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Vous êtes ici : Quarante-Deux KWS Sommaire du nº 6 Manhattan transfert

Keep Watching the Skies! nº 6, janvier 1994

John E. Stith : Manhattan transfert

(Manhattan transfer)

roman de Science-Fiction ~ chroniqué par Pascal J. Thomas

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Texte chroniqué alors qu'il était encore inédit en français.

Malgré son titre emprunté à la littérature générale, le roman de Stith est l'illustration quasiment académique d'une des principales méthodes de construction des œuvres de S.-F. : What if ? Et si ? Et avec des si, on mettrait Manhattan en bouteille… C'est à peu près l'opération à laquelle se livre un gigantesque vaisseau spatial extra-terrestre, armé de lasers qui découpent l'île jusqu'à une profondeur appropriée, avant de l'emporter, ficelée comme un paquet cadeau, à l'emballage de métal ultra-résistant (pour le bas) et d'un matériau aussi indestructible que transparent (pour le haut). Et Stith de suivre toutes les conséquences de l'événement, avec l'obstination d'un ingénieur des Ponts & Chaussées : que va-t-il se passer pour les ponts ? Pour les hélicoptères qui font la navette avec les aéroports ? Pour les tunnels du métro ? Et ainsi de suite ; les premiers chapitres sont traités comme un roman-catastrophe [1], avec l'introduction d'une foule de personnages vivant chacun une péripétie du chaos global, et mourant plus qu'à leur tour.

Et puis apparaît la voiture du métro où, par une coïncidence commode, se trouvent trois des personnages qui joueront un rôle significatif dans la suite des événements, et parmi eux Matt Sheehan, militaire courageux et homme d'action, prêt en toutes circonstances à garder son calme et à organiser les efforts de ses prochains. Sheehan se retrouvera bientôt au centre du pouvoir (la mairie de New York) et conduira un petit commando d'hommes — et de femmes — décidés et triés sur le volet qui iront jusqu'au bout de l'énigme que représente le vaisseau qui a capturé leur cité, et qui sauveront la race humaine de la destruction totale.

Vaste programme. Il sera, bien entendu appliqué à l'aide de bouts de ficelle judicieusement mis bout à bout, de logique et d'esprit scientifique. Peut-être faudrait-il dire deux mots de l'équipe réunie par Matt : Rudy, un de ses meilleurs amis, ancien subordonné dans l'armée, devenu ingénieur — en bâtiment, semble-t-il — au service de la municipalité ; Abby, traductrice à l'ONU mais aussi linguiste de génie ; Bobby Joe, sorcier juvénile (vingt-cinq ans) de l'informatique et nerd doté d'une forme d'humour insupportable pour ses compagnons. Leur première tâche sera de creuser un tunnel pour communiquer avec les autres cités sous globes, regroupées dans les entrailles du vaisseau géant en une sorte de zoo interplanétaire — Rudy se rendra bien utile à cette occasion — ; puis d'établir le contact avec l'équipage du vaisseau — et là, la linguiste servira à communiquer avec les extra-terrestres, quoique les pictogrammes décrits paraissent la plupart du temps à la portée de tout un chacun. Quant à Bobby Joe, il jouera le rôle du scientifique à tout faire. Dix mille romans d'aventures ont utilisé ce genre de structure du groupe héroïque, avec sa répartition entre muscles et cerveaux, en prêtant régulièrement une invraisemblable variété d'aptitudes à leurs personnages. On pourrait faire remarquer que ce panachage des groupes humains remonte à une époque beaucoup plus reculée — les seules notes contemporaines ici étant l'accès de l'informatique au trône de la Reine des Sciences, et la présence, affirmative action oblige, d'une femme dans le groupe. Mais je crois que John E. Stith, qui fait aussi une fixation sur l'Empire State Building, a aussi trop lu de Doc Savage ! D'ailleurs, s'il ne vivait pas dans la S.-F. des années 30, il se serait rendu compte que Los Angelès est devenue la capitale du monde, télé oblige.

Même s'il ne faisait pas ainsi œuvre très originale — on pense au cycle des Villes nomades de James Blish, pour la couverture, mais aussi à la Ville sous globe d'Edmond Hamilton (1951) —, Stith était parti sur une très belle idée : comment ferait l'île de Manhattan, elle qui ne vit que grâce à ses constants échanges avec l'extérieur (avec sa banlieue, quotidiennement ; avec le pays environnant, pour l'eau, l'électricité, l'alimentation ; avec les U.S.A. tout entiers pour les services qu'elle fournit, fonction de direction ou de distraction ; et finalement, avec le monde entier, même si la nouvelle mecque des immigrants a déménagé en Californie du Sud) pour survivre coupée de tout, sauf des services de base fournis par ses geôliers. Mais il dérive assez vite de l'histoire de la ville sur celle des aventures du commando de Matt Sheehan. Dommage, car il avait amorcé des pistes intéressantes (par exemple, les extra-terrestres fournissent aux New-Yorkais un approvisionnement illimité de nourriture sous forme de granulés, certes adaptés aux besoins physiologiques humains, mais gastronomiquement dégoûtants). Et très bientôt, toutes les substances addictives viendront à manquer : héroïne, café, tabac, alcool, chocolat

On sent l'auteur plus à son aise dans les séquences d'action, qui ne manquent pas…. de même que tous les médicaments. Stith le mentionne, mais ne restera pas assez longtemps avec Manhattan pour en tirer des conséquences substantielles. Après quelques notations intéressantes mais frustrantes, il se contente de développer un seul fait social dans le Manhattan isolé : la montée d'un culte qui interprète la capture de l'île comme un acte de Dieu lui-même.

On sent l'auteur plus à son aise dans les séquences d'action, qui ne manquent pas. Il commet parfois des séquences un peu ridicules, comme p. 322, après une discussion technique sur la vitesse des projectiles à la sortie des canons : “if we're going to reach where we're going anytime soon, we'll be travelling at millions of kilometers per second”. C'est moi qui souligne, étonné, car le vaisseau en question se déplace à des vitesses inférieures à celle de la lumière — qui est de trois cent mille kilomètres par seconde. Pour un auteur qui est censé “play the game the hard way by sticking to the rules” d'après l'éloge de couverture dû à Dan Simmons, ça la fout mal ! Je le soupçonne aussi de se laisser parfois aller à fabriquer ses merveilles scientifiques en fonction de l'effet dramatique qu'il veut obtenir. Par exemple, le dôme transparent qui recouvre les cités capturées est imperméable aux ondes radio, mais pas la paroi souterraine. Ah ! Cela présente l'avantage de compliquer les communications, et d'obliger Sheehan, en mission, à attendre avant de donner son rapport — il faut bien un peu de suspense. C'est d'autant plus gênant qu'il me semble que ces restrictions à la communication sont oubliées par la suite… Autre illogisme, énorme celui-là : on se demande à un moment s'il ne serait pas possible de se servir d'une arme nucléaire dans l'espace, et on lance un appel à la population de Manhattan pour lui demander si, par hasard, elle n'aurait pas laissé traîner quelque part une ogive en état de marche… alors que le vaisseau spatial qui porte la ville n'a pas quitté les parages de la Terre et qu'il aurait été parfaitement possible de lui demander tout l'attirail nucléaire que l'on veut, car on est en 2012 et Stith — c'est prudent — n'a pas inclus dans son schéma d'évolution de notre planète un désarmement total. Malgré quelques explications peu convaincantes avancées par l'auteur (un de ses personnages s'apercevant tout de même qu'il y a quelque chose qui cloche dans cette idée d'aller chercher des bombes à Manhattan, dont le principal lien avec l'armement nucléaire fut le nom du Project), il est clair que le seul but est de se limiter à Manhattan pour faire le panégyrique de ses habitants : totalement ignorants des vraies données de la situation, ils inonderont le standard téléphonique de la Mairie de suggestions naïves qui, en fin de compte, donneront aux vrais hommes d'action les idées nécessaires. On fait difficilement plus populiste.

Bref, Stith se laisse emporter par les sentiments. Dans le feu de l'action, il sacrifie allégrement une tripotée d'E-T's amis, mais commente abondamment la mort héroïque d'un seul personnage humain — particulièrement peu sympathique au demeurant, mais rendons à Stith le mérite de l'avoir doté de vrais sentiments et d'une personnalité — ; il ne remet jamais en cause l'idéologie de Sheehan (en gros, il faut y aller, quels que soient les risques). Ce qui, malgré les qualités de distraction et d'ingéniosité du roman, et ses touches de remises à jour par rapport à la S.-F. classique (une pincée de préoccupation écologiques), le rend plutôt indigeste à mon goût.

Notes

[1] Ou un bouquin de Lapierre et Collins.

››› Voir autre chronique du même livre dans KWS 24-25.