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Vous êtes ici : Quarante-Deux KWS Sommaire du nº 6 Ring of swords

Keep Watching the Skies! nº 6, janvier 1994

Eleanor Arnason : Ring of swords

roman de Science-Fiction inédit en français ~ chroniqué par Pascal J. Thomas

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Comme le reste de la Science-Fiction, le space opera, quand il est correctement fait, est un véhicule idéal pour la spéculation socio-politique. Eleanor Arnason n'est pas une nouvelle venue — elle avait déjà publié dans Orbit, série d'anthologies qui s'est arrêtée au début des années 80 —, et ne manque pas de talent — son roman précédent : a Woman of the iron people, avait remporté ex-aequo le James Tiptree Award. Ring of swords se situe deux siècles dans notre futur : quand l'humanité rencontre sa première espèce intelligente — et hostile. Ce sont des humanoïdes velus qui se distinguent surtout par leur organisation sociale : ils semblent tous être militaires et tous mâles. Terriens et Hwarhaths ne semblent pas faits pour s'entendre, malgré la connaissance mutuelle qu'ils ont du langage de leurs vis-à-vis. Ce ne sont pas en effet les interprètes qui manquent, et le roman tourne autour de l'un d'entre eux, humain capturé par les Hwarhaths et passé dans leur camp, au point d'être devenu l'amant d'Ettin Gwarha, un de leur chef les plus importants — dans un groupe exclusivement masculin, l'homosexualité est aussi naturelle qu'indispensable. Anna Perez, zoologue terrienne, se retrouve prise par hasard dans l'engrenage de négociations qui sont loin de s'engager sous le signe de la loyauté réciproque. Son point de vue est dominant au départ, mais peu à peu, le projecteur se déplace vers Sanders, dont la personnalité est aussi fascinante que réservée. Tout cela se déroule aux cours de deux séries de rencontres diplomatiques entrecoupées de complots et de trahisons — les militaires ne sachant pas se tenir tranquilles — ; mais les réminiscences prennent souvent le pas sur l'action à l'état pur. On ne s'ennuie pourtant pas — la vraie vedette du livre est la société Hwarhath. Décrite par touches successives, elle prend pour nous une vie étonnante, avec ses rituels collectifs (sport, théâtre) et ses accessoires matériels (mobiliers et vêtements). L'art dramatique, en particulier, est très important pour eux ; aucune unité militaire d'importance ne se déplace sans une sorte de troupe de théâtre aux armées, et le personnage secondaire le mieux décrit est sans doute le dramaturge Eh Matsehar.

Les sociétés de S.-F. les plus réalistes sont souvent celles qui empruntent beaucoup à des exemples tirés de la réalité, et j'avais parfois l'impression de me retrouver dans un film de Kurosawa ; de nombreux détails me [1] font penser au Japon médiéval : le théâtre divisé en plusieurs formes séparées par des barrières rigides — et dans les pièces pour hommes, les rôles de femmes sont, bien entendu, tenus par des hommes grimés — ; l'obligation morale faite aux mâles de se suicider (“taking the option”) en cas de déshonneur ; la faculté de parler en toute liberté quand on est ivre ; l'organisation en clans, et l'attention extrême portée au lignage — même si le Japon n'est pas le seul pays à avoir connu cela — ; jusqu'à leur appréciation très particulière de la poterie. Mais la culture Hwarhath se particularise surtout dans le domaine des relations entre les sexes. Vue du “périmètre” — c'est leur terme ! —, elle donne l'image d'un machisme exacerbé : les militaires refusent, par exemple, la présence de femmes au sein des négociateurs humains. Pour eux, disent-ils, femmes et enfants sont trop précieux, trop sacrés pour être admis sur le périmètre. À la différence de ce qui se passe dans bien des pays sur notre planète, ces grandes déclarations ne camouflent aucune exploitation, aucun emprisonnement des femmes. Bien au contraire : si les hommes sont les bras qui portent les épées (du cercle d'épées du titre), les femmes sont la tête. Elles vivent entre elles — l'homosexualité, là aussi, est de règle — et ont la haute main sur les affaires civiles et politiques de leur monde d'origine, voire même sur les affaires militaires et diplomatiques quand elles ont l'impression que les hommes gâchent le travail.

Quand Anna entre finalement en contact avec elles, elles s'en prennent violemment à la façon de vivre des humains : “Surely you understand how dangerous it is to have men in the house […] How can you let people capable of murder and rape live in your house day after day?” (p. 169). Bref, les femmes Hwarhath épousent un point de vue séparatiste qui fait figure d'asymptote des plus radicales des théories féministes. Mais le personnage le plus attachant du livre est peut-être Eh Matashar. Atteint dans sa jeunesse par une grave maladie, il n'a pas pu suivre un entraînement militaire normal et s'est vu contraint à l'écriture — ce ne sera pas le premier ! —, et a un point de vue aussi marginal que novateur sur son propre peuple. Sa marginalité est aussi sexuelle, puisqu'il éprouve des désirs pour les femmes, une perversion très sévèrement pourchassée chez les Hwarhath. Tandis que cet aspect de sa personnalité reste nécessairement submergé, il remet en question les conventions artistiques de sa culture, qui n'admet que les tragédies où le héros est pris dans un dilemme insoluble, qui doit s'achever par sa mort. Fasciné par le théâtre de Shakespeare, qu'il traduit en lui donnant une nouvelle morale qui puisse être goûtée par le public Hwarath, Eh Matsehar s'emploie aussi à créer ses propres pièces qui, surmontant les anciennes contraintes artistiques, indiquent aussi la voie d'un dépassement des anciennes contraintes de comportement social. C'est un tel dépassement qu'il fut qu'Anna et les négociateurs Hwarhath mettent au point. Ring of swords n'est sans doute pas un livre parfait. L'idée d'une société pratiquant le séparatisme des sexes n'est, non seulement, pas nouvelle, elle a déjà été employée par Arnasson dans son précédent roman ; on en vient à se demander en lisant les appendices — nombreux et pas franchement indispensables — quel est le niveau de sympathie de l'auteur pour ce type d'organisation. J'aurais aussi à redire au personnage de Nicholas Sanders, dissimulé d'un voile de secret qui devient peu vraisemblable quand il s'étend sur sa vie antérieure sur Terre : on pourrait penser, par exemple, que les barbouzes qui ont fouillé ses antécédents, auraient parfaitement pu nous dire s'il était homosexuel avant son contact avec les Hwarath, mais la question est curieusement laissée de côté.

Le talent d'Arnasson réside dans la façon dont les faits sociaux et individuels sont entrelacés et progressivement révélés. L'intérêt ne faiblit jamais au cours de cet excellent roman.

Notes

[1] Mais, je ne suis pas absolument certain. Il faudrait vraiment que Patrick Marcel lise ce livre !