Keep Watching the Skies! nº 6, janvier 1994
Howard Waldrop : Howard who? ~ Night of the cooters ~ Strange monsters of the recent past
recueils de Science-Fiction partiellement inédits en français ~ chroniqué par Pascal J. Thomas
→ Détail bibliographique du sous-ensemble Ces chers vieux monstres dans la base de données exliibris.
Ceux d'entre nous à qui il arrive de rater un numéro d'Omni ou de Playboy, et qui sont trop paresseux pour acheter ce qui sort chez les excellents petits éditeurs américains, ont bien de la chance d'avoir Ace Books pour mettre à notre disposition les œuvres d'un des plus grands originaux de la S.-F. — une fois qu'on a goûté à Waldrop, on ne peut plus s'en passer. Il a une manière unique, et une matière sans cesse renouvelée ; mais sa singularité le rend apparemment difficile à vendre, et ceux qui le lisent ne sont pas tous frappés par son talent — ou, pas tout de suite. "French scenes", parue dans Night ot the cooters [NC] reflète de façon frappante son approche de la S.-F. Dans le futur proche, les films sont confectionnés sans acteur vivant, entièrement sur ordinateur, à partir de quelques vues de personnages réels, ou d'acteurs connus du passé — on voit déjà comment Waldrop transforme un futur en passé déformé. Un metteur en scène quelque peu excentrique entre en conflit avec sa direction, et s'enferme dans le studio pour terminer la réalisation (c'est-à-dire le montage) d'un projet qui utilise les acteurs de la Nouvelle Vague française des années 60. Mais les personnages lui échappent…
Oserai-je un adjectif galvaudé ? Waldrop était post-moderne avant que ce soit à la mode, et comme son protagoniste cinéaste/colleur, il va chercher les images les plus disparates pour en tirer des effets nouveaux et incongrus. Et ses sources puisent souvent à un incroyable melting-pot de culture populaire américaine, allant des westerns au rock'n'roll en passant par les comics et la pêche à la ligne. Un de ses procédés préférés — au bout de trente textes, on discerne quand même quelques constantes — consiste à mettre en scène, en général dans un monde surprenant, des personnages déjà connus, quoique pas forcément très célèbres. Par exemple, il explique longuement dans son introduction les racines de son amour pour le cinéma, et les centaines de films visionnés dans sa jeunesse ; et cet amour le conduit à se passionner pour les acteurs spécialistes des rôles de composition : le sheriff dynamiteur de "Night of the cooters" [NC] est identifié, dans la présentation du texte, à l'un d'entre eux : Slim Pickens.
On retrouverait dans son plus ancien recueil Howard who ? [HW] le cinéma et les célébrités ; le cinéma avec Mickey et Dingo (sous forme, il est vrai, de robots de Disneyland) dans "Heirs of the perisphere" [HW], le film expressionniste allemand dans "das Untergang des Abendlandsmenshen" [HW], et les navets d'horreur à petit budget dans "Dr. Hudson's secret gorilla" [HW], les célébrités dans "God's hooks" [HW], dont les personnages sont des écrivains anglais du xviiie siècle, et "Ike at the mike" [HW], où Dwight Eisenhower retrouve son vieux collègue Louis Armstrong pour un bœuf endiablé ; et le tout culmine dans "Save a place in the lifeboat for me" [HW] : Abott et Costello, Laurel et Hardy, et Harpo et Chico Marx, coordonnés par Groucho, tentent de changer le cours de l'histoire en empêchant le fatal accident d'avion de Buddy Holly !
Moins de gens connus dans Strange monsters of the recent past [SM], qui se conclut pourtant sur "a Dozen tough jobs" (paru à l'origine séparément chez Ziesing), qui met en scène Hercule, pas exactement un inconnu. En fait, c'est tout le hythe herculéen qui est réécrit dans le cadre du Sud américain des années trente, un tour de force qui met en évidence les racines régionales de Waldrop, entre le Mississippi et le Texas. Le Texas, c'est à la fois le Sud des plantations et de la nostalgie increvable sur l'avant-guerre de Sécession, de l'Ouest des Indiens, des Cow-boys et de la Frontière. "the Ugly chickens" [HW] relève aussi du motif sudiste (la survie des dodos jusqu'à l'époque contemporaine est retracée sur fond de fierté décatie). Du motif western ressortent autant "Night of the cooters" [NC] que "Mary-Margaret Road-Grader" [HW], où Waldrop réussit l'exploit de se montrer à la fois amateur de bagnoles, d'Indiens, de féminisme, et totalement tordu, ou que "the Passing of the Western" [NC], qui évoque sous l'angle ô combien oblique de l'interview d'un vieil acteur de série B la saga de la conquête de l'Ouest américain — qui, comme chacun le sait, a été accomplie par le service météorologique qui en a modifié le climat pour en faire un pays humide !
Waldrop brasse un immense chaudron d'où surnagent les fragments d'une érudition ahurissante [1], car l'histoire démentielle dans les méandres de laquelle il nous entraîne n'exige pas moins de travail de documentation que celle que présentent les romans historiques. Il a éprouvé le besoin de nous le faire sentir en joignant à "Thirty minutes over Broadway" [NC], la nouvelle qui avait donné en 1987 le coup d'envoi de la série d'anthologies WildCard [2], une douzaine de pages de notes prises en vue de sa rédaction. Et elles sont passionnantes, tant il est vrai qu'on lit Waldrop au moins autant pour son choix délirant de curiosités que pour ses intrigues — souvent squelettiques — ou ses personnages, aussi étranges qu'ils puissent être.
Les ingrédients du ragoût étaient peut-être moins épicés dans Strange monsters of the recent past, où la culture populaire américaine était représentée par le doo-wop ("Flying saucers rock'n'roll"), les films de monstres (le texte qui donne son nom au recueil), et la malédiction des pharaons ("He-we-await") ; on y trouvait aussi des références plus respectables à Hemingway (qui tient le rôle principal dans "Fair game") et Hiéronymous Bosh ("What makes Hieronymous run ?" se déroule dans un de ses tableaux). Il faut surtout y relever une géniale histoire d'univers parallèles se déroulant en Afrique : "the Lions sleep tonight".
Plus de la moitié de Night of the cooters se compose d'histoires parallèles, plus des trois quarts si on élargit la définition à celles qui empruntent à la fiction passée plus qu'à l'histoire, comme "French scenes" (déjà discutée) ou "The Adventures of the grinder's whistle", qui montre qu'on peut arriver à faire quelque chose de neuf sur le sujet “Sherlock Holmes rencontre Jack l'Éventreur”, mais qu'il faut être Waldrop pour cela !
Outre les nouvelles déjà mentionnées, on trouvera donc dans la dernière sortie de Waldrop chez Ace "Hoover's men", où Edgar Hoover est remplacé par Herbert Hoover (dans notre monde, il était président des États Unis en 1929) et le F.B.I. par une agence de réglementation des stations de radio — on sent très fort la nostalgie de l'époque de la radio — ; "Wild wild horse" qui, se déroulant dans l'Empire romain, aurait pu venir d'Avram Davidson ; et le bouquet final de cinéma et d'histoire parallèle : "Fin de cyclé", dans lequel Alfred Jarry, Marcel Proust, Pablo Picasso et Georges Méliès unissent leurs talents pour réaliser un film politique en faveur de Dreyfuss — et inventent avec un demi-siècle d'avance une impressionnante série de procédés cinématographiques. Le tout se déroule sur fond d'une Belle Époque exotique et pimentée par les excentricités de Jarry, fanatique du grand bi. Le seul reproche qu'on pourrait faire au texte tient dans une seule lettre (Jarry et Ubu jurent en disant merde, et non le merdre auquel on se serait attendu). Et si vous lisez la nouvelle comme une expérience par la pensée qui pousse à son extrémité logique une combinaison inédite de conditions initiales, c'est quand même de la S.-F. ! Ne ratez pas ça. Et essayez de vous procurer les textes en version originale plutôt que dans la traduction controversée du recueil de chez Denoël qui sélectionne des parties de [HW] et de [SM].
Notes
[1] Et de temps en temps, en déverse une louche brûlante dans nos mains tendues.
[2] La série se déroule dans un univers parallèle où les super-héros existent réellement, et connaît un succès commercial toujours vigoureux.