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Vous êtes ici : Quarante-Deux KWS Sommaire du nº 8 le Projet Nimbus

Keep Watching the Skies! nº 8, juillet 1994

Alexander Jablokov : le Projet Nimbus

(Nimbus)

roman de Science-Fiction ~ chroniqué par Pascal J. Thomas

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Texte chroniqué alors qu'il était encore inédit en français.

Peut-être Jablokov aurait-il dû naître de l'autre côté de l'Atlantique et trente ans plus tôt — ce qui lui aurait laissé la chance de devenir une étoile du Nouveau Roman. J'exagère : je connais peu de chose du Nouveau Roman ; mais je sais que dans son dernier livre, les objets tiennent la vedette, loin devant les personnages humains. On peut aussi se dire que c'est une conséquence de l'objectification de la société capitaliste, et dans cette perspective Jablokov prend bien le relais des livres de la jungle techno-capitaliste donnés par les cyberpunks. Mais, comme son collègue “humaniste” James Patrick Kelly, Jablokov pratique une écriture trop précieuse pour se glisser dans les rangs du Mouvement…

On trouvera peut-être que, à l'occasion de ces deux livres, je parle beaucoup d'un phénomène qui, après avoir enthousiasmé puis agacé beaucoup de bans, relève désormais d'une mode dépassée. C'est que les c-punks —leur nom, à l'égal d'une obscénité, doit désormais s'abréger dans la langue américaine châtiée — ont eu le mérite de focaliser un nouvel enthousiasme pour la S.-F. et de s'emparer de thèmes et de motifs porteurs. Ayant accompli leur œuvre, leur mouvement s'est maintenant décomposé et fournit un compost qui enrichit les nouvelles couches de la S.-F. Le même phénomène s'était produit pour la New wave, et il est intéressant d'en suivre les séquelles.

L'intrigue du Projet Nimbus est un objet trouvé littéraire — mais un objet trouvé déjà réclamé par une multitude de propriétaires putatifs qui se recrutent en rangs serrés parmi les auteurs de roman noir — autre référence obligée des cyberpunks, tiens donc — : retiré des affaires, un ancien “dur” se rend compte qu'on assassine ses compagnons d'armes de jadis [1]. Qui peut être le coupable ? L'un d'entre eux, quelqu'un qui les connaissait à l'époque, quelqu'un qui en veut à un membre du groupe sans savoir lequel, voire un vétéran du Groupe lui-même, et pourquoi pas le protagoniste, suggère de façon inquiétante un de ses vieux copains retrouvés…

Notre protagoniste vétéran se nommait Theo Bronkman à l'époque des Devolution Wars, quand il était actif avec The Group en Bessarabie (actuelle république de Moldavie). Il s'appelle désormais Peter Ambrose et a recyclé ses talents en manipulation de cerveaux dans un commerce lucratif : l'installation d'implants cérébraux pour les cadres aisés qui souhaitent se doter sans travail de nouveaux talents. Malgré son commerce en marge de la loi, il se tient tranquille et va être obligé, pour partir sur la piste du ou des assassins de ses anciens collègues, de réactiver ses contacts avec des personnages beaucoup plus clandestins et de payer leur aide par sa participation à un cambriolage informatique dans une entreprise terriblement bien protégée.

Le monde dans lequel évolue Ambrose/Bronkman n'a rien pour nous surprendre : mélange éprouvé d'organisation sociale calquée sur celle de notre présent et de technologie largement en avance, avec des “ralfies”, micro-robots qui redécorent les pièces en quelques heures sur requête de leur propriétaire, et l'intervention systématique dans la matière grise des professionnels spécialisés. Un exemple de cette pratique : le personnage de Helen Mennaura qui, rentrée chez elle est incapable de se souvenir du travail qu'elle effectue pendant la journée — sa schizophrénie a été soigneusement réglée par son employeur pour protéger ses secrets industriels. Son seul lien avec ses activités diurnes est un cahier-fétiche, aux allusions soigneusement dissimulées, et qu'elle ne peut comprendre consciemment.

Fétiches et talismans abondent dans le Projet Nimbus, au point que je les considère comme les éléments les plus intéressants du livre. Dès qu'il se rend compte qu'il va devoir retrouver ses anciens compagnons, Ambrose se met en quête d'une boîte dans laquelle il a conservé un souvenir matériel de chacun d'entre eux, objets symboliques de leur personnalité — après le vaudou de Comte Zéro, on se croirait dans une histoire d'envoûtement. Les objets n'ont pas meilleure mémoire que les gens dont le cerveau est constamment re-trafiqué ? C'est en tout cas ce que semble affirmer (p. 241) Hank, qui parle en termes lyriques des couches de sédiments géologiques, puis des automates : “things can grow, things can change from one thing to another, changing as much as a caterpillar does when turning into a butterfly…” Il faut savoir que Hank n'est peut-être pas la personne la plus objective du monde : il a échangé son corps humain contre celui d'une gigantesque usine automatisée désaffectée, dans les faubourgs de Chicago, et ne parle plus que par l'intermédiaire d'une multitude de servomécanismes périphériques. Mais le monde dans lequel vit Ambrose vit pour les objets ; ses amis font preuve d'une collectionnite encore plus calamiteuse que celle des fans de S.-F. — c'est dire —, comme ce membre du Groupe qui a transformé son appartement en musée d'histoire militaire, ou comme ce passionné de jazz qui passe ses heures de liberté à contrefaire des reliques (instruments, photos, enregistrements) d'une histoire parallèle du jazz, musique populaire des années 60 à 80. Ils ne sont en aucun cas des excentriques : au cours de ses pérégrinations dans Chicago, Ambrose passe par les installations d'une entreprise, Temporal Requisitions, Inc., qui fabrique le passé. Mais attention ! “Not the real past, which had, after all, made itself, but instead artifacts from countless alternate pasts, to order.”. Et ils ont beaucoup de clients. La promenade dans leur cour de stockage, encombrée de pièces automobiles, est surréaliste : “had they really mad Duesenberg in 1957 ? Who needed cylinders from à 1973 Crossley ? […] Was that, perhaps, a 1979 Studebaker Regent ?” À ces dates-là, ces marques-là sont hautement improbables, mais je n'exclus pas des références authentiques malicieusement glissées par Jablokov !

S'il charrie de bons fragments, le Projet Nimbus ne m'a pas entièrement plu. D'abord à cause du côté par trop convenu de son intrigue — de la S.-F., j'attends un peu plus de surprise, que diable ! —, ensuite parce que celle-ci est… nimbée d'une certaine nébulosité, tant en ce qui concerne le passé du Groupe en Moldavie, qui est pourtant sans cesse remis sur le tapis par bribes, qu'une ce qui concerne la conclusion de l'énigme. Les plages blanches dans le cerveau du protagoniste — inévitables, vues les manipulations que lui aussi a dû subir — doivent y être pour quelque chose, mais je ne crois pas que Jablokov ait rempli le contrat de l'auteur de romans policiers qui est de fournir à la fin du livre une explication complète et satisfaisante — si vous le lisez, demandez-vous, après l'avoir refermé : « Mais, et le premier meurtre ? ». Comme dans son premier roman, il se montre maître de la texture, mais texture ne suffit pas à faire texte.

Notes

[1] C'est exactement, par exemple, l'intrigue de départ de Watchmen, bande dessinée américaine justement célèbre.