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Vous êtes ici : Quarante-Deux KWS Sommaire du nº 6 éditorial

Keep Watching the Skies! nº 6, janvier 1994

Éditorial : encore des boîtes et peut-être des idées…

par Sylvie Denis

On l'aura peut-être deviné, je suis fascinée par les boîtes.

Rien ne m'aura plus ravie que de découvrir, au détour d'une rue bruxelloise, un magasin spécialisé dans les accessoires pour maquettes, maisons de poupées et autres dioramas, et dont la vitrine comportait, entre autres merveilles, la vitrine d'un parfumeur représentée au plus petit flacon près. J'aurais pu, sans mentir, rester plantée des heures devant cette vitrine, à regarder cette reproduction, ce monde dans le monde, cette boîte, cet univers.

La Science-Fiction aussi, aime les boîtes : les villes sous globe (dont Pascal J. Thomas parle quelque part dans ce numéro), les habitats artificiels, les arches stellaires, les mondes clos, les planètes isolées, les micro-univers. Que dans Jurassic Park les dinosaures soient installés dans une île, et non sous un dôme, me paraît être la plus grande faute de goût du film, pire que toutes les invraisemblances scientifiques et les faiblesses de scénario qu'on peut lui trouver.

Mais pourquoi, me dira-t-on, un tel intérêt ?

Parce qu'un texte a besoin d'une boîte, comme un tableau a besoin d'un cadre.

Parce que des boîtes que nous appelons “genre” existent. Elles dirigent les attentes des lecteurs, gouvernent en partie la création, divisent le paysage littéraire en tranches et donnent lieu aux batailles d'étiquettes que l'on sait.

Ainsi que le faisait remarquer Barry Malzberg dans un article paru dans le numéro de novembre de Amazing stories, la caractéristique la plus remarquable du texte de S.-F. est qu'il doit être clos [1].

Que ce soit dans son début ou sa fin, et parfois dans les deux, un texte S.-F. s'appuie sur des bases, des frontières — j'allais dire des limites… — : il a besoin d'être contenu par un système qui l'englobe, l'explique et le justifie.

Les exemples sont nombreux. Un de mes préférés, le classique Monde aveugle, de Daniel Galouye, est un texte parfaitement fermé : les personnages vivent dans un système de cavernes dont ils ne peuvent sortir. Enfermés depuis des générations, ils ont perdu l'usage de la vue. Il va de soi que le lecteur attend, pour la fin du récit, quelque chose : l'explication de l'enfermement de cette civilisation unique, qui en donnant la clé du monde, en fera un système parfaitement clos.

Fonctionnent ainsi tous les textes à chute ou une situation ne peut être dénouée que si l'on découvre la nature réelle de tel ou tel élément : un personnage : "le Prodige", de Theodore Sturgeon, où l'on comprend que le protagoniste est le seul humain doué de parole dans un univers de télépathes ; une situation : le monde lui-même : Croisière sans escale, de Brian Aldiss.

Le texte de littérature générale n'est pas clos. Ou plutôt : la “boîte” que constitue son univers coïncide suffisamment avec l'univers du lecteur pour que l'auteur n'aie pas à en prendre les frontières comme sujet, ni à en interroger la qualité et la nature. Son univers est aussi ouvert que l'est la réalité, et seules les idiosyncrasies de l'auteur lui servent de limites. Le problème des frontières du monde tel que le perçoivent les protagonistes du roman : un détail peu souligné, mais qui fait selon moi toute la différence entre la Science-Fiction et la littérature post-moderne.

Pour Barry Malzberg, cette différenciation se fait au détriment de la qualité : ce que nos “boîtes” donnent en identité à la S.-F., elles lui ôtent en substance. Elles privent à jamais la Science-Fiction de l'ambiguïté, du flou, du jeu du sens qui font les grandes œuvres.

Possible. Je ne sais.

Je crois, pour ma part, qu'un genre n'est pas intrinsèquement bon ou mauvais : il est ce qu'en font ceux qui l'écrivent.

Tous les textes de Science-Fiction ne sont pas de faciles histoires à chute. S'interroger, et tenter de répondre — même maladroitement — sur la nature du monde, vaut mieux que ne pas s'interroger du tout.

Et je n'aime pas le flou qui cache le vide, pas le brouillard qui dissimule l'absence de sens, pas l'hésitation qui n'est que le manque de courage.

Un texte a besoin d'une boîte, comme un tableau a besoin d'un cadre : parce que limiter, c'est définir et définir, c'est créer.

Mais, il y a boîtes et boîtes…

En février 90, Norman Spinrad, dans Isaac Asimov's science fiction magazine, s'interrogeait sur l'état étrange de l'édition américaine. Il expliquait que celle-ci était à ce point divisée en “boîtes” génériques “Fantasy” de diverses colorations, startrekkeries, best-seller, avant-garde, novelisations, romans pour prix littéraires, horreur, thriller, policiers… qu'il devenait quasiment impossible d'écrire un bête roman littéraire, sous peine de ne pas trouver d'éditeur possédant une telle catégorie dans son programme de parutions.

Il donne en exemple les Larmes d'Icare, un roman “inclassable” de Dan Simmons, une histoire d'astronaute qui n'est pas de la Science-Fiction, un “roman littéraire” au sujet trop inhabituel pour intéresser les éditeurs de littérature générale, bref un livre qui a fini par être publié en S.-F. à cause de la réputation que Simmons s'est taillée avec ses livres précédents.

Une question se pose alors : Dan Simmons a-t-il écrit, par hasard, un bon roman “tout court”, comme l'appelle Norman Spinrad, ou n'a-t-il fait qu'obéir à la loi des boîtes ? J'aurais tendance à pencher pour la deuxième solution. Il me semble que Dan Simmons est au contraire quelqu'un qui connaît son public et ses cibles, et qui n'a eu de cesse de produire un roman pour chaque cas : Horreur, Science-Fiction, thriller, littérature générale : dans le paysage actuel, la littérature dite “générale” n'est plus qu'un genre comme un autre, le dernier à croire et à se préoccuper de sa respectabilité.

On va me dire, je le sens, que c'est un peu trop simplifier les choses. On n'écrit pas que des livres qui vont remplir des cases. Certes. On écrit aussi des livres pour boucher des trous entre les cases. Ou pour en créer de nouvelles, dont l'originalité réside essentiellement dans le fait qu'elles opèrent le croisement magique entre deux — ou trois — boîtes qui existaient déjà. Et en ces temps pervertis, cette opération apparaît à certains quasi magique, et suffit à les épater.

Comme si l'originalité, de nos jours, consistait essentiellement à pratiquer le mélange. Comme si avoir une identité était d'abord être différent des autres, et non être soi.

Peut-on être soi en pratiquant la macédoine ? Je n'en ai pas la moindre idée. Je me contenterai de parler de deux exemples récents d'un mélange qui nous pendait au nez depuis fort longtemps : celui d'une Science-Fiction proche du cyberpunk et de la Fantasy.

Si, c'est possible ! La preuve [2] : dans "Dr. Luther's assistant", de Paul Mac Auley (paru dans Interzone, février 93), un paumé, Mike, rencontre, après diverses tribulations, le peuple des “Fairies”. Des fées, quoi, des elfes, comme dans le Seigneur des anneaux ! Sauf que les “fées” en question n'ont rien de magique : ce sont, à l'origine, des singes modifiés génétiquement. Certains d'entre eux ont été libérés par des humains opposés à l'utilisation à laquelle ils étaient réservés. Ils ont évolué, jusqu'à former l'embryon d'une nouvelle espèce que l'on devine mystérieusement supérieure à l'homme. Bref, ce sont des mutants.

Mais le mot “mutant” n'est pas utilisé. L'auteur a choisi d'appeler ses créatures des “fées”.

Pourquoi ?

Parce que le mot “mutant”, trop utilisé, s'est vidé de sa signification et de son pouvoir évocateur. Mais alors, pourquoi “fée”, plutôt qu'autre chose ? Pour insister sur le côté crédule du personnage principal ? Pour montrer sur quoi est basée sa mythologie personnelle ? Ou pour la faire partager au lecteur ?

La question reste posée et trouvera peut-être une réponse dans les autres nouvelles du cycle à laquelle appartient "Dr. Luther's assistant".

Il ne fait pas de doute que le texte de Paul Mac Auley soit de la Science-Fiction : il se situe dans un cadre explicitement extrapolatif et réaliste. Nous sommes dans le futur à moyen terme tel qu'il est souvent décrit par l'école “réaliste” d'Interzone : sinistre, sordide, déglingué, inhumain : du cyberpunk qui a rencontré Mme Tatcher.

Point n'est le cas avec Mike Resnik, dans "Cold iron", paru dans le numéro de novembre d'Isaac Asimov's SFM. Dans "Cold iron", Jane a été enlevée à ses parents, elle travaille dans une usine de dragons, parmi des trolls, des elfes et tout un assortiment de créatures du petit peuple. Mais le pays a pour ainsi dire perdu son âme : les dragons sont des monstres cybernétiques, l'usine fait penser à Dickens plus qu'aux sept nains, et les elfes sont les maîtres cyniques et brutaux d'un monde engagé dans une guerre éternelle. Le mélange est pour le moins détonnant et les critiques semblent indiquer que the Iron dragon's daughter, le roman qu'ouvre "Cold iron", est une réussite.

Est-ce de la Science-Fiction ? Est-ce de la Fantasy ? La novella ne permet pas de décider : on ne semble pas se situer dans une continuité historique, mais plutôt dans un univers parallèle, où les elfes auraient possédé, à la fois, technologie et magie. Et c'est encore une fois une histoire de boîte. L'important n'est pas que les elfes possèdent des ordinateurs et des lasers ; l'important est le contexte dans lequel l'histoire se déroule. On ne peut toutefois s'empêcher de remarquer que dès qu'on introduit une réflexion sur la technologie et sur la société dans un décor de Fantasy classique, on obtient le même genre de réflexion que dans les meilleurs textes de S.-F. : qu'en est-il du monde ? Quelles en sont les frontières ? Pourquoi devons-nous y vivre et y souffrir ? Ca donne à penser, non ?

Par exemple, que lorsqu'auront été explorées toutes les boîtes et toutes leurs combinaisons diverses, on pourra revenir à la liberté qui présida à l'œuvre de Shakespeare : lui aussi mélangeait tout, mais il avait des excuses : on n'avait pas encore inventé — ou si peu — ni le roman, ni la critique, ni le marketing.

Notes

[1] Dont il faut également lire dans Science fiction age de novembre "the Passage of the light" qui, plus qu'une nouvelle, est une passionnante interrogation d'un écrivain sur sa carrière.

[2] On a aussi, dans un registre et avec des intentions similaires, si on en croit les critiques, car je ne l'ai pas encore lu : a Plague of angels de Sheri S. Tipper.