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Michel Jeury : la Conspiration des Trois-Noms

Intégrale des nouvelles

Uchronie bérato-jeuryenne

Nel Gavard : Michel Jeury, vous venez de publier votre cent cinquantième Fleuve noir qui est dédié à votre maître et ami, Paul Bérato-Dermèze. Ce n’est pas par hasard ?

Michel Jeury : Certainement pas. C’est d’abord la réparation d’un oubli regrettable. Quand j’avais treize ou quatorze ans — ce devait être ma deuxième ou troisième visite à Paul —, je lui avais promis, sans trop y croire, je l’avoue, de lui dédier mon centième livre. Il m’a rappelé ma promesse au début des années soixante, alors que j’en étais à cinquante-cinq romans publiés environ. J’y ai repensé plus tard. Mais j’avais cessé de tenir un compte exact de mes œuvres. Et lorsque j’ai atteint le numéro cent, je croyais en être à quatre-vingt-dix-sept ou quatre-vingt-dix-huit. C’était raté. J’avais dédié à Yves Dermèze la Baleine bleue de l’espace, qui s’est trouvé être mon cent quatrième livre. Nous en avons parlé en riant, à l’époque. Et Paul m’a dit : « Ce sera le deux centième ! ». Eh bien, je n’étais pas sûr d’arriver au deux centième…

Et maintenant ?

Oh, j’ai mes chances. À cinq romans par an de moyenne — j’ai fait plus jusqu’ici —, ça ne me mène quand même pas à un âge très avancé. Mais enfin, l’avenir ne nous appartient pas. Et un tiens vaut mieux… Une petite rectification : le Cavalier fou de la planète inventée est mon cent cinquantième roman. Il y en a eu cent trente-deux au Fleuve, dans diverses collections, et dix-huit ailleurs. Enfin, c’est un détail…

Le premier était..?

Un policier publié dans une collection disparue depuis longtemps. Cela s’appelait Florence riait. On était en 1954. J’avais vingt ans. C’est peut-être celui-là que j’aurais dû dédier à Paul. Mais je n’ai pas osé. Il me semblait tout à fait indigne de mon maître.

Et votre premier roman de S.-F. ?

Les Écumeurs de la science, aux éditions Métal, peu de temps après Via Velpa… d’Yves Dermèze.

Comment avez-vous connu Paul Bérato-Dermèze ?

Eh bien, je crois que c’est de notoriété publique. J’avais douze ans. Je lisais dans Coq hardi et dans les fascicules de la collection "Coq hardi" des romans signés Dermèze ou Paul Mystère qui me fascinaient. Je lui ai écrit… Enfin, ça ne s'est pas passé aussi simplement. J'ai commencé plusieurs lettres avant d'en achever une et de l'expédier, aux bons soins de Coq hardi. Il m'a fallu un an… Oui, j'avais déjà le goût sinon d'écrire du moins d'inventer des histoires. Je mêlais des récits d'aventures à mes rédactions d'écolier…

Vous vous rappelez quelques titres des romans de Bérato, enfin d'Yves Dermèze que vous lisiez à cette époque ?

Dermèze, Mystère, je confonds un peu maintenant. Je me souviens de belles histoires de corsaires : les Compagnons de la tortue, l'Esclave noir… Et puis l'Or des Alfourous, l'Énigme du Real-Pearl, le Pays sans soleil… ça, c'était presque de la Science-Fiction.

C'est à Paul Mystère ou à Yves Dermèze que vous avez écrit ?

À Dermèze. J'avais remarqué une certaine parenté entre ces deux auteurs ; mais j'ignorais qu'ils étaient une seule et même personne. Je préférais Dermèze. Et puis ce nom, Mystère, me semblait un peu suspect. Bref, j'ai écrit à Yves Dermèze.

Et il vous a répondu ?

Avec humour. Il me disait que beaucoup de jeunes lecteurs lui écrivaient pour lui demander de leur expliquer comment ils pourraient aller en Amérique, visiter le Pôle Nord ou la jungle amazonienne, qu'il n'y avait jamais mis les pieds et que ça l'ennuyait énormément. J'étais le premier qui lui demandait comment faire pour écrire des histoires. Enfin, quelque chose dans ce goût.

Et alors, vous avez décidé d'aller le voir ?

D'abord, j'ai eu une grosse surprise. Je suppose que j'attendais une réponse. Je ne me serais pas étonné de recevoir une lettre de Dawson City ou de Hong-Kong… en tout cas de Paris ! Mais Paul Bérato-Dermèze habitait en Lot-et-Garonne comme moi ! Mes parents exploitaient une petite métairie dans l'extrême nord du département… Je n'ai pas pensé tout de suite que je pourrais lui rendre visite. Je digérais lentement cette chose ahurissante : on pouvait être un romancier d'aventures et habiter en Lot-et-Garonne. Cela semblait incroyable. Mais tous les espoirs m'étaient permis. Ma vocation date peut-être de ce choc… Plus tard, j'ai étudié la carte du calendrier et je me suis rendu compte qu'il habitait seulement à une quarantaine de kilomètres de chez moi. C'était faisable à bicyclette, à condition d'en avoir une meilleure. J'ai pu m'offrir une machine neuve en vendant des cèpes et des escargots. Finalement, je suis allé chez Paul environ dix-huit mois plus tard. J'ai été enthousiasmé…

Vous pensez que cette rencontre a eu une influence décisive sur votre carrière et votre vie ?

Non seulement cette rencontre, mais la correspondance avant et après, les autres rencontres… Quand j'ai connu Paul, je me suis juré de l'imiter, de suivre ses traces. La lettre que j'ai écrite à Yves Dermèze a certainement été l'acte le plus important de ma vie. Autant dire que la destinée tient à un fil. J'ai bien failli ne jamais terminer cette lettre et bien failli ne pas la poster quand elle a été terminée…

Si vous ne l'aviez pas faite, qu'est-ce que ça aurait changé ?

Beaucoup de choses, je crois. Je me suis déjà amusé à y penser. J'ai même écrit une petite nouvelle qui n'a jamais été publiée, une sorte d'autobiographie… dans un univers parallèle. Un univers où je n'ai pas écrit à Yves Dermèze, bien que je l'aie admiré tout autant. J'ai eu tout autant le goût d'écrire. Mais je m'y suis mis plus tard, après mes études. Ma vocation a été déviée. J'ai écrit quelques romans de Science-Fiction, tout en louchant sur la littérature. J'ai publié un roman littéraire, puis je suis revenu à la Science-Fiction et j'ai quand même essayé de devenir auteur professionnel. Mais au lieu de gagner ma vie assez confortablement comme je le fais dans cet univers, j'ai dû m'accrocher à des tas de seconds métiers pour survivre. À la fin de mon histoire, j'ai publié trois romans… dans la collection "Ailleurs et demain" ! Mais au lieu d'avoir cette grande maison, qui ressemble d'ailleurs beaucoup à celle de Paul, je suis devenu gardien de château. La nouvelle d'ailleurs s'appelle "le Gardien du haut château"… C'est une plaisanterie, d'accord, mais ma vie aurait pu tourner ainsi.

Vous ne regrettez pas les trois "Ailleurs et demain" ?

Je ne regrette rien.

Première publication

"Uchronie bérato-jeuryenne"
››› Opzone 1 [0], février 1979