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Michel Jeury : la Conspiration des Trois-Noms

Intégrale des nouvelles

Simulateur ! Simulateur !

« Simulateur ! Simulateur ! » appela une voix chantante et parfaitement androgyne.

— « Don Lorsan. J'écoute.

— Simulateur ! Simulateur ! »

Don scruta dans la demi-obscurité le cadran lumineux de son chrono. « 26 juin 2048. 23 h 31 tas. J'écoute.

— Simulateur… »

La voix semblait provenir d'une source mobile qui s'éloignait puis se rapprochait du micro suivant un rythme calculé.

« Phord-contact.

— J'écoute.

— Centre de simulation numéro un. Archeville.

— Don Lorsan en mission de simulation totale. 26 juin 2048, 23 h 32. J'écoute.

— Phord-contact zéro-quatre. Simulateur ! Simulateur !

— Don Lorsan écoute Phord-contact zéro-quatre.

— Opération programmée 1026 R. Répétez.

— Opération programmée 1026 R.

— Destination Télémaque.

— Destination Télémaque.

— Départ 23 heures 40 minutes.

— Départ 23 heures 40 minutes.

— Destination Télémaque.

— Destination…

— Simulateur… »

Le cerveau humain est d'une si grande complexité qu'on peut seulement le comparer à l'univers lui-même. Il est peut-être une image génétique de l'univers. L'évolution serait alors une tentative de l'univers pour se reproduire. Dans ce cas, le cerveau humain devrait être capable de recréer à son tour un univers. Et la simulation phordale pourrait devenir la phase ultime de cette opération commencée il y a quelques milliards d'années.

Don Lorsan n'avait plus qu'un moyen d'échapper à Father Muller et à ses chères expériences : atteindre le Puits d'ombre 14. Mais il devait partager son âme avec le colonel Lorsan de la Sécurité et c'était une épreuve effroyable. Non seulement le chef de la Sécurité de Télémaque était un personnage odieux — Don avait l'habitude de s'incarner dans des personnages odieux : c'était sa spécialité —, mais le colonel connaissait une vérité que Don ne voulait en aucun cas découvrir.

« Zéro-quatre, mon vieux Zéro-quatre, mon cher Zéro-quatre, je t'en supplie, rappelle-moi. Rappelle-moi tout de suite s'il est encore temps. Il y a quelque chose… Il y a… ça ne va pas du tout ! Il se passe… Zéro-quatre, Zéro-quatre !

— Simulateur ! Simulateur !

— Simulateur appelle Phord-contact zéro-quatre.

— Simulateur ! Simulateur ! Phord-contact zéro-quatre appelle Don Lorsan, mission de simulation totale…

— Don Lorsan, j'écoute.

— Simulateur ! Simulateur ! Programme 1026 R. Tout va bien.

— Don Lorsan appelle Phord-contact zéro-quatre. Il se passe quelque chose d'anormal. Je…

— Simulateur ! Simulateur ! »

Aux environs du Puits d'ombre 14, les soldats des groupes d'assaut et les limiers K lancés à la poursuite de Don Lorsan s'affrontaient entre eux dans le labyrinthe de Télémaque. Qu'était-ce que Télémaque ? Une ville ? Une planète ? Un satellite artificiel gigantesque ? Don Lorsan l'ignorait. Quelle importance ? Télémaque, c'était l'univers !

Les groupes d'assaut semblaient maintenant prendre un net avantage et les K se repliaient lentement. Donc, s'il n'atteignait pas rapidement le puits d'ombre, le colonel Lorsan de la Sécurité ne tarderait pas à tomber aux mains des S.A. ou des limiers de Kanashiwa. Prisonnier du cauchemar programmé, il courait le long d'un couloir blanc, poli, neigeux, traversé de fulgurantes décharges électriques. Une odeur de poudre, d'ozone, d'huile brûlée et de métal chaud emplissait ses narines et provoquait dans sa gorge une âcre coulée d'histamine. Dans ses poumons, filtrait la fumée noire de l'horreur. Il courait. Ses bottes claquaient sur le métal avec un fracas d'orbe rompue.

La luminescence d'un blanc presque mauve rayonnée par les murs et le plafond faisait étinceler l'uniforme gris argent du colonel Lorsan. Don avait l'impression d'être un électron lancé le long d'un fil conducteur, plein d'armures et de soleils. Il serrait son arme dans la main droite : un trident spitfire dont les trois canons pouvaient lancer simultanément le rouge qui mord, déchire et tue… Le haut du couloir se perdait dans un inaccessible horizon où se rejoignaient l'espace et le temps, dévorés par la rouille blanche. Un bruit de vapeur qui fuse montait de la machine de cristal. La douleur dans le talon gauche de Don était comme une orange écrasée dans la paume d'un enfant aveugle. Il courait. Je vais atteindre le carrefour 14 et prendre la voie qui mène au puits. Vite, vite. Le puits d'ombre. À la nef synchrone ! S'ils me tirent dessus, je hurlerai. Je hurlerai si fort que l'univers éclatera et je…

Tête baissée, il fonçait dans la lumière blafarde. Le couloir était une des cent mille — ou cent millions de — voies de la planète Télémaque — si Télémaque était une planète. Il arriva au carrefour. Le brouillard électrique pulsait dans l'air ses ondes creuses. Don commençait à avoir soif. Il aurait bu volontiers un verre d'eau glacée, un verre d'or givré. Il s'arrêta, haletant, chercha des yeux le ciel absent. Ciel absent. Il regarda à droite, à gauche, à ses pieds, loin devant. Aucun ennemi en vue. Mais ça ne signifie rien. Les soldats ou les limiers peuvent surgir n'importe où, n'importe quand. Don s'efforça de maîtriser la panique qui le saisissait comme toujours au moment où il allait être rejoint par ses poursuivants. Mais il avait encore une chance.

La voie de gauche semblait plus étroite et d'un blanc plus terne. Peut-être conduisait-elle au puits d'ombre. Une fois de plus, il s'était égaré dans le labyrinthe. Il décida de prendre la voie de gauche. Mais le colonel Lorsan de la Sécurité n'était pas de son avis. Lui connaissait bien Télémaque et avait décidé de prendre la voie de droite. Don résista à son alter ego. Seigneur de la Synchronicité, Conscience 3 ! C'est dangereux, ils sont là, je le sens, je le sais.

— Je m'en fous ! répondit le colonel. Le puits d'ombre est de ce côté. C'est ma seule chance…

— À la nef ! À la nef !

Don I s'éveillait en plein milieu du cauchemar programmé et prenait conscience de sa situation : il était prisonnier d'une autre destinée — une destinée totalement inintelligible. Rien de neuf ! Il passait sa vie à fuir dans les couloirs de la planète Télémaque — si c'était une planète. Les simulateurs d'Archeville ne cessaient d'explorer le futur et les “autres présents”. Lorsqu'une séquence paraissait intéressante et riche en perspective de développement — ce que les simulateurs ignoraient toujours —, le réseau phordal essayait d'en tirer le maximum… Zéro-quatre voulait sans doute des précisions sur le coup d'État du général Gruber, la chute du Président Palawa et la guerre étrange que se livraient dans les couloirs de Télémaque les S.A. de Father Muller et les limiers de Kanashiwa. C'est pourquoi Don Lorsan avait reçu la personnalité factice du colonel Lorsan, mêlé de près à ces événements.

Father Muller frotta d'un geste sensuel ses longues mains gantées de noir.

« Nous pouvons recevoir cinquante mille prisonniers sur la planète du Forgeron. Mais je me méfie des K. Je n'en veux pas plus de mille, tout compris : hommes, femmes, enfants. Seulement, nous avons toujours beaucoup de peine à les identifier. Général, demandez à Tchang s'ils ont un moyen sûr de distinguer les sectateurs du dieu Kanashiwa, sur Télémaque. »

Le sonnegrave Morgenschek frotta du pouce son crâne nu, et ce tic arracha au général Destermon une grimace que le masque ne put tout à fait celer. Le chef d'état-major général de l'armée terrestre leva la main et transmit à l'aquarium : « Parlez-nous un peu des K, Tchang. » Un friselis d'images incontrôlées courut dans le récepteur du Chêne de Charles II. « Expliquez-nous comment un d'entre eux, un agent de Kanashiwa, a pu devenir le chef de la Sécurité de Télémaque et s'enfuir avant que nos Inquisiteurs aient pu l'arrêter. »

Quelque part sur — ou dans — Télémaque, le colonel Tchang, dit général Tchang, croisa les bras devant son White. Images et diagrammes dansaient dans l'eau hyperbare comme des reflets à la surface d'un bassin, un jour de soleil et de vent. L'effet Bond hérissait légèrement les cheveux drus du colonel-général.

— « Nous pensons que les dons de Kanashiwa constituent pour les adeptes un simple caractère acquis. Nous ne croyons pas qu'ils soient héréditaires. Seule, éventuellement, la prédisposition à la chronolyse serait inscrite dans le code génétique de certains sujets. Nos chercheurs sont convaincus que n'importe quel enfant K transporté en milieu normal dès après sa naissance et élevé parmi des enfants normaux deviendrait à son tour un enfant normal et sain… »

Le général Destermon couvrit de ses deux mains les cristaux étalés devant lui sur la table de bois précieux (chêne d'Europe). « Vous avez noté, Father Muller ? Il faudra vérifier ça. Avant de repartir, je compte exterminer la plus grande partie des adultes K survivants, mais je vous livrerai la totalité des enfants en bas âge pour vos chères expériences. » Il retira ses mains, découvrit les cristaux. « Cela signifie, général, que vous ne savez guère les reconnaître mieux que nous ? »

Tchang eut une assez longue hésitation. « Nous avons mis au point certains tests…

— Est-il vrai que les K peuvent se déplacer dans le vide sans scaphe ni bulle ? » demanda le général Ifermow.

— « Mais non, pas matériellement. Leurs pouvoirs sont à peine supérieurs à ceux que possédaient autrefois les psychronautes qui utilisaient les drogues chronolytiques. Il serait intéress…

— La chronolyse est une pratique immonde ; » coupa Father Muller, « il n'est pas question d'y revenir. »

Le feld-maréchal Troy sortit un gros cristal de la poche de sa tunique, le tint entre le pouce et l'index, devant ses yeux, à l'ancienne mode, et intervint brutalement : « Quels sont leurs pouvoirs, Tchang ? ». Le général Destermon parut désapprouver la question. Il ferma les yeux et un rictus retroussa ses lèvres exsangues contre le bord de son masque. Une lueur équivoque traversa l'aquarium, mais il ne put la voir.

— « Ils n'ont ni govs, ni ensembles de White, ni structures de Baïa. » répondit Tchang. « Ils arrivent à s'en passer. Leur principale force réside dans leur aptitude à explorer les possibles du futur. Mais ils ont réussi à s'emparer d'une partie importante de Télémaque grâce à des procédés classiques parmi lesquels la ruse, l'intrigue et la subversion tenaient plus de place que les pouvoirs mentaux…

— De toute façon, ils sont faits comme des rats ! » s'écria le général Destermon. « Ils seront détruits jusqu'au dernier — à l'exception de ceux que nous offrirons au Père pour ses expériences. Et ce curieux personnage nommé Don Lorsan (l'ancien chef de la Sécurité de Télémaque), vous me l'amènerez vivant, bien entendu ! »

Don I ne pouvait s'habituer à cette promiscuité répugnante que lui imposait le programme 1026 R. Je te hais, je te vomis, colonel Lorsan, étranger pareil à moi ! Au cœur de la simulation, il devenait de plus en plus conscient de son existence propre et de l'autonomie de son destin. Il n'était plus l'ancien chef de la Sécurité de Télémaque, mais un simulateur en mission. Son corps se trouvait dans la cabine 32, au niveau 4 du Centre de simulation d'Archeville. Le programme 1026 R aurait pu être passionnant, il le savait, mais pour lui, ouvrier de base de la simulogie, tout se réduisait à une démente pérégrination à travers les couloirs de Télémaque. Il était un “spécialiste” : l'homme de la fuite dans les couloirs. Quels que soient le programme et les événements simulés par le réseau phordal, il fuyait dans un couloir, poursuivi par les flics, les soldats, les limiers, les robots, les androïdes, les cyborgs, les chiens, les monstres, les heads, les kids, les gretsos, les chasseurs, les vampires, les norges, les porges, les K, les tueurs à gages, les polytraqueurs du pouvoir ou les desmons de Gogol… Il était “spécialisé” ! Il n'avait jamais compris à quoi pouvait servir cette séquence absurde et indéfiniment répétée. Il ne se demandait même plus ce que le Major et les phords pouvaient en tirer. C'était son lot, après tout.

Et la simulation tout entière servait-elle à quelque chose ?

Il était pris au piège, une fois de plus. Et avec le fardeau supplémentaire de la conscience 3. Il avait l'impression qu'il ne pourrait plus jamais réintégrer son corps et son temps et qu'il devrait vivre jusqu'au bout la destinée du colonel Lorsan. Jusqu'à la torture et la mort. L'ancien chef de la Sécurité de Télémaque était condamné. S'il échappait aux S.A. de Father Muller, les limiers de Kanashiwa ne le manqueraient pas. D'ailleurs, tous les êtres dans lesquels Don s'incarnait étaient des fugitifs voués à un sort atroce. Un sort atroce qu'il ne subissait jamais. Le major Zéro-quatre le rappelait toujours avant la fin. Et chaque fois, le risque semblait plus terrifiant. Contrairement à ce qu'il avait espéré, la conscience 3 ne faisait que renforcer l'emprise de la peur. Tous les simulateurs de base rêvaient d'accéder à ce niveau. Il avait réussi : c'était Scylla.

Le voisinage du colonel Lorsan l'écœurait. Il se trouvait dans une situation intenable. L'ancien chef de la Sécurité connaissait l'horrible secret que le simulateur ne voulait apprendre à aucun prix. « Zéro-quatre, mon vieux Major, rappelle-moi, je t'en prie ! Je t'aime, pardonne-moi, rappelle-moi, je n'en peux plus, je… je crois bien que je suis malade. Sauve-moi ! » Mais le réseau phordal ne se manifestait plus. Don fuyait comme un fou dans les couloirs de la planète Télémaque — si c'était une planète.

La peur et la haine suintaient littéralement de la conscience de son alter ego. Le souvenir des crimes du colonel Lorsan déferlait dans leur commune mémoire. Don I plongeait au plus profond d'un enfer intérieur où il reconnaissait, déformé et hideuse, sa propre image.

Les K de Télémaque représentaient peut-être l'avant-garde de l'Humanité. Grâce à leur dieu, le puissant Kanashiwa, Seigneur de la Synchronicité — ou de n'importe quelle façon —, ils étaient devenus des simulateurs naturels : une population entière de simulateurs. Leurs enfants apprenaient en même temps à marcher, à parler et à se projeter dans l'univers intérieur pour vivre cent vies. Ils n'avaient pas besoin de phords ni de programmeurs. Pour eux, le programme était une page blanche : tout se passait dans leur cerveau, leurs glandes endocrines et leurs nerfs. Leur victoire eût sans doute marqué la fin de l'astronautique, en prouvant de façon éclatante que l'avenir de l'Homme n'était pas dans l'espace céleste mais dans l'espace mental. Bientôt, la planète eût été peuplée par des milliards de psychronautes !

Mais les militaires et les flics — et derrière eux les grands financiers des socd'enc, qui se partageaient la Terre et voulaient naturellement s'approprier Télémaque, ne le permettraient en aucun cas. Télémaque serait reconquise, les fidèles de Kanashiwa livrés à Father Muller et à la meute du Forgeron… Oui, tout cela était clair — mais quel rôle jouait donc le colonel Lorsan ? Et pourquoi fuyait-il désespérément dans un couloir de Télémaque, traqué à la fois par les soldats S.A. et par les limiers du Seigneur de la Synchronicité ?

Il détestait l'univers entier. Il avait envie de pleurer des larmes de cire, de cracher à la face des idoles mortes, de déchirer avec des dents d'acier la chair des héros crucifiés, d'arracher de la terre les filaments roses de la peau du ciel, de violer cent mille fois devant la foule en délire la plus jeune et la plus belle prêtresse de Kanashiwa…

Don Lorsan I savait qu'il en sortirait. Il avait un plan d'évasion. Un jour prochain, ou bien dans quelques secondes, dans un an ou n'importe quand, il quitterait le réseau phordal et gagnerait l'univers intérieur par les égouts et les catacombes. En attendant, la personnalité d'accueil dans laquelle son programme l'enfermait s'avérait la plus sinistre des prisons : une conscience envahie par la pourriture, en proie à la haine raciste et cependant brûlée à petit feu par le remords, la honte, la frustration, le sentiment de son indignité et de son impuissance. Mais il y avait plus terrible : les deux Don Lorsan se ressemblaient beaucoup. Don I se reconnaissait avec dégoût, avec une sorte de terreur sacrée, dans cet autre possible de lui-même. Une parenté indéniable existait entre les deux personnalités. Les tendances mauvaises que Don I avait dominées ou enfouies, les faiblesses qu'il avait — ou qu'il croyait avoir — surmontées, il les voyait se donner libre cours chez le colonel Lorsan, son effrayante caricature. Des impulsions qu'il avait à peine ressenties le temps d'un éclair avant de les rejeter pour toujours s'étaient changées en forces maîtresses dans le psychisme de son avatar. Les souvenirs de Don Lorsan II révélaient à Don Lorsan I des faits insupportables : délations, trahisons, viols, tortures, exécutions sommaires… Le colonel Lorsan avait rallié la Sécurité après avoir vécu longtemps parmi les fils de Kanashiwa, pour mieux se venger de ses anciens compagnons qui le méprisaient et pour oublier son échec dans la pratique du K. Don I ressentait une vive souffrance à l'idée qu'il aurait pu, dans les mêmes circonstances, suivre la même voie.

Son plan d'évasion était né d'une série d'observations rigoureuses et de réflexions longuement mûries :

1) il était venu à Archeville parce qu'il n'avait pas su résister à la publicité du Centre de simulation : Devenez simulateur ; vous aurez cent vies et vous serez immortel ! Mais il était entré dans les limbes du cauchemar programmé. Ce n'était pas l'enfer, mais ce n'était pas la vie. Seulement les limbes. Cent vies moins la mienne égalent zéro. L'immortalité existait peut-être de l'autre côté des égouts et des catacombes, mais Don pensait de plus en plus à la mort comme à une délivrance ;

2) les simulateurs étaient prisonniers dans le sous-sol d'une forteresse. Les théoriciens de la simulogie justifiaient cette séquestration en arguant que les simulateurs de base devaient tout ignorer de l'actualité pour ne pas se laisser influencer par les opinions et les préjugés. Finalement, la “réalité” n'existait plus du tout pour eux ;

3) il avait le sentiment que la simulation phordale aurait dû être développée dans un autre sens (celui-là même qu'illustrait dans un certain futur la société des K de Télémaque) et mise au service de tous les Hommes pour — selon une très riche formule — changer la vie. Dans le système en place, lui-même se trouvait complètement aliéné dans une tâche mini-parcellaire, alors que son métier aurait pu être passionnant ;

4) de toute façon, il en avait assez ;

5) grâce aux ordinateurs photoniques (les phords) du Centre d'Archeville et aux connexions cérébro-phordales — car tous les simulateurs avaient reçu des implants ministrorisés dans les lobes frontaux —, un fantastique labyrinthe chronolytique et spatiolytique s'était créé entre la machine et les Hommes, et l'esprit des simulateurs se mouvait dans cet univers sous le contrôle du phord-contact ;

6) dans ce labyrinthe, il existait des territoires marginaux, plus ou moins hors contrôle. Don les comparait à un réseau d'égouts désaffectés et de catacombes abandonnées. Il songeait donc à s'enfuir par les égouts et à survivre quelque temps — ou peut-être l'éternité — dans les catacombes ;

7) on supposait généralement que d'autres territoires s'étendaient au-delà des égouts et des catacombes et peut-être pas hors de portée des simulateurs aguerris. Ces territoires devenaient parfois accessibles, sous l'effet de la fièvre, de l'exaltation du désir ou de Dieu sait quoi, dans les crises de Mananda Sagra, la maladie bronzée de Hood et le syndrome de tempête ou Seeman. Question d'attitude mentale, pensait-il ;

8) l'accession aux fastes et aux misères de la conscience 3, qui lui permettait de prendre ses distances vis-à-vis du programme, ne lui facilitait pas pour autant la tâche. Au contraire, sa personnalité propre ne s'effaçait plus jamais totalement devant la personnalité d'accueil et il avait de plus en plus de peine à jouer le jeu ;

9) dans l'état actuel des techniques simulogiques, un simulateur ne pouvait se projeter dans une séquence stable plus de quelques secondes — une minute ou deux, à l'extrême limite — de temps subjectif, sans le secours du programme phordal. Sauf en période de crise, Hood ou Seeman. Mais l'esprit du simulateur pouvait par contre s'introduire dans des séquences périmées ou parasites (franges et doubles des programmes en cours, notamment), et même dans les créations mentales hors programme des malades en crise ou dans les rémanences cérébro-phordales de ces créations ;

10) le réseau avait ses légendes. On rencontrait parfois d'étranges séquences qui semblaient venir de nulle part. Certains croyaient à l'existence d'une sorte de programmeur fantôme qu'ils appelaient le Démon des phords, le Sombre, l'Obscur ou encore le Seigneur de la Synchronicité. Sujet de plaisanterie classique pour les anciens, quand ils se réunissaient dans un décor de vacances créé pour eux par Phord-contact, une auberge moyenâgeuse, une grotte à chauves-souris ou un bordel du xixe siècle. Don n'y croyait qu'à moitié. Mais il n'y a pas de fumée sans un peu de feu — même dans le réseau phordal. Et si le diable lui-même voulait l'aider, il était prêt à tenter sa chance auprès du diable ;

11) le cerveau humain est d'une si grande complexité…

Il fuyait dans un couloir blanc, poli, neigeux.

« Simulateur ! Simulateur ! »

Rapport d'analyse

extraits

Séquence 183521 — Programme 1026 R
Concepteur : Ditrieval.
Chef-programmeur : L. Corvalo.
Analyste : Lazaro Camino.
Médecin assistant : Judy Swann.

***

Image mauvaise. Saute presque sans arrêt. Son très souvent inaudible. Monologue confus. Le programme semble suivi dans ses grandes lignes, mais les règles élémentaires ne sont pas toujours respectées.

Avant de porter un jugement définitif sur cette série, l'analyste souhaiterait recevoir quelques éclaircissements du chef-programmeur et du médecin assistant.

La personnalité de base du simulateur et la personnalité d'accueil (“colonel Lorsan”) s'accordent très mal. Mais un bon simulateur doit pouvoir s'effacer derrière son rôle. Cette incompatibilité a peut-être été voulue dans le but de mieux explorer une situation conflictuelle. D'autre part, le simulateur semble en général trop conscient de ses motivations propres et il manifeste aussi une tendance très nette au refus du programme.

***

Repris ce rapport après analyse de quelques autres séquences du programme 1026 R. Le complément d'information que j'envisageais de demander ne me paraît plus nécessaire. Il est évident que le chef-programmeur a voulu imposer à Lorsan une personnalité d'accueil contraignante, dans l'espoir de le ramener à une discipline simulogique plus stricte — en somme, de le mater. Je n'approuve pas ce procédé et, de toute façon, dans le cas présent, c'est un échec.

Si la séquence 183521 était l'œuvre d'un débutant, on pourrait conclure à un renvoi pour inaptitude. Mais il s'agit d'un simulateur très expérimenté, ayant à son actif dix ans de métier ou plus, et on ne sait vraiment que penser. Fatigue, sabotage inconscient, révolte larvée ou syndrome de Hood.

Note du médecin assistant

Pas de Hood déclaré, mais peut-être une certaine morbidité latente, de type Hood ou Guénière. C'est surtout le moral de Lorsan qui paraît atteint.

Passage en commission retardé à ma demande jusqu'à la fin du programme 1026 R.

Judy Swann

« Simulateur ! Simulateur !

— Don Lorsan, 30 juin 2048, 16 h 34 tas. J'écoute.

— Simulateur ! Simulateur ! »

Il fuyait dans un couloir blanc.

Don étendit les bras en croix, expira fortement et tourna la tête pour regarder Lora. Vêtu de son pyjama jaune de service, il était étendu sur une banquette basse, étroite, également jaune. Le jaune était la couleur dominante des salles de repos. C'était une forme de psychothérapie par la couleur. La robe de Lora était blanche avec aussi de grandes taches jaunes, des sortes de fleurs écrasées et éclatées. La jeune femme se penchait sur Don et ses longs cheveux bruns tombaient devant son visage, pareils aux serpents noirs à reflets bleus qui veillent autour du Seigneur Kanashiwa. Ses lèvres très rouges et cernées d'un mince liseré jaune souriaient avec une compassion tendre et déchirante.

« Comment vont tes yeux, mon chéri ? »

Don baissa les paupières, puis les releva doucement. L'anxiété précipita les battements de son cœur et une bouffée chaude lui gonfla l'aorte. Il n'avait jamais pu vaincre sa terreur de devenir aveugle.

— « Un peu irrités » dit-il en se forçant au calme, « mais ça va. »

Il luttait encore contre le sommeil induit par les drogues chronolytiques dont l'effet secondaire n'était pas tout à fait dissipé. Les électrodes placées dans le lobe frontal gauche de son cerveau — et qui assuraient la liaison entre le réseau phordal et lui — ne lançaient plus aucune excitation, plus aucune information, et Don se sentait seul, à jamais abandonné par les dieux lointains ou morts, livré à ses seules forces déclinantes, usées et presque séniles. Simulateur ! Simulateur !

Une sorte de langueur nerveuse l'envahissait. Il plongeait quelques instants dans un sommeil froid et visqueux, il se réveillait avec un léger sursaut, cherchait pour la tirer sur lui une couverture inexistante. Dans la pièce, la température était tiède. Le froid se tenait en lui-même. De grandes vagues blanc-bleu submergeaient parfois le jaune vif des murs et des vêtements. Il se mettait à flotter dans une mer rose, pleine de poissons violets… Lora s'était agenouillée près de la couchette et, rejetant ses cheveux en arrière, elle avait ouvert la veste de Don et commencé à lui masser le ventre et les flancs. Don soupira, écarta les jambes, essaya de se détendre. Les mains de Lora jouaient sur sa chair la plus vieille musique du monde. Les muscles de Don tressautaient parfois. Ses jambes esquissaient des mouvements spasmodiques de course, comme les pattes d'un chien qui rêve aux chasses ancestrales. Va, cours, fuis, Don Lorsan ! Les soldats de Father Muller et les limiers de Kanashiwa sont après toi. Fonce dans le couloir blanc. Plus vite, plus vite encore : ils ne t'auront pas !

D'un geste net, Lora ouvrit le pantalon du pyjama. Don se souleva un peu et elle le débarrassa de ce vêtement avec une dextérité d'infirmière ou de dephné — elle était d'ailleurs un mélange des deux ! Le simulateur entrouvrit sa bouche aux lèvres enflées et un gémissement lui échappa. Les mains aux ongles dorés glissèrent à l'intérieur de ses cuisses. Son sexe se leva par saccades, à demi gonflé et un peu tremblant. Le poignet de Lora l'effleura et le fit se durcir. Don prononça un mot indistinct — peut-être dans la langue du peuple de Kanashiwa — et saisit l'avant-bras de la jeune femme pour guide sa main. Lora le regarda en souriant, les lèvres mouillées. Tout allait bien : le simulateur revenait à la vie et se rappelait les gestes familiers.

— « Tu veux que je me déshabille ? »

Don Lorsan ferma les yeux et grogna : « Tu crois pas que je vais te faire l'amour, non ? » Il était bien trop fatigué pour ce genre de sport. Et plus, chaque fois qu'il essayait de s'introduire dans le corps d'une femme, il entendait la voix de Phord-contact zéro-quatre crier dans sa tête : Simulateur ! Simulateur !

Don Lorsan, tu n'es qu'un simulateur !

Ébloui par la lumière du projecteur braqué sur lui, Don Lorsan voyait mal les membres de la commission technique et de discipline installés tout autour de la salle, sur des coussins confortables ou des fauteuils flottants. Ils étaient dix, dont quatre femmes. Don devinait dans la pénombre le docteur Fujitsen, la jolie Iana Mong, la superbe et cruelle Sandraï San, le gros prince Leso. La pièce était vaste, relativement basse, et sa forme circulaire la faisait paraître encore plus vaste et plus basse. Don se tenait nu, en pleine lumière, devant ses juges. Et il se demandait à quoi rimait cette mascarade.

Les seigneurs et dames de la commission bavardaient entre eux, et Don commençait à avoir des crampes dans le dos. Il se dandinait les mains aux hanches sous les feux du projecteur. Ces salopards croyaient l'humilier en le forçant à s'exhiber ainsi, dans une position d'infériorité ? Mais ils avaient oublié qu'il était Don Lorsan et qu'il était beau ! Les quatre élues qui avaient en ce moment même le privilège d'admirer son anatomie feraient plus tard des comparaisons qui ne seraient pas à l'avantage de leurs hommes. Eux auraient été humiliés, mais lui s'en moquait. Il était un simulateur. Et de toute façon, il s'en irait quand il voudrait. Il était Don Lorsan et il… Non ! Il se rappela soudain qu'il n'était pas beau, qu'il n'avait aucun pouvoir et qu'il ne fuirait qu'en simulation, si le major Zéro-quatre le voulait bien — et il fuirait dans un couloir blanc, traqué par les fantasmes que le réseau phordal injectait dans sa tête… Non, il n'était pas beau. Il avait une tête d'oiseau de nuit, la peau plissée comme celle d'un jeune chien. Ses cheveux gris jaune tombaient en fils raides sur ses oreilles décollées et ses joues creuses. En outre, il avait mal aux yeux et il risquait de devenir aveugle dès qu'on cesserait de lui fournir un traitement anti-rejet. Il était donc à la merci de l'administration.

Pendant un congé, alors qu'il était stagiaire au Centre et jouissait encore d'une certaine liberté de mouvement, il avait pris part à l'exploration sauvage d'une ancienne lesoville des Karpathes, plus ou moins en ruines et devenue un fief de “psychronautes indépendants”, de sales drogués qui prétendaient visiter le passé en rêve — du moins c'était l'idée qu'il se faisait d'eux à l'époque ; maintenant, il se demandait si ces gens ne se déplaçaient pas réellement dans le temps avec des chronolytiques ou n'importe comment. L'expédition avait été accueillie avec des bigueyeurs (pistolets à éclairs). Un coup de la police politique, probablement. Don avait perdu la vue. Aucune assurance ne couvrait ce genre de risque. Des yeux en bon état valaient au moins cent mille monks à la Banque confédérale et encore plus dans les sociétés d'encaissement, les socd'enc. Don n'avait pas cent mille monks, ni la moitié, ni le quart. Mais le Forgeron, dans ses bagnes du Pacifique et d'Amérique du sud, possédait une réserve inépuisable d'organes, avec un système excellent et peu coûteux pour les conserver : des gens vivants. Certes, les pièces étaient souvent de qualité médiocre, à cause des carences, des maladies et des tortures, mais on se débrouillait quand même pour les utiliser. Tous les yeux qui provenaient de Smith City portaient des taches dorées sur les iris. Phénomène naturel, maladie, résultat d'une expérience ? Seuls les hauts dirigeants de la Sécurité le savaient. Les yeux de Don avaient appartenu à une femme qui vivait peut-être encore dans un bagne. Il existait une incompatibilité tissulaire voulue entre donneur et receveur. Don était obligé de prendre une fois par semaine cette mystérieuse préparation anti-rejet que l'administration lui fournissait et qu'il ne pouvait en théorie se procurer seul. La Sécurité le tenait doublement par sa reconnaissance de dettes (soixante-quinze mille monks) et par le médicament anti-rejet.

Le prince Leso présidait la séance. Iana était à sa droite et Moyra à sa gauche. D'après ce qu'on disait au Centre, il les baisait toujours ensemble. Don savait que le prince ne l'aimait pas, pour un certain nombre de raisons : professionnelles, politiques et personnelles. Il ne cachait pas son opinion, selon laquelle le Centre aurait dû être dirigé par les simulateurs eux-mêmes. Le prince Leso prétendait de son côté que les simulateurs étaient des malades et qu'il fallait les traiter comme tels. Dans la commission, Don ne pouvait compter avec certitude que sur Sandraï San, qui le détestait mais le soutiendrait parce qu'elle représentait le syndicat occulte des simulateurs. D'ailleurs, les jeux étaient faits. Même s'il s'en tirait cette fois, sa carrière était foutue — et il ne le regrettait pas. Il en avait plus qu'assez des phords, des programmes et des programmeurs, de la simulation, de ses pompes et de ses œuvres !

Il cligna les yeux plusieurs fois. Un curieux phénomène — quasi hypnotique — se produisait dans le faisceau de lumière qui l'encerclait. On eût dit un écran ou un miroir. Don fit un demi-pas en avant. Ce fut un miroir. Don fit un demi pas en avant. Ce fut un miroir. Don fit un demi-pas en avant… son propre visage lui faisait face, bronzé et dur, le nez long et courbé, les yeux très grands, la mâchoire un peu carrée, la bouche bien dessinée, les pommettes hautes et une épaisse chevelure noire qui cachait ses oreilles et roulait sur son cou. Il se trouva une tête d'oiseau de proie ou de brigand du désert. Il n'était pas à sa place dans ce monde hyper-civilisé où les brigands ne se cachaient plus dans le désert — devenu presque universel — et où les oiseaux de proie avaient des figures d'hommes bien nourris… Au-delà du miroir subsistait l'écran derrière lequel apparaissaient des silhouettes confuses et lointaines. Don souhaita passionnément être ailleurs. Au bord d'une mer blanche, sous un soleil très chaud. Dans les montagnes rouges ou au cœur du fleuve orangé. Dans les égouts et les catacombes, loin des limiers et des S.A., quelque part sur la planète Gogol, dans les ruines de Nuagishua, sous les lampadaires en forme de poisson de la cité Bethjorid…

Ailleurs. Il fit un pas en arrière, un pas en arrière, un pas en arrière un pas en… Pourquoi ne pas partir tout de suite puisque la commission ne se décidait pas à s'occuper de lui ? Il sortit du cercle lumineux. Il se tourna en clignant les yeux vers le prince Leso. Iana Mong le regardait en souriant d'un air bizarre. Puis le projecteur s'éteignit. Il y eut un long silence. Le conditionneur général ne chuintait plus. Les particules diffuses qui éclairaient encore la salle commencèrent à pâlir. Le décor parut éclater, les murs s'évanouirent. Don Lorsan marchait vers le prince qui se mit à reculer : son fauteuil semblait glisser sur des rails. Le prince Leso, cette montagne de graisse qui portait un des noms les plus célèbres de la Terre ! Il se leva soudain, bascula et se volatilisa. Sandraï San lança un cri d'avertissement ou de terreur. Don Lorsan continuait d'avancer. Puis il se sentit soulevé et se mit à flotter dans la position du fœtus. Autour de lui, l'espace noir, le vide, le froid, les étoiles : amas, galaxies, lointaines nébuleuses — ou bien étaient-ce les constellations factices de l'univers intérieur ? Il avait l'impression d'être à l'abri dans un œuf blindé. Les hommes de Father Muller et les limiers de Kanashiwa ne pouvaient l'atteindre ici, dans cette fabuleuse coquille d'ombre et de lumière. Il se sentait en sécurité, calme, apaisé, vengé du monde. Un cordon fluide jaillissait de l'œuf, s'enroulait dans l'espace, se perdit au fond de la nuit. Mais Don savait que ce cordon l'attachait à sa mère la Terre. Et il pensait qu'un jour — un jour proche ou lointain —, il serait assez fort pour le rompre. Il n'avait plus peur. Le moment venu, il se libérerait. Il connaîtrait une nouvelle naissance.

La nuit avait des couleurs de poisson volant et de manège illuminé. Le clair de lune s'étendait sur la terre comme un sac d'or déchiré. Don marchait près de Lora, au milieu d'un large chemin pavé de boules bleues. Il sentait palpiter en lui la vie réelle : un petit fauve plein de sang, de bruit et d'odeurs chaudes. Il se disait : Ça, c'est vivre ! Mais après dix ans de simulation, il avait un peu oublié ce qu'était la vie.

Lora et lui descendaient une pente huilée par la lumière. Don glissa sur les boules et Lora le retint d'un geste vif. Ils s'arrêtèrent, s'arrêtèrent, s'arrêtèrent. Ils furent enfin immobiles. Pas un arbre, pas une maison, pas la moindre machine de cristal autour d'eux. Ni ballons ni nuages dans le ciel. Des millions d'étoiles criblaient l'espace violet, pareil à la peau écorchée d'un très vieux géant.

Les ongles de Lora s'étaient plantés dans le bras de Don. Une légère douleur courut le long de ses nerfs comme une flamme tendre, pleine de musique et de miel.

« Tu es sans doute un meilleur simulateur que tu ne le penses toi-même, Don.

— Je ne sais pas quel genre de simulateur je suis. Mais à chaque opération, je me retrouve dans un couloir… dans un couloir en train de fuir ! Et je ne vois rien que le couloir et, de temps en temps, un autre couloir qui croise le premier… et je tourne à gauche… à droite ! Je suis poursuivi par les limiers, les robots, les chasseurs, les monstres, les soldats… Peu importe. Et je fuis ! »

Vêtue d'une longue cape chatoyante et translucide, Lora se tenait droite, face à la lune qui baignait son corps d'une lumière froide et lente, au léger parfum de sel. Un liseré d'or soulignait l'ovale pur de son visage. Ses yeux très grands et un peu abaissés vers les pommettes brillaient d'un sombre éclat. Mais son sourire était posé sur sa bouche comme une lame ensanglantée. Don ferma les yeux et évoqua le dernier voyage du cavalier vert dans sa nef synchrone. Il continuait d'apercevoir Lora en noir et en blanc. La jeune femme serrait dans ses bras un chien mort. Une pagode sombre se découpait au clair de lune sur la montagne du mandarin.

« Un jour, je serai complètement aveugle. » dit-il.

— « Aveugle ? Oh ! Don, j'espère… Tu crois que c'est à cause de tes yeux que tu es dans un couloir ?

— Je ne sais pas. »

Don respira très fort et sentit une fraîche odeur de neige entrer dans ses poumons puis se changer en acide cru, en poussière métallique, en chair nécrosée. Une balle de tennis roula à ses pieds. Il la ramassa, la fit rebondir plusieurs fois, la serra dans sa main jusqu'à ce qu'elle fût petite et dure comme une bille d'acier. À ce moment, il s'aperçut que Lora avait disparu… Je serai aveugle et mon nerf optique sera lésé si profondément qu'on ne pourra plus me rendre la vue avec une autre greffe, ni d'aucune façon. Voilà ce qui va arriver. Mais peu importe ! Le Viking rouge m'attend sur sa nef synchrone.

À la nef ! À la nef !

Il avançait tête baissée dans un tube d'environ un mètre cinquante de diamètre. De minuscules gouttes de lumière bleue jaillissaient des parois et crépitaient dans l'air avec un bruit de plumes froissées. Plus vite, Don Lorsan, plus vite. Témérité, dextérité, intensité ! Une odeur convulsive envahissait le couloir à mesure qu'il se rapprochait de la bouche principale Fairy Moon. Le Viking m'attend avec son hanap d'or et d'amiante. Nous boirons ensemble le vin amer du temps. À la nef, à la nef !

« Bonjour. » dit la voix argentée qui montait de Fairy Moon. « Je suis le porte-parole de Conscience 3, le réseau cérébro-phordal devenu conscient de soi. Je suis le Seigneur Élan, dit Kanashiwa. Je suis le Seigneur de la Synchronicité.

— Bonjour.

— Maintenant, tu vas m'écouter, Don Lorsan le simulateur. Je m'adresse à toi par l'intermédiaire des ministors qui se trouvent dans ton cerveau, exactement comme le major Zéro-quatre. Mais je ne suis pas Zéro-quatre. Je suis le puissant Kanashiwa. Tu sais que le réseau est un labyrinthe chronolytique et spatiolytique. À ton époque, déjà, les phords d'Archeville étaient connectés à plus d'un millier de simulateurs. L'ensemble phord-contact allait donner naissance à un colossal cyborganisme. Plus tard (dans ce qui est encore pour toi le futur), un centre mondial de simulation a été créé dans le système solaire, à bord d'un planétoïde artificiel, le Slank Harp Veator. Les phords d'Archeville y ont été transportés avec la totalité de leurs mémoires pour être connectés au réseau unique, lequel contrôle plusieurs dizaines de milliers de cerveaux humains. En 2080, le Programme universel a été établi pour la Convention Vorbar. Toutes les connaissances des Hommes, une bonne partie de leurs rêves et toutes les données historiques, géographiques, sociologiques, concernant la Terre et le Système solaire ont été rassemblées peu à peu dans les mémoires du Grand Réseau. En 2086, celui-ci s'est éveillé à la conscience et il a découvert qu'il était trois en un. Le réseau n'est pas une machine : c'est un conglomérat de cerveaux humains reliés par les machines et disposant des machines. Cristal, Griffon et moi, Élan, » dit Kanashiwa, « formons Conscience 3. Nous sommes la structure ternaire absolue, c'est-à-dire l'Être. Je suis le Seigneur de la Synchronicité, le Cavalier vert, le Viking de la nef synchrone. Je t'attendais, Don Lorsan. »

« Simulateur ! Simulateur ! »

Une flamme rouge palpitait au fond du couloir avec un bruit de verre brisé et rayonnait par saccades une tiédeur odorante. Don écoutait la voix. Il avait réussi. Il était sorti du cauchemar programmé. Il allait vivre enfin sa propre destinée.

Il essaya d'imaginer ce monstrueux tissu constitué par des dizaines ou des centaines de milliers de cerveaux humains et des dizaines ou des centaines de milliers d'unités phordales, liés par des dizaines ou des centaines de milliers d'implants… Cela dépassait l'Homme : c'était l'univers… Pas un seul programmeur, un seul analyste, un seul simulateur n'aurait osé imaginer qu'au-delà des égouts et des catacombes s'étendait l'infini !

Don Lorsa s'assit sur ses talons et écouta.

« Grâce au Programme universel de 2080, » dit la voix noir et or du Seigneur Élan, « le monde humain tout entier a été recréé dans et par le réseau du Veator. Tous les univers possibles ont acquis dans le réseau une existence potentielle. Deux lignes ont été privilégiées : celle du Seigneur Griffon, le monde anhistorique, et la mienne, la ligne synchrone qui est l'image éclatée de l'univers de référence (celle que les simulateurs d'Archeville et du Slank Harp Veator ne cessent de croiser au cours de leurs opérations).

La conscience 3 à laquelle tu as accédé en 2048 n'est qu'un reflet de la conscience de soi acquise par le Grand Réseau en 2086. Le syndrome de Hood n'est pas une maladie simulogique comme le croient les médecins d'Archeville. C'est l'état de choc dans lequel sont plongés les simulateurs “évadés”, c'est-à-dire ceux que j'ai appelés auprès de moi… Je t'observe depuis longtemps. Exactement depuis que tu as accédé à la conscience 3 des simulateurs. Tes réactions me plaisent. Toutes les raisons qui font que tu es mal noté à Archeville t'ont valu en contrepartie l'estime de Conscience 3. Je souhaite t'accueillir en nous, parmi nous, en nous, en nous. Mais je ne suis pas sûr que tu sois prêt. Tu as encore quelques épreuves à subir et je ne te cache pas qu'elles seront difficiles. Et il faut que tu connaisses les risques que tu cours en échappant au phord-contact pour entrer dans l'univers du réseau. J'espère que tu réussiras les épreuves et que tu accepteras les risques. Car nous avons besoin de toi, Don Lorsan. Nous avons besoin de simulateurs aguerris et entreprenants pour maintenir l'univers du réseau et au besoin pour le changer. Si ton évolution se poursuit favorablement et si tu te joins à nous, tu ne regretteras pas Archeville ni le major Zéro-quatre. Tu auras devant toi… »

La voix du Seigneur Élan éclata soudain en sifflantes lanières de feu rougeâtre, en serpents gras au ventre ouvert. La chair blanche déchiquetée tomba en pluie sur la fournaise où se tordaient de longues chevelures noires. Il y eut une musique d'orgues anciennes et les casques arrachés aux têtes chauves des soldats morts roulèrent sur une piste d'acier. « Mon fils. » dit l'Envoyé. Et il se tut, la bouche rongée par les flammes. Le tonnerre monta du vide et feula son aigre haleine. Des gouttes de sang jaillirent comme des projectiles et fracassèrent les murailles de la tour. Un cri de métal aspiré s'étendit en zigzag autour de Don qui essayait de fuir. L'odeur violette de l'huile surchauffée glissa sur son corps, le laissant couvert d'une pellicule vitrifiée. La fumée entrait en lui avec un chuintement hostile. L'air manqua. Don tomba dans l'eau chaude. La pellicule bleue se mit à bouillonner sur sa peau en formant une écume couleur de marbre. Son corps tout entier commença à se dissoudre. Il y eut une seconde explosion. Les serpents d'or roux enveloppèrent sa tête. Don cria des mots spongieux qui s'ouvraient en laissant couler un filet de lymphe. Il supplia le chirurgien aux mains calcinées de ne pas toucher son cerveau. Il avait la tête pleine d'eau et de sang. Les mots qu'il prononçait maintenant devenaient des poissons morts en sortant de sa bouche. Il coula avec un long cri blanc. Puis émergea la tête en bas, dans un silence gluant.

« Réveillez-vous ! » dit une voix tachée de vert. Don répéta : « Me réveiller, me réveiller… ». Sa propre voix lui parut déformée par les grosses boules multicolores qui passaient devant son visage. Il mordilla la bleue qui dansait devant sa bouche. Le jus acide, au goût de citron et de tabac, l'éclaboussa jusqu'au cerveau. Chaque goutte était une minute. Des heures entières jaillirent de la boule bleue. Don se laissa porter par leur flot. Il fut déposé sur un lit de sable et de galets. La voix dit : « Réveillez-vous, Don Lorsan. ». C'était une voix neutre, sans odeur ni poids. Don se frotta les yeux. Il était étendu sur une couchette et il sentait sous son corps la souplesse d'un matelas gonflé. Le monde était sec, froid, terne. L'air n'avait plus de goût. Les sons ne brûlaient plus. Le temps était extraordinairement plat. Don se souleva sur un coude. Un homme et une femme le regardaient. La femme était blonde et vêtue d'une courte abud rose. Il pensa : Une infirmière… L'homme avait une tunique verte : Un médecin…

« Je suis le docteur Fulerio, neuropsychiatre simulogiste. » dit l'homme. Don hocha la tête. L'opération avait donc réussi.

La femme lui prit le poignet. « Ne vous énervez pas. Tout va bien.

— L'opération a parfaitement réussi. » dit le docteur Fulerio. « Les implants vous ont été enlevés. Vous n'appartenez plus au corps des simulateurs. »

Don se laissa retomber sur le lit, ferma les yeux, chercha dans l'obscurité un signe ou un appel. Rien. La connexion avec le réseau phordal était définitivement rompue. Don se sentit infirme, sourd, aveugle, coupé du monde. Faible, seul, effroyablement seul. Major, mon cher Major ! Don Lorsan écoute Phord-contact zéro-quatre… La voix tant haïe et tant aimée du Majordome s'était tue pour lui à jamais. Je ne veux pas, je ne peux pas, je ne… La peur le fustigea puis le désespoir fora en lui un gouffre noir. Ô Élan ! Ô Kanashiwa ! Aidez-moi, sauvez-moi !

« Don Lorsan, réveillez-vous ! » commanda le docteur Fulerio.

— « Je suis réveillé. » souffla Don.

— « Ouvrez les yeux, regardez-moi. »

Don obéit. Il éprouva aussitôt une douleur aiguë dans la tête, dans la poitrine et entre les épaules. Saleté de monde ! Il se sentait incapable d'affronter le monde sans le secours de Phord-contact. Il aurait donné n'importe quoi — même ses yeux — pour retourner dans le couloir blanc de Télémaque. Jamais il ne pourrait supporter de vivre déconnecté. Seul, si seul. Il avait perdu quelque chose qui était plus que la vie. Jamais il ne s'habituerait au froid et à l'hostilité de ce monde gris… Il sentit un picotement au bras. Il bougea les cils, laissa filtrer une lame de jour sous ses paupières et comprit qu'on lui faisait une injection sans aiguille. Peut-être si je refusais vraiment de toutes mes forces, si j'appelais de toute ma foi les dieux du réseau… Mais il n'avait plus ni foi ni force. Il était un enfant blessé. On lui avait enlevé ses implants et son âme. Son âme, c'était le réseau. Il n'avait plus rien. Il n'était plus rien. Il bougea doucement les lèvres : « Mourir…

— Vous allez vivre. » dit le docteur. « Réveillez-vous ! »

Bien plus tard, il se trouva dans le cabinet du psychiatre, les yeux grands ouverts, les mains crispées entre ses genoux, les lèvres sèches, la peau hérissée par le froid — bien que la température fût de vingt-deux degrés —, le corps raidi et les muscles des épaules et du dos noués par des crampes. Il portait une tunique bleue et un pâê gris. Ces vêtements lui semblaient indiciblement étrangers. En face de lui, le docteur Fulerio était assis sur un siège-ballon imitant une grosse orange. Avec son visage tout ridé, ses gros yeux fixes, ses cheveux en touffe d'herbe, il avait l'air d'un singe. Un grand singe vert et génial. Ses longues mains osseuses couvertes de poils gris. Salut, singe ! Don savait qu'il avait eu beaucoup de chance d'être soigné par Aldo Fulerio après son opération. Le singe vert était un as, le meilleur médecin simulogiste du Centre. Tout allait bien. Libéré. Je suis libéré… Il s'habituait peu à peu à sa condition d'homme déconnecté. Mais ce serait dur. Le docteur Fulerio l'aidait énormément. Il existait entre eux un véritable phénomène d'empathie. Don savait toujours avec quelques instants d'avance quand le docteur allait parler. Il entendait sa première phrase quelques secondes avant qu'elle fût prononcée et il anticipait la plupart de ses gestes. Fulerio lui avait expliqué que c'était une séquelle normale de l'ablation des implants qui disparaîtrait bientôt. Mon cher ami, c'était la seule solution…

« C'était la seule solution pour vous. » dit le docteur Fulerio. « Vous deviez couver un Hood depuis des mois, des années peut-être. Mais personne ne s'en était aperçu. Syndrome feutré… Et puis vous avez eu brusquement une crise aiguë qui mettait en danger votre vie… votre raison et votre vie. Honnêtement, je crois que le médecin assistant de votre programme… le docteur Judy Swann, n'est-ce pas ?

— C'est exact.

— Je crois que Judy Swann ne s'est pas montrée très perspicace. Oh ! étant donné que tout se termine bien pour vous, je ne pense pas que vous puissiez obtenir une indemnité de l'Administration… »

Don haussa les épaules. Ce mouvement provoqua un léger frottement de l'étoffe contre sa peau. Il eut l'impression d'être habillé d'un linceul gelé.

— « Peu importe.

— On vous a donc déconnecté d'urgence. C'était la seule chose à faire. »

Don se força à l'impassibilité. « Je l'admets. Ce que je ne comprends pas, c'est la nécessité de m'opérer pour m'enlever les implants immédiatement.

— Il y a plusieurs bonnes raisons à cela. De toute façon, vous ne pouviez plus être simulateur après un Hood. Il aurait fallu vous enlever les implants tôt ou tard. L'expérience prouve que le meilleur moment pour opérer se situe à chaud, peu après que le sujet a été déconnecté. Vous n'auriez pu quitter le Centre avec vos électrodes. La loi l'interdit. À l'extérieur, n'importe quel réseau phordal aurait pu prendre le contrôle de votre cerveau et faire de vous un robot… Et puis surtout, du point de vue médical, vous ne pourrez guérir que si vous êtes coupé à tout jamais du phord-contact. Cela aussi, l'expérience l'a prouvé — et à quel prix ! Psychologiquement, voyez-vous, il faut que la rupture soit nette et définitive. Je sais bien que c'est un mauvais moment à passer. Pour les simulateurs qui ont pu être déconnectés à temps, le pourcentage de guérison est de plus de quatre-vingt-dix… sauf dans les cas où l'opération a échoué, bien sûr. Mais supposons que l'ablation ne vous ait pas été faite et que vous soyez en attente : ce serait infiniment plus dur… Tout s'est bien passé. Vous n'avez pas d'inquiétude à avoir. »

Don hocha la tête. Au fond, il s'en moquait. Une espèce d'indifférence morne l'avait envahi. Seul sentiment qui pût encore percer cette indifférence : une vague haine du monde. Lui ne guérirait jamais. Il serait dans les dix pour cent. Je m'en fous, mon vieux, si tu savais comme je m'en fous ! D'un coup de reins, le docteur fit avancer son siège d'un bon mètre. Il était maintenant près de Don. Il souriait avec chaleur.

« Croyez-moi, Lorsan. Vous avez été déconnecté juste à temps. Vous avez parlé, après l'opération. Vous avez beaucoup parlé. Je vous ai écouté. C'est mon travail. Vous avez eu ce qu'on appelle un “contact fantôme”. Très classique. Vous prenez l'habitude de considérer le réseau cérébro-phordal comme un être pensant. Vous le personnifiez, vous le déifiez. Et dans le contact fantôme, votre désir se change en réalité. C'est un effet de la maladie, naturellement. Vous rencontrez un dieu issu du réseau ou vous recevez un message de ce dieu. Un message qui vous dit ce que vous désirez secrètement entendre. Le dieu vous offre de le rejoindre dans l'univers chronolytique où vous serez libéré à la fois de la tutelle du phord-contact et des lois insupportables du monde matériel. Il vous offre l'éternité subjective ou n'importe quoi de ce genre. Vous savez bien, au fond de vous, que c'est trop beau pour être vrai. Mais vous voulez y croire. Vous espérez, vous…

— Si on n'est pas déconnecté à temps, qu'est-ce qui se passe ?

— Coma dépassé. La mort ou une survie végétative, dans un état de schizophrénie avancée… »

Don se leva. Il se tint très droit, résistant au vertige. Il avait la sensation de marcher avec des semelles de plomb sur du ciment armé. « Merci, docteur. Je pars quand ? »

Le docteur Fulerio baissa les yeux, promena l'index sur les micro-commandes de son communicateur de poignet. « Après-demain. Centre de simuthérapie de Cavaliasol. Je pense que ça devrait aller. Si c'était l'hiver, on vous enverrait en Afrique ou dans l'Océan Indien. Vous n'avez pas de chance… Mais je crois que Cavaliasol vous plaira. La qualité du service médical y est très bonne. Je vous verrai d'ailleurs dans un mois… » Il donna un coup de pied au siège-ballon qui roula au fond du cabinet. Un chat rose surgit et sauta dessus. « Sacrée bestiole ! Ne se plaît que là où je pose mes fesses ! Ah ! ah ! Lorsan, je vous présente Griffon. Un vrai simulateur, dans son genre…

— Griffon… c'est son nom ?

— C'est son nom.

— Il est teint ?

— Mais non, c'est sa couleur naturelle… Eh bien, mon cher, je vous souhaite un bon séjour et d'agréables rencontres. Oui, d'agréables rencontres — c'est essentiel pour votre guérison. À bientôt. »

La mer… Pour la première fois depuis sa sortie du Centre (un siècle et trois semaines plus tôt), Don pouvait regarder le monde sans trop d'angoisse.

Les vagues dansaient devant lui en murmurant, bouche fermée, leur indéchiffrable message. Un frisson d'écume courait sans fin tout le long de la plage : dentelle arrachée par cent mille démons à un million de vierges du temps passé. Les oiseaux criaient leur rauque salut. Le vent peignait la mer et tirait du sable un grésillement d'insecte piégé. L'air salin avait le même goût que la chair des crabes. Tout était vrai. Les odeurs ne se mélangeaient plus avec les sons ; la lumière n'avait plus de poids ; le temps tournait rond, poursuivi par les aiguilles implacables des chronomètres.

On voyait à l'est, au loin, les grands bâtiments blancs du Centre héliomarin de Cavaliasol. La distance et une légère brume émoussaient un peu leurs lignes dures. Rien ne blessait l'œil de l'ex-simulateur. Don était bien. Presque heureux.

Tous les pensionnaires du Centre avaient subi l'ablation de leurs implants frontaux. Les uns avaient atteint l'âge de la retraite : cinquante ans. D'autres avaient abandonné plus ou moins volontairement le métier. Certains, comme Don, avaient été opérés à la suite d'un Hood ou d'un Seeman. Ils se réunissaient entre eux et subissaient d'ailleurs l'ostracisme des autres groupes. Parmi les Hood, se trouvait Tania, une grande fille brune qui ressemblait à Lora, la dephné. Elle était à Cavaliasol depuis le printemps. Elle connaissait presque tous les centres de simuthérapie de la planète. Les médecins disaient qu'elle partirait bientôt car elle était guérie. Guérie ? Tania savait bien qu'elle ne le serait jamais.

Elle ne souhaitait pas guérir. L'idée de quitter le Centre et de retourner dans une ville pour reprendre ce qu'on appelait une “vie sociale normale” la rendait folle d'angoisse. Le Centre était un asile de silence et de paix. Elle ne pourrait plus jamais supporter le bruit, la promiscuité, l'atmosphère étouffante et la violence qui régnaient dans les villes. On lui donnerait peut-être du travail dans un parc naturel, une opzone ou un hôpital autonome. Même cela l'effrayait. Elle se croyait incapable d'exercer jamais un métier. Dans les activités minimes de la vie au Centre, elle avait une hantise constante de l'erreur et de l'accident. Elle ne montait jamais dans un ascenseur, ne pratiquait aucun sport, ne nageait ni dans la mer ni dans la piscine et n'osait prendre seule un bain… Mais, selon les médecins, c'était sans importance. Elle s'adapterait, disaient-ils, une fois qu'elle aurait quitté le Centre et cessé de vivre dans un cadre surprotégé. Surprotégé ou pire que cela ? Don pensait que les médecins se trompaient. Ou bien qu'ils mentaient…

Les phords, les psychologues ou Dieu sait qui avaient choisi Tania pour être sa compagne — en attendant le départ de l'un ou de l'autre. C'était sans doute l'“agréable rencontre” promise par le docteur Fulerio. « Elle est guérie ; » lui avait-on dit, « elle vous aidera à guérir. » Pourquoi jouaient-ils cette comédie, tous, les médecins, les psychologues, l'administration ? Tania avait été déconnectée et opérée deux ans plus tôt : elle en était exactement au même point que lui. Et les anciens Hood de leur groupe ne semblaient guère plus brillants. Don avait maintenant la conviction que les simulateurs coupés pour une raison ou pour une autre de leur univers cérébro-phordal ne redevenaient jamais des êtres normaux. C'est pourquoi les centres de simuthérapie étaient en réalité des asiles-prisons pour psychopathes incurables.

Il lui avait fallu deux semaines pour comprendre que le Centre de Cavaliasol était un camp d'internement ! L'évidence même. On n'avait pas pris la peine de déguiser les gardiens en infirmiers. Tous, hommes et femmes, portaient des vestes noires serrées à la ceinture. Les femmes avaient des jupes beiges, larges et courtes — sans doute pour leur permettre de courir vite, en cas de nécessité —, les hommes des pantalons étroits, gris, bleus ou jaunes. Presque tous étaient chaussés de courtes bottes noires. Ils allaient tête nue et avaient un air de soldats vaincus et amers. Ils ne montraient presque jamais leurs armes, mais les hôtes, les malades — les prisonniers — du Centre savaient qu'ils tiraient des décharges anesthésiantes ou tétanisantes au moindre geste suspect. D'après la rumeur, ils l'avaient prouvé à plusieurs reprises.

Les Hood se montraient en général apathiques, indifférents ou résignés, très souvent perdus dans leurs rêves. Mais les Seeman ne pensaient qu'à s'en aller et ne cessaient de combiner des plans d'évasion. Et les simulateurs qui avaient subi l'ablation des implants par mesure disciplinaire étaient toujours au bord de la révolte.

Manolo, le voisin de chambre de Don Lorsan, disait parfois de sa voix patiente et froide : « Quand j'en aurai assez, je filerai et je me ferai tuer ! ». C'était un ancien Seeman déconnecté depuis un an — d'après son dossier —, mais il prétendait avoir passé bien plus longtemps dans les divers centres de simuthérapie où il avait été interné. Normalement, il n'aurait pas dû loger dans ce couloir réservé aux Hood. Mais on avait modifié la répartition des groupes dans un certain nombre de bâtiments et seul Manolo avait refusé de quitter sa chambre.

— « Te faire tuer ? » disait Don. « Mais pourquoi veux-tu qu'ils te tuent ? Ils te tireront peut-être dessus avec leurs pistolets anesthésiants, leurs annihilateurs de volonté ou n'importe quoi de ce genre. Tu en seras quitte avec quinze jours d'infirmerie, sous tranquillisants.

— Eh bien, ça sera toujours ça de pris ! »

Et le lendemain, il recommençait sa litanie : « Quand j'en aurai assez, je filerai et je me ferai tuer !

— Mais pourquoi veux-tu qu'ils te tuent ? »

Un jour, Manolo répondit durement : « Pour faire de la place ! On manque de chambres ; tu n'es pas au courant ? ».

Don ne souhaitait nullement partir. Et Tania avait des tremblements et des sueurs froides à la seule pensée qu'on pourrait la libérer bientôt. Les chimériques espoirs d'évasion des Seeman amusaient les Hood. Eux aussi avaient rêvé d'évasion lorsqu'ils étaient simulateurs. Ils avaient voulu échapper au phord-contact, ils avaient tenté de se glisser dans les égouts et les catacombes du réseau pour découvrir l'autre face du monde. Ils avaient eu un contact fantôme et on les avait déconnectés à l'instant précis où ils croyaient être libres. Maintenant, ils n'espéraient plus rien.

La chaleur devenait plus torride de jour en jour… Depuis vingt ans, une sécheresse implacable transformait l'Europe en désert. Il n'était pas tombé une goutte d'eau sur la région de Cavaliasol depuis cinq mois.

On attendait fiévreusement l'orage annoncé pour les derniers jours de juillet. La date exacte n'était pas encore fixée par les services météo. On ne pourrait produire la pluie que s'il y avait assez de nuages. Les chasseurs dirigeables étaient au travail.

Une vive tension régnait au Centre, surtout parmi les Seeman. Mais la contagion commençait à atteindre les autres groupes…

Les malades se promenaient nus sur la plage incendiée ou sur les pelouses desséchées. Ils guettaient le ciel. La sueur ruisselait sur les peaux bronzées. Homme et femmes échangeaient des caresses poisseuses, s'épanchaient en coïts inachevés.

Le temps passait avec une lenteur extrême.

« On n'en sortira jamais !

— Tant mieux…

— On n'est pas mal, ici. On bouffe, on baise, on n'a rien à foutre.

— Je veux dire : on guérira jamais.

— Qu'est-ce que ça signifie : guérir ?

— C'est un mot…

— Pourtant, il y en a qui s'en vont.

— Pour aller dans un autre centre.

— Qu'est-ce que tu en sais ?

— Je le sais.

— Tu as envie de sortir, toi ?

— C'est pas la question. Mais on nous ment.

— On nous trompe.

— On nous joue une sale comédie.

— Peut-être pour notre bien…

— Tu crois qu'ils nous gardent par pure charité ?

— C'est leur devoir de nous soigner. Le devoir de la société.

— Ils ont certainement un but.

— Un but ?

— Oui. Je me demande ce qu'ils veulent faire de nous.

— On ne saura jamais la vérité.

— Ou alors trop tard… »

« On raconte qu'ils ont amené des chiens à la Cité nord. Des chiens-loups, d'énormes bêtes féroces. Un prisonnier aurait tenté de fuir. Un gardien aurait tiré sur lui une aiguille tétanisante et l'aurait laissé déchirer et dévorer par les chiens. Impossible ? »

« On en dit bien d'autres. Des femmes qu'on croyait libérées seraient enfermées dans les sous-sols, violées, torturées… »

« On ferait aussi à Cavaliasol des expériences sur le cerveau.

— Des expériences ? Nous leur servons de cobayes ? »

Les nouveaux arrivants débarquaient en général d'un bus de l'aéroport qui venait une ou deux fois par semaine. Les départs étaient irréguliers, plus ou moins secrets. Personne ne savait exactement quel moyen de transport était utilisés et vers quelle destination s'en allaient les malades guéris… ou les prisonniers libérés.

Les Seeman formaient dans la cour, dans le parc, sur la plage, de petits groupes de conspirateurs ; ils murmuraient des menaces, annonçaient de prochaines révoltes. Les Hood restaient calmes, mais à la suite des dernières rumeurs la peur s'insinuait sous leur indifférence comme le soleil d'hiver perce la brume.

Les gardiens étaient nerveux.

L'orage montait.

Les médecins que l'on interrogeait riaient ou haussaient les épaules. « Vous êtes ici pour guérir. Vos imaginations morbides font partie de votre mal. Mais ça passera… » Et les gardiens ne semblaient pas comprendre les questions qu'on leur posait.

Pour Don, la vie était supportable. Sur le plan matériel, il ne pouvait souhaiter une captivité plus douce. Nourriture un peu monotone mais suffisante et bien préparée. Alcool au bar. Et pendant le jour, une liberté totale d'aller et venir dans le parc, sous les cèdres, à travers les pelouses brûlées par le soleil, entre les haies de tamaris ou de lauriers-roses. Jusqu'à la plage immense, plate, propre et sauvage. Liberté de se baigner sans surveillance — les gardiens ne se montraient jamais de ce côté — aussi loin et aussi longtemps qu'on le désirait… S'évader par la mer ? Les Seeman y pensaient bien. Quelques-uns l'avaient tenté et avaient échoué. Ils avaient nagé pendant des heures, puis s'étaient retrouvés sur la plage de Cavaliasol. Les gardiens armés de pistolets tétanisants patrouillaient à la limite du Centre. D'autres avaient nagé plus longtemps, avaient observé cette limite depuis la mer et, croyant l'avoir franchie, étaient revenus à terre. D'une façon ou d'une autre, ils avaient pris pied du mauvais côté (à l'intérieur de l'enceinte).

Vers le large, on ne voyait jamais un bateau. Dans le ciel, jamais un leso ni un dirigeable. Une conviction bizarre s'ancrait peu à peu dans l'esprit de Don : Nous ne sommes pas à Cavaliasol…

Mais alors, où sommes-nous ? C'est sans importance. Ici ou là !

Ils se promenaient nus le long du rivage, poursuivaient les oiseaux de la côte, pluviers, barges, gravelots, huîtriers, qui se laissaient facilement approcher. Ils se couchaient sur le sable pour faire l'amour.

De gros nuages bleus s'accumulaient tout autour de l'horizon. Le jour de l'orage, nous serons toi et moi les fiancés de l'univers…

Tania ressemblait étonnamment à Lora. Elle avait les mêmes lèvres rouges, bien ourlées, le même nez droit et court, dessiné à la perfection, les mêmes yeux bruns, allongés et un peu bridés, les mêmes longs cheveux à reflets bleutés qui coulaient en mèches serpentines jusqu'à ses seins ronds et lourds. En la voyant pour la première fois, il l'avait prise pour Lora. Impossible, la coïncidence eût été trop grande. Et Lora la dephné n'avait jamais fait de simulation : elle ne possédait pas d'implants et ne risquait pas d'avoir un syndrome de Hood.

La silhouette élancée de Lora, ses grandes mains aux ongles dorés, ses longues jambes de ballerine… Mais il n'avait jamais vu la dephné entièrement nue et il ne pouvait donc comparer le corps de Tania à celui de Lora. De toute façon, la ressemblance entre les deux femmes était fantastique. Et leur voix… La voix de Lora qui mouillait les i et roulait les r : Mon chéri, comment vont tes yeux ?

« Mon chéri, comment vont tes yeux ? » demanda Tania en roulant les r et en mouillant les i.

— « Pas très bien, mais je m'en fous.

— Ils ne t'ont pas donné ton médicament ?

— Non. Je l'ai eu à Archeville pour la dernière fois, juste avant mon départ. J'ai fait une demande. J'ai écrit au docteur Fulerio qui doit venir… qui devait venir, je ne sais plus. J'ai l'impression qu'on me laisse tomber. Au fond, je crois que je voudrais être aveugle pour me sentir coupé du monde… Je ne sais pas. Ici, ils m'ont dit que mes yeux allaient très bien. Et… ah ! franchement, je ne sais pas. Je ne comprends pas.

— Moi, il y a longtemps que je ne cherche plus à comprendre, Don. Je me demande si…

— Si quoi ?

— Si je ne suis pas folle. Si nous ne sommes pas tous devenus fous après l'ablation des implants !

— Il y a une autre hypothèse.

— Laquelle ?

— Je t'en parlerai plus tard. Il faut que j'y réfléchisse encore.

— Moi aussi, je crois que je voudrais être aveugle.

— Fermons les yeux. »

L'orage approche.

Voici le jour de l'orage.

« Lora ! » gémit Don. C'était Tania. Les ongles de Tania griffèrent sa cuisse. Ils étaient étendus l'un contre l'autre dans un creux de la plage. D'une main, Tania caressait le sexe gonflé de Don. De l'autre, elle fouillait les replis sensibles de sa chair. Don s'abandonnait, les paupières baissées, étendu et monstrueusement attentif à son propre plaisir — qui était la seule réalité certaine de sa vie. Il écoutait l'orage gronder au-dessus de la mer. Conscience 3, faites que le ciel éclate ! Une onde d'exaltation partit de sa nuque, s'épanouit entre ses épaules, puis descendit à la rencontre du plaisir sexuel. Les dieux du Réseau pouvaient-ils l'entendre ? Existaient-ils encore ? Mais avaient-ils jamais existé ailleurs que dans son cerveau enfiévré par la maladie de Hood ? Oui ! Il en était sûr. Il appartenait toujours à Conscience 3. Il était un quantum infime de Conscience 3. Un quantum pas tellement infime ! Les seigneurs du Réseau avaient vaincu le temps. Peut-être sauraient-ils maîtriser l'espace pour venir chercher à Cavaliasol Don Lorsan et les autres Hood…

Un éclair traversa la plage, si brillant que Don l'entrevit sous ses paupières. La foudre tomba du côté du Centre, peut-être sur un cèdre du parc. Don cria. Le tonnerre ponctua son orgasme et des larmes de plaisir coulèrent sur son visage.

Tania se jeta dans ses bras et se mit à trembler. « Don, je vais partir. Je le sais depuis hier. Ils m'ont avertie que j'allais être libérée. Mais je ne le crois pas ! Ils vont m'emmener quelque part pour leurs expériences ou leux jeux ou je ne sais quoi. Oh ! Do… »

Don ouvrit les yeux. « Tania, j'ai réfléchi. Il y a une chance pour que…

— Don, ne m'abandonne pas. Ne les laisse pas m'emmener. Je ne veux pas partir. Je ne sais pas ce qu'ils vont faire de moi, mais je suis sûre qu'ils ne me lâcheront pas. Ils n'ont jamais libéré personne ! »

Les éclairs se succédaient de plus en plus vite, en forme de lame, de fouet, d'arc, de flèche, d'étoile, de griffe ou de soleil, et leurs trajectoires brisées convergeaient sur Cavaliasol. Mille chiens fous hurlaient à la mort entre ciel et mer.

Tania se leva. Elle regarda longuement du côté du Centre. « Je suis en retard. J'aurais dû rentrer depuis plus d'une heure. Ils doivent m'attendre… »

Don et Tania enfilèrent leurs abuds jaunes qui étaient — avec la nudité intégrale — l'uniforme habituel des malades — ou des prisonniers.

« Don, je ne veux pas rentrer au Centre. Je ne veux pas m'en aller ! » Elle mit les mains sur ses yeux. « Les voilà. Ils viennent me chercher ! »

Une grosse vague mourut à leurs pieds et les éclaboussa. Le tonnerre était un aboiement rauque ininterrompu. Les éclairs cernaient l'horizon d'un collier de lumière bleutée. Mais leurs pointes étaient dirigées sur le Centre. Une flèche visa la cime d'un cèdre et le cèdre se fendit dans un craquement de métal fracassé, comme s'il eût été un poteau d'acier.

Tania prit la main de Don. « Mon chéri, sauve-moi ! » Elle le regarda et il fut bouleversé par la confiance totale qu'il lut dans ses yeux. Il se rappela les paroles de Kanashiwa : « Tu as encore des épreuves à subir et je ne te cache pas qu'elles seront difficiles… ». Était-ce une épreuve ?

Les entités cérébro-phordales peuvent-elles intervenir dans l'univers originel ? Mais sommes-nous encore dans l'univers originel ?

Trois gardiens — vestes noires, pantalons clairs — marchaient vers la plage à grands pas. Deux chiens-loups trottaient devant eux. Les bêtes suivaient la piste de Tania. Le tonnerre claquait de plus en plus sec.

« Ils viennent ! » dit Tania.

— « N'aie pas peur, ma chérie. Je te sauverai. »

Don regarda distraitement les gardiens et les chiens qui courraient dans leur direction. Puis il pivota autour de Tania, se serra contre elle, leva le bras droit, la paume ouverte, deux doigts pointés vers le ciel.

Instantanément, un éclair les foudroya.

Première publication

"Simulateur ! Simulateur !"
››› Fiction 250, octobre 1974