittoresques (la religion, en particulier) il consacre la maturité d'un auteur. On peut détester. On peut aimer. On peut accepter, sourire, et se rendre compte qu'il vaut mieux le consommer en doses espacées.

Notes

[1] Ces interruptions perpétuelles se manifestent aussi dans son roman le Grand livre.