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Vous êtes ici : Quarante-Deux KWS Sommaire du nº 9 Mange-Monde

Keep Watching the Skies! nº 9, octobre 1994

Serge Brussolo : Mange-Monde

recueil de Science-Fiction ~ chroniqué par Pascal J. Thomas

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On est en droit, à la lecture des romans de Serge Brussolo, de se sentir pris à la gorge par l'absence de structure temporelle, par cette méthode de récit tout en renvois, en dérives et en vérités générales rejetées dans la nuit des temps — qui se traduisent par l'emploi massif du plus-que-parfait, du conditionnel, parfois passé et de l'imparfait [1]). Tout se passe comme si Brussolo refusait avec la dernière des énergies l'actualité de la narration, allant dans ce roman jusqu'à remplacer le récit de la journée de travail routinière de Marie, épouse du protagoniste Mathias, par la vision fantasmée qu'en a ce dernier lors du départ de sa conjointe (p. 60-66) ! Le plus ahurissant est que, quand Marie rentre le soir (p. 98-99), sa journée s'est déroulée dans ses grandes lignes somme le pressentait Mathias et on se contente de nous rapporter les péripéties supplémentaires qui se sont ajoutées au canevas déjà tissé.

Si une seule journée en vient à occuper trente pages d'un roman somme toute mince — les pages 159 à 220 du volume sont occupées par la reprise de trois anciennes nouvelles parues en anthologie, y compris le célèbre "Funnyway" —, c'est bien que l'essentiel du livre ne tient pas dans ce récit présent, mais dans ce que Mathias lui-même appelle ses “plongées en eau profonde”, souvenirs et fantasmes… Le lecteur qui, par force, suit le texte dans l'ordre dans lequel il est présenté, est comme un randonneur qui, amoureux de la ligne droite, traverserait un paysage accidenté en ne cessant de descendre dans de profonds canyons pour remonter sur de minces crêtes : le parcours reporté sur une carte n'est pas bien long et plus courte encore la somme des longueurs parcourues sur les crêtes ; mais l'essentiel du travail se situe dans les abîmes et c'est au fond des canyons que la végétation est la plus touffue. Avec ses retours sur les mêmes obsessions, le texte brussolien est comme un signal périodique aux fréquences entremêlées, que seul peut débrouiller l'analyse harmonique (de Fourier ou en ondelettes, selon le mode mathématique de votre choix). Corollaire, de minuscules fragments du signal peuvent suffire à en reconstituer l'essentiel. Ainsi cette phrase découverte au détour de la page 51 à propos du manque supposé de sensation du choc des gouttes de pluie éprouvé par les “bêtes à peau épaisse”, éléphants, rhinocéros, dinosaures des premiers âges : « une sorte d'infirmité due à la texture du cuir. Une infirmité ou un privilège mystérieux qui vous permettait de tenir à distance les données immédiates de la sensualité ? ». Voilà, il l'a dit lui-même : Brussolo tient à distance les données de la sensualité, il refuse le présent dans le récit comme il refuse — ou dépeint sous des couleurs terrifiantes — le contact physique avec le monde extérieur. Toutes les métamorphoses qui parsèment son œuvre, ou presque, peuvent se rattacher à cette frayeur de base, avec ici la terre qui s'effrite et la mer qui devient pâteuse, tandis que le crâne des nouveaux-nés perd de sa consistance.

Cela observé, il faut reconnaître que dans Mange-Monde, Brussolo fait un effort particulier de structuration : les chapitres sont numérotés à rebours et on se rend vite compte que, glissées entre les ponctuations du moment présent — qui ne suivent pas d'ailleurs la grille des chapitres —, les “plongées” de Mathias retracent chronologiquement la vie qui l'a mené à sa condition présente de sculpteurs d'îles de deuxième catégorie… Son travail ? Autre surprise de la part d'un auteur qui situe souvent ses œuvres dans un pays imprécis, ici, la référence française est omniprésente ! Les continents s'étant émiettés sous l'effet des bombes sismiques d'une guerre non spécifiée, Mathias retaille à la dynamite les îles qui subsistent pour leur donner la forme d'une carte de France (Corse non comprise, peut-on supposer !). Absurde, bien entendu, irrémédiablement absurde, en commençant par la catastrophe qui, tout en épargnant relativement “l'intérieur”, ronge des rivages français qui semblent correspondre avec les frontières du pays — comme si l'Alsace ou la Savoie étaient en bord de mer, et la France, comme l'Australie, constituait un continent en elle-même ; l'expression “le continent” apparaît d'ailleurs plusieurs fois. Mais de la part d'un écrivain de l'émotion ou — comme dans ce cas — du délire, on n'exige pas exactitude ni documentation.

L'ignorance est visible — volontaire ? — dans la présentation des tentatives de reproduction à l'échelle “nain de jardin” des caractéristiques du territoire perdu ; les propriétaires les plus cossus veulent que leur coin d'île reconfiguré soit aménagé en une ville-bonsaï ; mais le seul exemple de ville qui soit donné est Paris, tandis que d'autres lieux (Provence, Normandie) se voient réduits à une image purement rurale, glanée au détour de vacances ou de séries télévisées. Quand à la documentation, les seules sources de Brussolo semblent en l'occurrence avoir été les cartes Vidal-Lablache qui pendaient rituellement — et pendent encore peut-être — aux murs des classes primaires de la République Française, ces cartes qui portaient Corse ou Guadeloupe à proximité des côtes nationales et qui ont dû marquer son enfance comme celle de tant d'écoliers. L'image la plus frappante est celle de ces “biscuits Mange-Monde” vendus par des commerçants au patriotisme douteux, qui reproduisent la forme du territoire français et proposent aux quenottes des petits gourmands une répétition des ravages exercés par la mer sur les frontières. Les cartes de France elles-mêmes apparaissent brièvement dans le cours du roman, mais l'idéologie chauviniste et jacobine héritée, comme l'école publique, de la Troisième République est présente tout au long de l'œuvre ; on notera, en particulier les références fréquentes à la première guerre mondiale : Verdun ou ces monuments aux Morts qui firent la fortune de tant de sculpteurs auxquels se compare Mathias.

Au point de vue exclusivement toureiffelesque s'ajoute donc un florilège du centralisme uniformisateur : « Vous allez sculpter chaque atoll […] jusqu'à ce qu'il ait, à son échelle, l'aspect exact de ce qu'était jadis la France. […] C'est seulement à ce prix que nous sauvegarderons l'unité de la nation. C'est en uniformisant les contours que nous empêcherons le développement d'une mentalité insulaire qui aboutirait finalement à un processus de sécession ». Ces fortes paroles son prononcées p. 82 par un représentant du gouvernement. Mais la même idéologie est reproduite à l'échelon local par un maire : « les terres voisines sont toutes reconfigurées, on nous accuserait d'être de mauvais Français. La tradition, c'est sacré, il faut maintenir l'unité du pays. Si chacun se mettait à habiter n'importe quel rocher, ce serait l'anarchie, la fin de la France, l'indépendance » (p. 96).

Ce n'est sans doute pas un hasard que ce livre paraisse dans une période où dans le monde politique réel se reniflent les relents nauséabonds de la même idéologie, sous des noms comme “modèle français”, “égalité des citoyens” ou “renouveau des valeurs”, et avec des porte-drapeaux variés que J.-M. Le Pen, P. de Villiers ou J.-P. Chevènement. Mais Brussolo n'est pas homme à prendre position et les défenseurs de la reconfiguration des atolls sont vite présentés dans son livre comme de vieux ringards, combattus, tant par les écologistes — qui défendent la forme naturelle des atolls - que par les artistes d'avant-garde — qui voudraient des reconfigurations moins stéréotypées.

Bref, cette idéologie centralisatrice exacerbée n'était pour Brussolo qu'un moyen pour donner une importance exagérée à la création artistique — pensez que le livre met en scène le gouvernement d'un pays qui s'écroule littéralement, mais dont le premier souci semble être de consacrer ses ressources à l'École des Beaux-Arts qui formera des promotions d'artistes-reconfigurateurs d'atolls ! Comme dans le Syndrome du scaphandrier, la puissance publique s'intéresse de près à la création artistique, en valide sans cesse l'importance, mais le livre est tout entier vu par un créateur ballotté par les événements. Mathias connaît une sorte de tragédie personnelle, celle de se rendre compte que tout le succès qu'il a pu avoir n'est dû qu'au manque de goût de ses commanditaires, tandis que lui-même admire secrètement et impuissamment l'audace de ses collègues moins commerciaux.

Mange-Monde est toutefois moins intéressant que le Syndrome…, sans doute parce que la forme d'art inventée ici nous implique beaucoup moins dans l'acte lui-même de création — rappelons que le roman précédent tournait autour d'un sculpteur onirique qui ramenait des ectoplasmes d'un monde de rêves qui suivait de près les figures de la création romanesque. On sent aussi cet épuisement imaginatif dans les conflits familiaux de Mathias, avec une épouse refroidie et un fils demeuré : le trait est singulièrement forcé. Je ne recommanderais pas ce livre à un novice de Brussolo ; toutefois, en dépit de tout ce qui peut le rendre agaçant, Mange-Monde reste un roman intéressant, avec l'idée forte qui manque, par exemple, à Hurlemort — mais peu de surprises.

Notes

[1] Voir ma chronique sur Hurlemort dans KWS 8.