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Vous êtes ici : Quarante-Deux KWS Sommaire du nº 8 l'Envol de Mars

Keep Watching the Skies! nº 8, juillet 1994

Greg Bear : l'Envol de Mars

(Moving Mars)

roman de Science-Fiction ~ chroniqué par Pascal J. Thomas

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Texte chroniqué alors qu'il était encore inédit en français.

Un critique (Lorris Murail ?) a fait remarque qu'il est bien peu de romans de Science-Fiction qui adoptent, ou puissent adopter pour titre le nom de leur protagoniste, qui puissent se conformer au modèle romanesque traditionnel de la biographie fictive, ou du moins du livre centré sur la destinée et les sentiments d'un individu.

Moving Mars est un titre aussi S.-F. que possible ; bien qu'on puisse lui supputer toutes sortes de significations figurées ou métaphoriques, il faut bel et bien le prendre au pied de la lettre, avec toute l'énormité cosmique que cela implique. Pourtant, le livre aurait pu s'appeler Casseia Majumdar sans commettre vis-à-vis de son contenu d'impardonnable trahison, tant le lien entre ses différents épisodes est fourni presque exclusivement par la personnalité de son personnage principal.

L'Envol de Mars a été présenté comme une sorte de suite à la Reine des anges. L'assertion est à la fois vraie et fausse ; les deus livres se situent bien dans la même histoire du futur, avec celui-ci prenant place essentiellement sur Mars et trente ans après son prédécesseur. Toutefois, ce sont les événements constituant l'ossature motrice du court roman Heads, autre ouvrage de la même histoire du futur, qui seront évoqués au cours de l'Envol de Mars, et importants pour l'action de celui-ci. Plus important encore, l'ambiance et les problèmes politiques martiens sont beaucoup plus proches de ceux de la société lunaire à l'époque de Heads que de ceux que la société terrienne du xxiie siècle : Mars, comme la Lune, est une société dans laquelle le gouvernement joue un rôle beaucoup moins important que les Binding Multiples (BM), sortes de croisement entre des familles étendues et des entreprises, qui exercent l'autorité de fait — et pourtant fonctionnent souvent comme des structures démocratiques. Le concept est très heinleinien mais poussé jusqu'à la caricature, et, comme Mickey Sandoval dans Heads découvrant que la politique honnie de ses pairs avait finalement, sinon du bon, du moins de l'utile, Casseia Majumdar, fervente militante libertarienne dans sa jeunesse étudiante, collaborera à la mise en place d'une structure étatique au niveau martien quelques années plus tard. Et devra assumer ses retournements, et nous faire comprendre pourquoi ils sont justifiés.

Mais prenons les choses par ordre. Nous découvrons Casseia quand, étudiante, elle prend part à un mouvement de protestation fort risqué contre les abus de pouvoir d'un gouvernement martien qui cherche à abolir les libertés des BM. L'enthousiasme révolutionnaire se révèle rétrospectivement inutile mais Casseia, amoureuse de Sean, leader charismatique de la révolte, garde de bonnes relations ave Charles Franklin, jeune étudiant en physique qui est visiblement tombé amoureux d'elle. Sans que leur relation aboutisse. Greg Bear joue dans un registre inhabituel pour lui, et pour la S.-F. en général, avec ces pages de roman sentimental.

L'étape suivante de la vie de Casseia est un stage diplomatique au service de sa “famille”, Majumdar, et son apprentissage du harcèlement sexuel — par un de ses supérieurs hiérarchiques dans celle-ci — ainsi que de la complexité culturelle et de la duplicité politique de la planète Terre : on retrouve dans ces pages l'univers de la Reine des anges — quoiqu'aucune scène ne soit située à Los Angeles. Les Martiens refusent dans leur immense majorité la thérapie mentale Qui est devenue la règle sur Terre, et Casseia et ses compatriotes jouent les observateurs, relativement proches de notre point de vue contemporain, dans le monde luxuriant et parfois ahurissant de la Terre hyper-développées : la présence de tels personnages est une tradition de la S.-F. si vieille qu'elle ressort des formes de l'utopie et du voyage extraordinaire…

De retour sur Mars, Casseia épouse Ilya, biologiste avec qui elle aura — par une chance extraordinaire — l'occasion d'une découverte spectaculaire sur la vie martienne préhistorique. La notoriété que lui apporte l'événement, et son expérience des relations interplanétaires, l'amènent naturellement à devenir l'assistante de Ti-Sandra, la maîtresse femme qui mène Erzyl, le BM de son mari, et se démène pour donner à Mars une assemblée constituante qui bâtisse un gouvernement plus efficace pour la planète, toujours soumise à des pressions de la part de la Terre. Et, tout en douceur, voilà Casseia vice-présidente de Mars !

Mais Charles Franklin a poursuivi, avec ses collègues, des recherches sur la nature même de la matière qui remettent en cause tout l'équilibre politique du Système solaire, et provoquent indirectement l'ouverture des hostilités entre la Terre et Mars, à coup de technologies de destruction stupéfiantes. La dernière partie du livre est la plus tendue, la plus émaillée de morts et de destruction, et aussi de merveilles scientifiques dans la grande tradition du space opera : le laboratoire de Charles se transforme comme par miracle en super-arme à la “Doc” Smith, planètes et satellites ne sont plus en sécurité sur leurs orbites.

On le voit, Bear ne s'embarrasse pas trop de vraisemblance : comment ne pas s'étonner que Casseia Majumdat partage la vie des deux scientifiques associés aux découvertes les plus spectaculaires de leur temps ! La réconciliation de la science et de la politique par le mariage, c'est arrivé dans le monde réel, mais rarement ; on ne peut pardonner à Bear que parce que Mars est un petit pays (cinq millions d'habitants). Néanmoins, ne soyons pas dupes ; l'incroyable accumulation d'épisodes significatifs dans la vie de Casseia la transforme en Marianne martienne, sorte de personnification de la planète, ou du moins d'une période de son histoire, et nous retrouvons là le sujet plus habituel de la S.-F.

Que penser, donc, du Mars que nous propose Bear ? Ses paysages sont moins bien rendus que ceux du Mars la rouge de Kim Stanley Robinson : moins de détail documentaire, moins de profondeur dans les panoramas. Par contre, Bear a introduit une dimension imaginaire, avec d'impressionnantes descriptions de la paléontologie martienne — qui restent accessoires par rapport à l'ensemble du roman.

On est là dans le droit fil d'une certaine tradition populaire de ls S.-F. : vive l'imagination, au diable les détails techniques trop gênants ! Les recherches physiques de Charles nous rappellent la science bricolée avec trois bouts de ficelle qui redessine l'univers de la Légion de l'espace de Jack Williamson. Pourtant, Gear dépasse cette innocence juvénile : il y a un prix faustien à payer pour les miracles de la science, et la quantum logic des ordinateurs de la dernière génération finit par prendre le visage de la magie, dans laquelle le sorcier, à la différence du savant détaché, doit s'investir dans son œuvre.

Quoique le livre soit bien dispersé, on peut affirmer que, comme pour Heads, son sujet principal est politique. Prenant pour point de départ une société anarcho-libérale à la mode heinleinienne, qui est imaginée avec un certain degré de subtilité, Bear plaide pour les structures gouvernementales, tant qu'elles restent démocratiques. Dommage que l'arrière-plan social ne soit pas aussi original que celui de la Reine des anges, et que son imagination politique reste en panne au milieu du gué. Les manœuvres diplomatiques et politiques de Casseia sont à mon goût moins amoureusement détaillées que les théories scientifiques de Charles. Et quand se réunit la constituante martienne, au xxiie siècle, elle se résout à conclure que la constitution des États-Unis demeure le meilleur modèle ! La durabilité de cet auguste document peut expliquer en partie l'adoration qu'elle suscite chez ses nationaux, adoration entretenue par le système scolaire américain, mais il faut bien reconnaître que la force de la constitution américaine réside surtout… dans son imprécision qui lui a permis de se couler dans ses systèmes politiques qui, dans la pratique, ont énormément changé au cours de l'histoire des U.S.A. [1].

Quand le roman bascule dans la guerre, il a le mérite de mettre l'accent sur les négociations et les conférences stratégiques plus que sur l'action ; et, curieusement, il nous ramène quelques années en arrière à la problématique de l'équilibre de la terreur qui nous préoccupait tant durant les années 80, quand la question à l'ordre du jour était celle de la course à l'armement nucléaire et spatial. Le problème de base est simple : si l'un des deux adversaires est sur le point de remporter un avantage décisif, l'autre se trouve acculé à la frappe préventive. Ou du moins, on a pu le croire, et c'est ici le moteur de l'action… et aucune réponse n'est finalement apportée à la question de la défiance mutuelle, la solution de Bear étant purement S.-F. — purement technologique et inapplicable à la situation qui fut la nôtre — et pourrait le redevenir ; enfin, espérons que non…

En fin de compte, Bear ne se permet des infidélités à la tradition la plus pure de la S.-F. américaine (E.E. Smith, Heinlein, Anderson) que pour y revenir. Il nous donne un livre à la fois décevant par sa trop grande dispersion, par son manque de nouveauté radicale au niveau du style ou des idées, et un roman éminemment lisible et captivant, sans doute plus que la Reine des anges, bien que ses moments les plus forts ne soient pas à la hauteur de ceux du livre précédent.

Notes

[1] Un exemple ? L'élection au suffrage universel du président des États-Unis ne date que du xixe siècle, et l'organisation des “primaires” du xxe.