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Vous êtes ici : Quarante-Deux KWS Sommaire du nº 8 Hurlemort

Keep Watching the Skies! nº 8, juillet 1994

Serge Brussolo : Hurlemort, le dernier royaume

roman historique ~ chroniqué par Pascal J. Thomas

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Il y a quelque chose de paradoxal à lire un roman “historique” sous la plume de Serge Brussolo. Le pire n'est pas qu'il ne sache se plier aux exigences de réalisme associées à cet exercice — si on prend le texte à la lettre, il le fait — mais la littérature qu'il écrit est profondément hors du contexte temporel, comme j'espère le montrer ci-dessous.

Donc, dans une clairière de l'impénétrable forêt, veillé par un château décati, Hurlemort est un village moyenâgeux, pauvre et pétri de superstitions. Nous y suivons les heurs et malheurs de Céline, jeune fille qui est née marquée, c'est-à-dire que ses mains sont imprimées d'une ligne de vie en zigzag, qui rappelle aux habitants de l'endroit une faille qui serpente dans un vallon voisin. Si une marquée devait s'unir à un homme, prétend la tradition, le village entier serait immédiatement englouti dans la terre ouverte sous lui. Du coup, Céline est tenue à l'écart de la vie du village, et elle est libre de passer du temps avec le frère Médard, moine envoyé pour essayer de christianiser le village et les gens du château. Mais pas avec le châtelain, Gilles de Hurlemort, qui a disparu depuis deux ans ; seuls restent dans la bâtisse un écuyer, un maître d'armes et un trouvère.

Or il devient urgent de retrouver le châtelain, un village sans maître invitant l'intervention répressive de plus hautes autorités. Céline ira le chercher dans la forêt, mais n'y rencontrera que ses habitants cachés mais bien naturels. À son retour, le village tombe entre les mains d'un maître bien plus terrible…

Dès la première ligne, Brussolo est anachronique en évoquant un livre d'heures acheté à un colporteur — à ce qu'il me semble, ces derniers n'ont vu leur activité se développer que bien plus tard, et n'ont jamais fait commerce d'objets de grand prix. Bref, attendez-vous à un Moyen-Âge de bric et de broc, où se mélangent trouvères, inquisiteurs et croisades sans souci du contexte historique.

Mais si Brussolo se place hors du temps, ce n'est pas principalement à cause des libertés qu'il prend avec la documentation historique — on sait que la substance de ses livres tient souvent dans les dérapages permanents dans le délire, dans l'imagination débridée. Ils prennent ici la forme de réminiscences qui se traduisent grammaticalement par l'emploi permanent de l'imparfait de répétition ou du conditionnel, et d'adverbes comme souvent et parfois. Comme si un présent permanent et parallèle entourait l'action, un présent parallèle dans lequel se produiraient toutes les horreurs étonnantes qui n'arrivent jamais réellement aux personnages du livre.

Ce temps de l'imaginaire est, mince verni de réalisme oblige, introduit par des récits explicites ou implicites, dont les principaux fournisseurs sont le trouvère Lorel et la mère Méloir, toujours prompte à se faire mémoire et conscience du village — dans le sens le plus inquiétant et répressif possible. Ainsi raconte-t-elle une série d'histoires sur les marquées précédentes tout en restant toujours vague sur les dates — et pour cause : si elle a vécu tout ce qu'elle raconte, elle a dû faire preuve d'une longévité bien inhabituelle pour le Moyen-Âge. Cette imprécision se retrouve pour nombre d'anecdotes sur le passé du village, qui est ressorti par petits morceaux à toutes occasions. Une histoire en particulier force la crédulité : celle des enfants perdus qui auraient, au sein de la forêt, formé une communauté permanente, cachée du monde des adultes Oui, mais si on peut admettre que la communauté se renouvelle grâce à un flot continu d'enfants égarés lors d'incursions de pillards, qu'advient-il des vieux enfants ? Ne finiront-ils pas avec le temps par devenir adultes ? L'éventualité n'est jamais évoquée — l'histoire du royaume des enfants était trop belle pour être fanée par la lumière crue du passage des années.

Hurlemort (le roman) est donc hors du temps, comme Hurlemort (le village) est hors l'espace. Mais l'est-il vraiment ? La forêt qui l'entoure comme une barrière censément étanche, non contente d'abriter enfants, lépreux et charbonniers (ces derniers fournissant les scènes les plus fortes du livre, les plus débordantes de répugnance brussolienne), se transforme en passoire qui livre passage à des colporteurs et à divers envoyés du monde extérieur, dont les plus dangereux sont les moines inquisiteurs…

Durant la deuxième moitié du livre, les événements se bousculent, et le suspense reprend ses droits, ainsi que les coups de théâtre amplement préparés. Pourtant Brussolo refuse de donner au livre une vraie conclusion, la partie présentée comme épilogue n'en étant pas un ; elle pourrait au contraire fournir la matière d'un autre roman. Historique ou pas, celui-ci procurera aux amateurs de Brussolo tous les ingrédients qui leur ont fait aimer l'auteur ; pour les autres, je dirais que ce livre se situe dans une honnête moyenne, mais qu'il n'est pas à mon sens, exceptionnel, comme pouvait l'être le Syndrome du scaphandrier.