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Vous êtes ici : Quarante-Deux KWS Sommaire du nº 8 le Crâne

Keep Watching the Skies! nº 8, juillet 1994

Philip K. Dick : le Crâne

recueil de Science-Fiction ~ chroniqué par Philippe Pastor

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Les nouvelles qui composent ce recueil ont été écrites dans les années 1952-53, des années charnière dans la jeunesse de Dick qui a décidé après sa rencontre avec Anthony Boucher de gagner sa vie en écrivant. Nouvelles importantes, qui figurent les premiers pas de l'écrivain dans la publication et reflètent non seulement son grand talent mais surtout les préoccupations qui ne le quitteront plus. Dans la première nouvelle "Aux confins de l'espace guette le Wub", Dick surprend déjà : le traitement réaliste de l'histoire, fidèle en tout point aux exigences de la revue Planet Stories où elle parut, est pris à contre-pied par un sinistre gag final d'un total humour noir, qu'on serait presque tenté de qualifier de “transgression du genre” si le genre lui-même n'était pas destiné — entre autres — à developper toutes formes de transgression. Le lecteur devinera sans doute le coup fourré, ce qui n'ôte en rien au mérite de l'idée, originale, pour l'époque.

La nouvelle "le Canon" reflète l'inquiétude du moment concernant la guerre atomique, et met en relief l'absurdité d'un comportement machinique non contrôlé par l'intelligence. Propos très moderne et qui préfigure en creux les futures interrogations angoissées de Dick sur les caractéristiques de la pensée humaine et son caractère artificiellement reproductible (un robot qui pense est-il un homme ? On serait tenté de répondre par l'affirmative, et les nouvelles de divers écrivains mettant en scène un humain découvrant à son grand désarroi qu'il n'est qu'un robot sont une excellente manière de le démontrer. Du Bal des schizos aux Androïdes rêvent-ils de moutons électriques ? Dick s'interrogera souvent sur la question). Cette nouvelle donne envie de relire "Foster, vous êtes mort !", un récit nettement plus pervers, d'une noirceur délectable. Elle date un peu, mais il importe d'essayer de la lire sous l'éclairage de l'époque qui lui rendra son originalité. La troisième, "le Crâne" aborde le thème du voyage temporel et des avanies qu'il peut entraîner dans une chaîne causale. En dire plus priverait le lecteur d'un grand plaisir.

L'histoire suivante, "Monsieur le vaisseau", fait preuve d'une plus grande ambition que les précédentes. Touchant à la fois au space opera et à la hard science — enfin, presque —, elle évoque des perspectives biomécaniques audacieuses pour l'époque : l'interface cerveau/machine. Une très bonne nouvelle de S.-F., qui renoue avec les thèmes de la guerre — qui n'en est cette fois que le point de départ — celui de la conscience au sens structurel du terme (son support et ses extensions), et celui de l'utopie ; il est heureux de constater que Dick savait parfois faire preuve d'optimisme.

"Le Joueur de pipeau vit tout au fond des bois" nous conte les déboires d'une troupe militaire établie sur un astéroïde forestier. Un étrange joueur de pipeau habitant dans les bois altère la personnalité des soldats qui le rencontrent. Le psychologue de la base mène l'enquête, qui le conduira peu à peu sous la voûte des arbres à la recherche du musicien… Une fois encore, il serait dommage d'en dire davantage. Dick aborde, plus franchement cette fois, le problème de la conscience dans ses rapports avec le réel — et, fait nouveau, avec elle-même. Une nouvelle mystérieuse, presque mystique, au léger parfum vancien.

"Le Monde qu'elle voulait" démarre dans le quotidien nocturne d'une ville de la côte ouest, où Larry Brewster se fait aborder dans son bar de prédilection par une jolie fille trop sûre d'elle. Le malaise grandit vite : la fille est folle. Elle prétend que cette Terre, qui n'en est qu'une parmi l'infinité des mondes parallèles, est la sienne, et que Larry, en tant qu'élément de cette Terre, est voué à satisfaire ses désirs. Une fois de plus, Dick aborde d'une manière surprenante le thème du caractère subjectif de réel, décrivant avec art un enchaînement d'événements qui peuvent jusqu'au dernier moment être interprétés d'une façon dichotomique. Un exercice intéressant qui laisse présager l'œuvre à venir, dont le Maître du haut château sera l'un des plus extraordinaires aboutissements

Enfin, la dernière nouvelle "Colonie", décrit la situation cauchemardesque — voire grand-guignolesque — d'une équipe de scientifiques débarqués sur une planète inconnue. Ils voient les objets qui les entourent se dupliquer ; leurs doubles devenant des créatures à la mortelle hostilité. Une situation de paranoïa totale est justifiée poussée jusqu'à son extrême logique.

Cependant, la palme du délire dickien revient sans conteste au premier texte de recueil. Cette transcription d'une conférence du maître engendre tout à la fois l'inquiétude, la perplexité, la réflexion et le rire. Dick évoque pêle-mêle Disneyland, la télévision, les mots, Dieu, Jésus, le réel qui n'est pas tout à fait ce qu'il a l'air d'être (nous vivons en fait en l'an 50 de l'ère chrétienne) ; tantôt amusé, tantôt tourmenté, tantôt roublard (il modifie des citations de penseurs antiques au gré de ses besoins), il explicite les questions sous-jacentes à son œuvre : “qu'est-ce que la réalité ?” et “qu'est-ce qui constitue un être humain authentique ?”. Ce texte du plus haut intérêt donne de Dick une image sans doute très proche de la réalité. On y voit l'homme avec ses faiblesses, sa duplicité, sa sincérité et son immense talent.

Le Crâne est un recueil précieux, qu'il faut avoir dans sa bibliothèque… avec si possible le reste de l'œuvre de Dick.