Sauter la navigation

 
Vous êtes ici : Quarante-Deux Récits de l'espace Michel Jeury un Jour…

Michel Jeury : la Conspiration des Trois-Noms

Intégrale des nouvelles

un Jour torride

Bruno s'arrêta sur le pas de la porte. Agnès et Martine se tenaient l'une près de l'autre, au milieu de la cuisine, droites, figées, comme hostiles.

Une seconde plus tôt, Agnès observait le ciel par la fenêtre entrebâillée. Elle s'était détournée à l'entrée de Bruno. Mais lui avait surpris son mouvement. Il savait qu'elle guettait la montée de l'orage : depuis la cour du Mas-Aliénas, on entendait de faibles roulements de tonnerre du côté du sud.

Une sécheresse implacable régnait cet été-là sur les plateaux du Centre, du Quercy, du Périgord. Les paysans étaient à bout d'attente, à bout d'espoir… Mais peut-être la jeune Agnès ne voulait-elle pas passer pour une paysanne comme les autres aux yeux de Bruno, le Parisien, et peut-être essayait-elle de cacher son anxiété à ce visiteur qui l'émouvait un peu trop.

Bruno trouvait que les femmes avaient un comportement étrange depuis son arrivée à Aliénas. Martine dramatisait la situation, naturellement. C'était son caractère. Il connaissait depuis toujours le goût de cette fille pour le drame. Tous les Serviac possédaient plus ou moins ce trait. Il s'était dit, quand Matthias l'avait épousée : ça finira mal. Il l'avait aimée avant Matthias et… Bon, c'est de l'histoire ancienne ! se dit-il avec une brusque fureur. Depuis, il avait baisé dix filles, ou vingt, Dieu sait, et Matthias était resté son ami. Son meilleur ami.

De toute façon, le drame était dans l'air. Au sens propre de l'expression : dans l'air sec et surchauffé d'un été torride. En montant à Aliénas, Bruno s'était arrêté au village de Morel pour boire une bière. Il en avait bu deux pour se donner le temps d'observer les gens. Il avait remarqué que la sécheresse créait une tension tout à fait inhabituelle dans ce pays aimable et tranquille. Les paysans semblaient à la fois hargneux et las. Au Mas-Aliénas, c'était encore pis, avec Matthias malade et la mère de Martine, Rosine Serviac, à moitié folle…

Bruno pensa : Ma petite Martine est à son affaire ! La jeune femme esquissait un sourire désolé. Bon Dieu, qu'elle a vieilli ! On lui donnerait au moins trente-cinq ans. Il calcula : Elle doit en avoir vingt-neuf, cinq de moins que moi. Elle s'habillait maintenant de gris ou de bleu foncé et prenait des airs de veuve inconsolable… Après tout, elle portait peut-être le deuil de sa jeunesse perdue. Ta jeunesse perdue par ta faute ! Il s'efforça de détourner le cours obsessionnel de ses pensées et demanda calmement : « On en est à combien de jours sans eau ? ».

Agnès éclata de rire comme si la question eût été stupide. Puis aussitôt elle répondit, avec une gravité qui accentuait l'expression enfantine de son visage : « C'est tabou ! Tu sais ce qu'on fait aux Parisiens qui posent des questions taboues ?

— Non. » dit Bruno. « Aucune idée.

— On les oblige à boire la boue des fontaines ! »

Il se dirigea lentement vers le calendrier des postes accroché au mur, près de la fenêtre. Elle avait l'air de compter ses pas et de jouer un rôle. Martine tripotait le coin de son tablier en regardant Bruno.

« Tu veux toujours savoir ? » demanda Agnès.

Bruno eut un sourire gêné.

— « Je suppose qu'on ne répond pas aux questions taboues ?

— Du 30 avril au 16 septembre ! » dit-elle d'une voix triomphante. « On approche des cent quarante jours sans une goutte de pluie ! »

Martine se réfugia au fond de la pièce, entre la cuisine et la cheminée. Puis elle se retourna d'un mouvement brusque et coupa avec une tristesse poignante : « C'est la troisième année de sécheresse, Bruno. Cette fois, je crois que nous sommes fichus. ».

Agnès se frotta les mains ; un sourire nerveux retroussa le bord de sa lèvre supérieure.

— « Les moutons vont crever. Qu'est-ce que je m'en fous ! Ce sont les bêtes les plus connes de la terre après les Hommes ! »

Elle eut un rire grinçant, à demi étouffé. Bruno pensa : Il faut toujours que cette sacrée idiote fasse l'intéressante. Il se rendit compte en même temps que l'agressivité ambiante commençait à le gagner. Il s'avança vers la fenêtre, les mains dans les poches, en essayant de se rappeler qu'il était à Aliénas pour se reposer, que la sécheresse ne le concernait pas, qu'il avait trois semaines de vacances et que tout allait bien. Mais, réflexion faite, une sécheresse de cent quarante jours, qui touchait près de la moitié de l'Europe, sans parler de l'Afrique du Nord et du Proche-Orient, et après deux étés également très secs, ça finissait par concerner n'importe qui, même le chef de publicité adjoint d'un grand laboratoire pharmaceutique parisien…

— « La Barbaira s'est tarie aussi ? » demanda-t-il d'une voix lointaine, un peu comme s'il avait honte.

— « Presque. » dit Martine. « Il y a à peine de quoi faire boire un chat. Les moutons vont lécher la pierre. C'est affreux.

— Et le Riac ? »

Agnès s'approcha timidement de Bruno, puis s'écarta d'un pas et s'appuya contre la fenêtre.

— « Le Riac a encore assez d'eau pour les moutons, mais ça fait un bon kilomètre, tu te rends compte ! » dit-elle sur un ton presque suppliant. On va finir par s'user les pattes, les moutons et nous ! »

Elle éclata de rire, franchement cette fois. Tu veux la paix, mignonne ? Il lui sourit avec gravité et entra dans le jeu.

— « Tu as de quoi user. »

Agnès leva un genou, contempla d'un air pensif ses jambes bronzées et musclées.

— « Je crois que j'ai un peu maigri. »

Elle tourna vers lui ses grands yeux sombres, pleins d'une candeur affectée.

« La sécheresse, ça a du bon ! »

En reculant, Bruno frôla avec son bras gauche le sein droit de la jeune fille.

— « L'orage de ce soir est en train de s'étouffer. » dit Martine derrière eux. « C'est désespérant. »

Elle vint se planter devant le calendrier et fit mine de chercher une date. Mais elle louchait vers le ciel qui avait pris, au-dessus de la grange, une teinte de vieux plomb. De petits nuages blancs, vaporeux, frangés de dentelle grise, défilaient en rangs serrés derrière le feuillage très ajouré des tilleuls de la cour.

« Quand les nuages viennent du nord-ouest, » dit Martine, « ça rate à tous les coups.

— Peu importe d'où vient le vent ; » dit Agnès, « ça rate toujours ! Pour vous consoler, pensez donc aux chouettes inondations qu'on aura à l'automne ! »

Elle se rengorgea un peu. Son regard croisa celui de Bruno. Et Bruno baissa les yeux. Agnès prit une bouteille d'eau dans le réfrigérateur, trois verres sur la pierre de l'évier et posa le tout sur la table. Puis elle se dandina jusqu'au vieux buffet rustique, s'accroupit devant et ouvrit les deux portes. Ce mouvement eut pour effet de retrousser sa jupe de cuir à franges sur ses fortes cuisses brunes. De chaque côté de ses genoux brillants, ses muscles tendus dessinaient de longs fuseaux de chair ferme.

— « Qu'est-ce que tu cherches ? » demanda Martine d'un air agacé.

— « La grenadine. Bruno a soif. Moi aussi.

— Sous l'évier. »

Agnès se releva avec une grâce étudiée, pivota d'un coup de hanche, retourna à l'évier d'une allure nonchalante. Martine continua le service avec une précision affairée. Elle versa un doigt de grenadine au fond des verres, puis les remplit d'eau fraîche, sans laisser tomber une seule goutte du précieux liquide sur la toile cirée. Bruno s'approcha de la table, but quelques gorgées de sirop largement étendu, puis observa Agnès à l'abri de son verre. Les seins de la jeune fille remuaient en toute liberté sous son polo et leurs pointes s'incrustaient parfois dans l'étoffe. Cette petite garce ne porte pas de soutien-gorge ? Si tu n'étais pas la fille de mon meilleur copain, je te baiserais bien, ma biche. Mais je ne peux par profiter d'un moment où le pauvre chien est au lit avec cette sacrée fièvre pour m'envoyer comme un salaud sa petite chérie. D'un autre côté, les circonstances exceptionnelles pouvaient effacer pas mal de conventions. La chaleur, la sécheresse, cette mystérieuse fièvre bronzée, l'orage, l'atmosphère de cataclysme… Merde, si je ne le fais pas maintenant, je ne le ferai jamais ! Agnès comprit le message muet. Elle battit des paupières, lécha longuement ses lèvres poissées par le sirop. Elle était en même temps provocante et hostile. Normal pour une fille de cet âge, pensa Bruno. Elle a à peine dix-sept ans, après tout.

— « Et la météo, qu'est-ce qu'elle prévoit ? » demanda-t-il distraitement.

— « Du beau temps pour les Parisiens ! » dit Agnès.

— « Le journal annonce des orages sur le Centre et les Pyrénées. » rectifia Martine. « Comme d'habitude. »

Agnès haussa les épaules et ses seins pointus tendirent l'étoffe mince de son pull.

— « Comme d'habitude ! Moi, je fous le camp !

— À Paris ? » demanda froidement Bruno.

— « Salaud ! » dit-elle à mi-voix, et elle sortit en claquant la porte du couloir.

Les jours passaient. Les mois, les saisons, les années… La pluie et le beau temps, le vent et le gel étaient les choses les plus importantes du monde. On commandait à la terre en lui obéissant. Et elle devenait de plus en plus avare de ses récompenses.

Matthias Arnaud, ex-ingénieur chimiste aux laboratoires Cerba, s'était mis à l'école des paysans, mais sa manière d'aimer la terre n'était pas tout à fait la leur. Les jeunes, surtout, lui déplaisaient par leur obsession du rendement, leur penchant à traiter le sol comme une matière inerte, les animaux comme des objets, et leur habitude de ne voir dans la lande et la forêt que des surfaces perdues. Au fond, il s'entendait mieux avec les anciens. Pour ces derniers, les lois de la nature gardaient leur caractère un peu sacré. Il ne parlait pas de culture ni d'élevage : il y avait la vie, leur vie, et les bêtes et les plantes jouaient un rôle immuable dans un cycle sans fin. Matthias les approuvait de tout cœur, même s'il enviait les jeunes et travaillait à sa façon, qui n'était ni celle des uns ni celle des autres. Même s'il se laissait aller à les imiter parfois, par mégarde, il haïssait les brûleurs de haies, les défricheurs de lisières, les maniaques de la machine et de la propriété qui labouraient toute la nuit pour le plus grand profit de la société capitaliste et préféraient leur compte en banque à un coucher de soleil sur les collines…

L'habitude n'avait pas encore émoussé le plaisir qu'il prenait chaque année à voir les arbres se couvrir de bourgeons, de feuilles et de fleurs, puis gonfler leur toison dans l'opulence de l'été, et jaunir et se faner doucement pour se dépouiller enfin et offrir, avec une indifférence sublime, leurs branches nues au vent de l'hiver. Il avait toujours su observer le ciel, les nuages, l'horizon, la lune, le sol, les oiseaux, la couleur et la densité de l'air, mais il apprenait maintenant l'attente anxieuse de la pluie ou du soleil — de la pluie surtout car la sécheresse était un fléau depuis quelques années —, et cette attente le liait aux éléments, l'assimilait par toutes les fibres de son corps à une réalité cosmique supérieure. Et il prenait conscience de ces liens avec joie, comme d'un amour partagé. La nature était une femme très belle et très puissante. En face de sa volonté, il faisait l'apprentissage de la colère humble et exaltante des créatures…

Le temps qui n'improvise pas allait son chemin bien réglé. Time, weather : c'était presque la même chose. Le temps qui passe et le temps qu'il fait. Pourquoi cette différence de conjugaison ? Ils organisent ensemble la ronde folle et sage des saisons, si bien qu'on finit par les confondre.

Matthias sentait brûler en lui, pareilles à l'été, les dernières années de sa jeunesse. Déjà sa vie filait vers l'automne pourri : deux décennies de pluie, de vent et de brouillard avant la neige de l'hiver. Mais souvent septembre est très beau, et le soleil brille parfois jusqu'à la Toussaint… Du moins, c'était ainsi avant que les Hommes ne détraquent tout.

Pour Agnès, c'étaient encore les premières semaines du printemps, les bourgeons acides du mois de mars, avril, où les fleurs des près ouvrent leurs fraîches corolles comme on disait dans les vieux livres de lecture. Matthias songeait avec une joie inquiète à l'échéance de mai : un sexe d'homme mettrait une goutte de sang et un dé de semence dans la corolle offerte. Time and weather : les sexes des gamins du pays s'étaient arrêtés un instant entre les cuisses bronzées de l'adolescente. Le temps continuait. Et la vie.

Au début, l'ordre établi du microclimat local n'était guère dérangé. Beaucoup d'eau en hiver et l'été, le plus souvent, une sécheresse implacable. Il fallait accueillir avec allégresse les entorses à la règle : le soleil de février et la pluie d'août. On peut avoir une jeunesse aride et découvrir le bonheur à quarante ans. Que se passera-t-il en décembre ? Nul ne le sait. On ne doit pas vendre la peau des mois.

Le paysan est un être du temps — au double sens du mot — comme le marin est un être de l'espace. Le premier compte son âge en catastrophes météorologiques ; le second en croisières et en escales.

« J'avais dix ans l'année où toutes les vignes ont été gelées. » raconte le vieux. « Et quinze lorsqu'on traversait tous les ruisseaux à pied sec au milieu de septembre. Vingt quand la tempête de la mi-juillet a emporté les toits et déraciné les arbres. Trente l'automne où on n'a pas pu semer les blés parce qu'il pleuvait tous les jours. Trente-six quand la grêle de juin n'a pas laissé un fruit dans les vergers… » Litanie sans fin. « J'avais quarante-deux ans pour la fameuse gelée du début avril et cinquante pour l'orage du 15 août, quand la foudre a tué dix bêtes dans la commune… » Ainsi, quelquefois, en passant à travers les cataclysmes et en prenant une aspirine dans les cas graves, on arrive à cent ans.

Mais un jour — un mois, une saison, une année… — la belle machine du temps s'était détraquée. La sécheresse s'était installée à demeure, la fièvre bronzée était arrivée. Matthias Arnaud avait compris qu'il ne serait jamais un paysan heureux.

Bruno et Martine étaient seuls dans la cuisine du Mas. Bruno tournait lentement autour de la table. Anxieuse et absente à la fois, Martine le regardait. Conscient d'être observé, il arrêta sa giration et revint instinctivement à la fenêtre. Une fois de plus, sourcils froncés, grimaçant, il scruta le ciel pâle, blanc, bleu, perle, indécis. Il cherchait à travers les labyrinthes de sa mémoire le ciel de son enfance, aux couleurs sans pareilles.

Le silence devenait angoissant. Pour le rompre, à la hâte, il demanda tout bas à Martine où était sa mère et ce qu'elle pouvait bien faire. Il regretta aussitôt sa question.

« Ma mère ? Elle passe son temps à compter les nuages ! Elle est en train de perdre complètement la tête. Il y a de quoi… »

Bruno s'assit sur le banc, près de la table, et posa les coudes sur le bois rugueux, rongé par le frottement. Il se mit à jouer avec son verre, encore à moitié plein de vin blanc. Des reflets d'or traversaient le liquide légèrement ambré.

Sous la table, le chien de berger dormait, la respiration sifflante. Le balancier de la pendule jetait de pâles éclairs. Une mouche prise au papier collant grésillait juste au-dessus de Bruno et lui donnait envie de se gratter l'oreille. Une coccinelle égarée rampait sur la manche de sa chemise avec une lenteur millimétrique. Sans la chaleur étouffante, l'ambiance eût été celle d'un bonheur paisible, hors du temps.

— « Combien de tours de chaîne, au puits ? » demanda Bruno.

— « Dix-sept, dix-huit. » dit Martine. « À vingt, on racle le fond… Comment ça se passe, à Paris, pour l'eau ? »

Avant de répondre, Bruno mordit dans une pêche molle, fade, plutôt recuite que vraiment mûre. Il s'amusa à l'attaquer avec les incisives inférieures, comme il le faisait lorsqu'il était enfant. La saveur du fruit qu'il dégustait alors se doublait d'un merveilleux agacement, et il fermait les yeux pour mieux surprendre son plaisir.

Il ferma les yeux. Le plaisir ne vint pas. Mûrie sans connaître la pluie, brûlée par un soleil trop chaud, cette petite pêche ridée n'avait rien de commun avec les fruits d'autrefois.

— « À Paris, les gens ne se rendent pas compte. » dit-il. « Mais il y a un problème. Un problème qui s'aggrave d'année en année. Tout le monde sait qu'on va manquer d'eau avant la fin du siècle.

— Avant la fin du siècle ! » ricana Martine. « Chez nous, les bêtes vont crever avant la fin du mois.

— Il va pleuvoir aujourd'hui. » dit Bruno sur un ton apaisant.

Martine haussa les épaules. Elle flottait dans une jupe longue et ample, qu'on eût dite taillée dans une vieille couverture militaire. Bruno lui avait toujours connu du goût pour les accoutrements misérables, les vêtements sombres, tristes, mal coupés… Lorsqu'elle se penchait, ses cheveux tombaient en désordre, mais non sans grâce, autour de son visage mince, hâlé, amaigri. Elle se détournait parfois comme pour cacher son regard trop vif, qui démentait par son éclat une attitude en apparence soumise et résignée.

Bruno se leva et lui fit face.

« Matthias, la fièvre bronzée…

— Je ne sais pas. » dit-elle. « J'ai peur. Le docteur Noey se demande d'où ça vient. Il y a beaucoup de cas dans le pays. C'est sûrement la chaleur, la sécheresse, je ne… Il dit que les antibiotiques n'agissent pas.

— Un virus ?

— Peut-être. Je voudrais que tu en parles avec lui, Bruno. À toi, il te dira peut-être quelque chose… »

Bruno se remit à marcher à travers la cuisine. Les semelles de ses sandales glissaient en silence sur les carreaux usés et polis. Au troisième ou quatrième tour, il s'arrêta en face du thermomètre accroché sous le calendrier des postes, et il s'efforça de ne pas loucher vers le ciel, découpé par les vitres en larges taches claires.

— « Trente et un degrés. » dit-il. « À six heures du soir, ce n'est pas si mal.

— Et nous sommes à la fin de septembre. » ajouta Martine.

Ils se regardèrent. La sueur, étalée sur la peau, rendait les visages luisants et comme graisseux. Elle ne ruisselait pas et perlait à peine ; elle suintait de façon régulière, presque incessante, et parcheminait les épidermes rougis par le soleil.

Un sourire très doux écarta un peu les lèvres de la jeune femme, qui semblaient toujours crispées sur un impossible aveu.

« Je ne regrette rien, Bruno. »

La saison préférée de Matthias était toujours l'hiver, qui exorcisait les sortilèges du sud.

Les femmes s'occupaient des bêtes ; Manuel, l'Espagnol, taillait la vigne. Matthias avait plus de liberté que ses voisins planteurs de tabac, qui passaient de longues journées à trier les feuilles sèches et à lier les manoques. Il partait à l'aube, engoncé dans sa veste de cuir, un chapeau de feutre rabattu sur les yeux pour couper le vent. Il descendait au Grand-Noir, vers les charmeraies qui entouraient le campement des bohémiens, ou montait à la Vieille Ferme, du côté des taillis de châtaigniers. Il portait sa hache, sa cognée, avec quatre coins dans un fourreau et parfois une scie sur l'épaule. Il travaillait lentement, religieusement. Il avait déjà une technique personnelle, de forestier plus que de bûcheron. Il ne voulait pas être un bûcheron : ce mot ressemblait trop à celui de boucher… Il calculait ses coups avec précision. Il marquait les chênes et les pins à vendre en grumes au moins une année à l'avance et ouvrait un passage suffisant aux débardeurs qui viendraient chercher les fûts, tout en laissant croître les meilleurs sujets. Puis il choisissait avec soin les arbres qu'il allait abattre comme bois de chauffage : jeunes chênes en surnombre, taillis de charmes ou de châtaigniers trop épais, érables isolés, ormeaux des bordures, troncs mal venus de toute espèce. Parfois, il allait visiter les coupes voisines pour s'en inspirer et trouver la bonne densité. Il épargnait certains taillis sous futaie qui donnaient à la forêt un air intime et secret ; il contournait les lieux couverts qui lui plaisaient par la beauté de leur mousse ou de leurs fougères, l'épaisseur des branchages, la variété des strates arbustive et herbacée, ou simplement leur richesse en cèpes ou en girolles à la bonne saison. Avec une indulgence complice, il les laissait devenir d'épais fourrés, en se promettant d'aller leur rendre visite quand les champignons pousseraient… Il ne levait sa hache qu'après mûre réflexion. Certains de ses voisins, qui avaient été à plusieurs reprises témoins de ce manège, se moquaient ouvertement de lui. Pour Matthias Arnaud, l'ingénieur chimiste qui voulait oublier la ville, la forêt était à la fois un jardin et un temple.

Il avait fabriqué un chevalet sommaire et il s'en servait pour scier les petits fûts. Pour les plus gros, il était bien obligé d'appeler au secours Manuel et sa tronçonneuse. Cette machine soulevait bien des discussions à Aliénas. Manuel la traînait avec lui même quand il ne s'en servait pas, pour son plaisir. Il la manipulait avec une fierté ingénue et en parlait volontiers à la moindre occasion. C'était une Stilh — la meilleure marque européenne, prétendait-il. Mais il admettait que les McCulloch n'étaient pas mal non plus, du moins dans les américaines… Le soir, Matthias feuilletait les pages publicitaires des revues agricoles pour recenser les marques et comparer les prix : Stilh, Solo, McCulloch, Homelite, Husqvarna… Il avait une envie folle de s'offrir ce jouet, et Manuel l'y encourageait contre son propre intérêt. Naturellement, Martine s'opposait à cette défense inutile. Manuel travaillait chez les uns et les autres ; il pouvait de la sorte amortir son matériel et gagner sa vie pendant la saison creuse. Mais Matthias n'avait pas besoin d'une tronçonneuse pour débiter quelques barres de bois. S'il en achetait quand même une, il serait tenté d'aller travailler pour des voisins ou pour les forestiers qui exploitaient des coupes dans le pays. Or, cela, Martine ne le voulait à aucun prix. Quand elle avait épousé Matthias, il était ingénieur ; il aurait déchu à ses yeux, d'une façon irrémédiable, en devenant journalier.

Agnès entra bruyamment dans la cuisine. Elle avait une manière sauvage d'ouvrir les portes en se jetant contre, en se suspendant au loquet et en pesant de toutes ses forces sur le battant.

« Que devient l'orage ? » demanda Bruno.

— « J'ai vu quelques éclairs sur les Hauts de Chavès. » répondit la jeune fille.

— « Chavès, c'est bon. » dit Bruno. « C'est la direction de l'Espagne : ça signifie la pluie à coup sûr. »

Martine eut un rire bref, amer et anxieux.

— « C'était peut-être vrai autrefois mais les choses ont bien changé, mon pauvre Bruno, depuis…

— Depuis quoi ? »

Martine eut un geste las et fataliste.

— « Depuis rien. »

En soupirant, Bruno retourna s'asseoir à la table. Il fixa les yeux sur le cadran de sa montre et regarda la trotteuse tourner avec une extrême lenteur ou une rapidité folle, selon l'idée qu'on se faisait du temps. Ce mouvement éternel, infernal des aiguilles, lui avait toujours causé un malaise singulier, à la limite de l'angoisse et de la douleur physique. Maintenant, il cherchait cette souffrance pour se sentir à l'unisson des paysans qui attendaient la pluie.

Les saisons passaient et repassaient comme les chevaux d'un manège éternel. Depuis dix ans — depuis le mariage de son ami Matthias avec Martine Serviac —, Bruno revenait à Morel une ou deux fois par an, au printemps et en été. Il avait fait connaître ce pays à Matthias. Il aimait penser — sans y croire tout à fait — qu'un jour lui aussi reviendrait à la terre pour de bon. Il en avait assez de Paris. Comme tout le monde. Il se sentait de plus en plus vivre à côté. À côté de tout et d'abord de lui-même. Et il éprouvait un farouche désir de s'ancrer dans la réalité de la terre, du pays natal… Il se demandait souvent pourquoi il avait quitté cette campagne ardente, suave et rude qu'il aimait tant. Alors, il se souvenait qu'à une certaine époque, rien ne lui semblait meilleur ni plus nécessaire que le départ. Le grand départ. Il avait fait des études, ce qui le condamnait à s'en aller…

Il écouta. Dans le silence soudain, on entendait à l'extérieur un grondement diffus. L'orage approchait. Il leva la tête.

— « Cette fois, ça y est ! »

Agnès eut un hoquet de rire. Elle frottait ostensiblement un de ses genoux avec son index mouillé de salive. Cette petite garce a des cuisses superbes…

— « Cette fois, ça y est ! »

Elle se leva, sautilla à cloche-pied pour enfiler une sandale qui avait glissé. Cet exercice retroussa très haut sa jupe, découvrant le liséré blanc de son slip.

« Cette-fois-ça-y-est ! Cette-fois-ça-y-est ! » chantonna-t-elle moqueusement.

— « Qu'est-ce que tu as à te foutre de moi ? » demanda Bruno.

— « J'en ai assez d'entendre des conneries ! »

Elle se laissa tomber sur le banc, au bout de la table, ramena son pied gauche sous sa cuisse en étirant la jambe droite, posa le menton sur son genou.

— « Tiens-toi bien. » dit Martine sèchement. « Tu as fini de montrer ta culotte ?! »

Agnès écarta les jambes et s'étala encore davantage.

— « On est en 1984 ! J'ai le droit de montrer ma culotte. Et puis, c'est pas ma culotte, c'est mon slip. Il n'y a plus de culottes depuis un sacré bout de temps. T'es pas à la page, ma vieille ! »

Martine lança son regard de combat, d'un beau noir étincelant.

— « On est peut-être en 1984, mais j'aime pas que tu lèves ta jupe pour faire admirer tes cuisses !

— On n'est pas à Paris ! » commenta Agnès. « Le retour à la terre, ça fait pas avancer les mœurs. Maintenant, je te signale que je lève pas ma jupe pour faire voir mes cuisses. Je lève ma jupe parce que j'ai chaud. Et je sais que mes cuisses sont trop grosses. Mais je m'en fous… »

Agnès faisait maintenant l'idiote, et ses mimiques de naïveté lui allaient bien. Bruno pensa : Quelle comédienne ! Il avait la gorge un peu sèche — et ce n'était pas seulement à cause de l'air qui brûlait ses muqueuses. Une chaleur orageuse — la chaleur du désir — coulait sous sa peau.

— « Tu es affreusement mal élevée, ma fille. » dit Martine.

— « Qu'est-ce que tu es vieux jeu, ma pauvre Martine ! » dit Agnès.

Martine haussa une fois de plus ses épaules maigres, secouant ses cheveux bruns, mal coiffés ; des boucles désordonnées se balancèrent sur son cou et découvrirent la moitié de son beau front, bombé et pensif.

— « Vieux jeu, ah oui ! Vieux jeu, ah oui ! ah oui ! Tu me fais rire. Il faut te mettre dans la tête que tu es la fille d'un paysan. À moins d'aller faire la putain en ville, tu trotteras toute ta vie au cul des biques !

— Y aura plus de biques ! » dit Agnès, maussade. « Seront toutes crevées !

— Petite garce ! On dirait que tu es contente !

— Peut-être bien que je le suis ! »

Agnès quitta le banc et vint s'asseoir sur une chaise, près de Bruno. Elle posa un coude sur la table et tira sournoisement la queue de la chatte borgne, pendant que Bruno grattait le crâne grumeleux de la chatte essorillée.

Il calcula : Oui, elle aura bientôt dix-huit ans, après tout. Petits, mais pointus, et probablement libres sous le pull, les seins d'Agnès étaient, plus encore que ses cuisses découvertes, une irrésistible invitation à l'amour. Bruno soupira. La proximité de la jeune fille l'excitait plus qu'il n'aurait voulu. Il humait avec prudence l'odeur de sa peau. Elle sentait le pain chaud, la plume ou le duvet, le lait frais, l'herbe sauvage, la rose mouillée — le sang, le feu, le jeu, la vie.

— « C'est le temps qui nous met tous dans cet état. » dit Martine.

Bruno hocha la tête et retourna guetter à la fenêtre. Il lui sembla que la chaleur avait encore augmenté, brusquement. La sueur s'étalait sur sa nuque, gagnait ses cheveux un peu longs, et de fines gouttes brûlantes s'écoulaient entre ses sourcils, avant de basculer au hasard d'un côté ou de l'autre de son nez. Il sortit son mouchoir et s'essuya le visage et le cou. Agnès l'observait en souriant.

— « Chaud, hein ? »

Bruno baissa la bête pour cacher son embarras. Prendre une douche n'était pas possible. Il y avait bien une installation sommaire qu'on appelait pompeusement “salle d'eau” mais l'eau était maintenant trop précieuse pour qu'on la gaspille à se laver.

« Le soir, c'est encore pire. » dit la jeune fille.

Elle ajouta — et il se sut deviné — : « Qu'est-ce que j'aimerais prendre une douche si on avait un peu plus de flotte ! »

Bruno lui tourna le dos et fixa de nouveau un regard absent sur le ciel gris et vide.

Une autre passion de Matthias, c'était de faire des fagots. On les vendait facilement depuis la crise, mais il gardait les siens car il les aimait trop. Il en liait bon an mal an quelques centaines. Des gros pour la cheminée et des petits, de buissons et de bruyères, pour chauffer les fours à prunes. Il les transportait au Mas et s'amusait à construire d'énormes fagotières en forme de chapiteaux ou de hangars. Les chouettes y nichaient, les lapins creusaient leurs trous par-dessous, les poules y cachaient leurs œufs, la sauvagine s'y réfugiait, les renards y venaient chercher leur vie, et Agnès s'en servait pour jouer à Robinson avec ses copains. Matthias était bien décidé à poursuivre son œuvre. Un jour, les tumulus cerneraient complètement la ferme, et les gens se poseraient des questions. Il ne pouvait expliquer à personne le plaisir qu'il prenait à entasser du bois. On comprenait d'instinct ou on ne comprenait pas. Rosine, la mère de Martine, comprenait à sa façon. « Que de fagots, que de fagots, sacré gars ! » Elle ajoutait parfois, d'un air gourmand : « S'il y avait la guerre, t'en fais pas, ça se vendrait de l'or ! ».

La seconde période de l'hiver mettait Matthias dans une situation un peu humiliante. C'était le moment de tailler les pruniers, les pêchers et surtout la vigne, selon une technique bien précise qu'il avait grand-peine à acquérir. Avec les pêchers, il se débrouillait encore. Il avait vu opérer son grand-père, dans la vallée du Rhône. C'était d'ailleurs assez simple et, si lointaine que fût cette époque, il se souvenait encore mystérieusement des gestes calculés du vieil homme qu'il avait tant admiré. Mais la vigne et les pruniers lui donnaient beaucoup de souci. « Pourquoi tu te fais du mauvais sang ? » lui demandait Martine. « Manuel est là pour ça ! » Matthias aimait bien Manuel, mais quand celui-ci travaillait à la vigne, il se sentait lui-même inutile et n'avait pas seulement le goût d'aller au bois…

Par contre, il avait appris avec facilité à lier les vaches, et il savait déjà, en arrivant, atteler un cheval. La jument Poupée était très docile et il n'avait pas d'ennuis avec elle. Pour le reste, qu'on le veuille ou non, depuis un quart de siècle, la mécanique avait pris le pas sur les anciennes méthodes, et les machines, il les connaissait bien, tout en les détestant.

La vigne restait une obsession majeure. Quand Manuel lui tendait le sécateur en disant : « Essaie donc, c'est pas sorcier ! », il était comme paralysé devant les sarments qui avaient l'air de le défier. Il donnait quelques coups maladroits, puis rendait l'outil : « Je vais te regarder encore un peu… ». Les femmes ne se plaignaient pas de cette situation. Martine désirait employer Manuel le plus possible. Elle disait à son mari : « Si tu le laisses tomber, on pourra plus l'avoir quand on aura absolument besoin de lui, par exemple si tu étais malade, ou moi, ou que quelque chose arrive. ». Martine, si économe par ailleurs, ne lésinait pas sur le salaire de Manuel. À la fin de l'année, l'addition était lourde. Matthias avait rêvé d'une autre vie. Il s'était embarqué pour le grand retour aux sources ; il se retrouvait petit patron.

Mais il se consolait en songeant que l'hiver serait une saison parfaite quand il saurait tailler la vigne et qu'il posséderait une tronçonneuse. Harassé de sainte fatigue, il s'endormait en répétant comme des mots d'amour ces noms barbares : Stilh, Solo, McCulloch, Homelite, Husqvarna… Mais il ne se décidait pas à acheter la machine. Ni à apprendre la taille.

Agnès posa les fesses sur le banc qu'elle enjamba en laissant sa jupe remonter jusqu'en haut de ses cuisses écartées sur le triangle blanc de son slip. Elle s'installa à califourchon, les mains ouvertes entre les genoux.

« Viens t'asseoir près de moi, Bruno : ça nous permettra de parler plus bas. »

Bruno pensa : Cette fois, l'invitation est claire. Je vais donc baiser la fille de mon meilleur copain… Il obéit après un instant d'hésitation. Il avait toujours la nuque trempée, les mains moites. Sa chemise collait à ses épaules, et l'odeur de sa propre transpiration montait désagréablement à ses narines par son col ouvert.

« Mon père a quarante-quatre ans. » dit Agnès. « La différence d'âge avec Martine commence à être sensible. Ils ont seize ans… Tiens, comme toi et moi, au fait ! C'est drôle !

— Très drôle. » convint Bruno.

— « Comment ça se fait que vous soyez tellement copains ?

— J'ai toujours eu des amis plus âgés que moi. » dit Bruno.

— « Moi aussi, tiens, c'est pareil. Tu es pas mal, mon petit Bruno, pour trente-quatre berges.

— Tu n'es pas mal non plus. Pour dix-huit ! »

Bruno s'était assis très sagement devant Agnès, le dos à la table, les jambes étendues. Il ne voulait pas s'approcher davantage de la jeune fille, de peur de l'incommoder avec l'odeur de sa transpiration. Agnès transpirait aussi, mais sa jeune peau gardait un parfum délicat, à peine acide, à peine piquant, à peine fauve, qui évoquait les plaisirs de l'adolescence, plus qu'à moitié rêvés et à jamais perdus. Bruno baissa un œil sur les genoux lisses, les cuisses brunes dont le muscle interne s'arrondissait, gonflé, couvert de minuscules gouttelettes transparentes. La position d'Agnès (les genoux relevés) créait un fin ruisseau de sueur dirigé vers l'aine. Bruno l'aurait volontiers suivi en aval. Il l'aurait bu jusqu'au delta, dont la jupe collée dessinait la forme entre les lèvres ourlées de fourrure noire qu'il imaginait avec la précision fiévreuse du désir.

La gorge un peu serrée, il demanda pour rompre le silence : « Quand viens-tu me voir à Paris ?

— Quand il aura plu ! » répondit-elle en riant.

— « Alors, nous partons demain.

— Tu y crois vraiment ?

— Enfin, bon Dieu, l'orage est là. Écoute !

— Il me semble que je rêve.

— Écoute.

— Oh ! tu sais, on s'en sortira pas. Les récoltes de cette année sont fichues. Mon père est malade et on n'a plus le sou. »

Elle écarta un peu plus les genoux, et Bruno vit du coin de l'œil son slip bâiller sur une boucle brillante et une étroite plage de chair rose, baignée de sueur. Il se mordit la lèvre et tourna la tête.

« Je me demande si le gouvernement aura le courage de lancer les huissiers au cul des paysans ! » dit-elle.

Elle répéta gravement : « Au cul des paysans… ». Elle étendit les jambes. Le mot cul avait été comme un exorcisme. Bruno prit son verre, but deux ou trois gorgées. La tension sexuelle baissa d'un coup entre eux. Bruno se sentit délivré. Pour un moment… Agnès posa la main sur son bras. Un geste simplement amical.

Ils se levèrent ensemble pour aller voir le thermomètre.

— « Presque trente-trois degrés. » dit Bruno. « C'est incroyable. Ou je rêve, ou ça a encore monté depuis tout à l'heure.

— Tu ne rêves pas. » dit Agnès. « C'est un phénomène nouveau. Ils l'ont expliqué l'autre jour dans le journal. Une histoire d'ozone ou je ne sais quoi. Il y a de plus en plus souvent une augmentation de température entre six et sept heures du soir. C'est dingue. »

Bruno retourna à la fenêtre.

— « Cette fois, le ciel se couvre sérieusement, Agnès ! Regarde ces nuages. »

Agnès s'approcha en faisant voler sa jupe et s'appuya sur l'épaule de Bruno.

— « Tu trouves pas qu'ils ont une drôle de couleur ?

— C'est des nuées d'orage, quoi.

— Quand même… Il y a un peu trop de roux.

— J'ai déjà vu ça. » dit Bruno.

Agnès se serra contre lui.

— « Bruno, j'ai peur ! J'ai vraiment peur. »

Bruno mit un bras autour des épaules de la jeune fille, respira le parfum de ses cheveux et de sa peau humide.

— « Agnès… »

Le docteur Noey entra dans la cuisine, détendu, souriant. Il plaisantait avec Agnès. Il était vêtu d'un pantalon de toile beige, d'une chemise à col ouvert et il ressemblait à un touriste en promenade. Mais il était grand, maigre, très brun, avec des épaules de débardeur, de longs bras musclés, des mains velues et puissantes. Une deuxième impression corrigeait la première. Sous de gros sourcils noirs, brillaient ses yeux sombres, vifs, un peu moqueurs. Sympathique, rassurant, solide : un médecin dont on se sentait tout disposé à attendre des miracles.

En voyant Bruno, il eut un geste de surprise, vite maîtrisé. Cependant, une légère grimace de contrariété persista sur son visage. Homme du sud, il avait une certaine difficulté pour contrôler pleinement son expression faciale. Ah ! ça t'embête que je sois là, pensa Bruno. Je me demande bien pourquoi. Tu as peur que je te pose des questions sur cette mystérieuse fièvre bronzée ?

Il eut un sourire poli.

« Bruno Laborde, un ami de mon mari. » dit Martine.

Les deux hommes se serrèrent la main sans excès de chaleur.

— « Je suis venu avant l'orage, madame Arnaud. » dit le médecin.

Il avait une voix forte, calme, avec un accent méditerranéen très perceptible mais nullement désagréable. Martine se tenait devant lui, très droite, et son regard semblait le supplier.

— « Je vous remercie, Docteur. Matthias ne va pas fort.

— La fièvre ?

— Oh ! toujours pareil. Mais il a de plus en plus de plaques. Sur les bras et la poitrine, maintenant. Pourtant, il ne s'est pas levé depuis quatre jours !

— Qu'est-ce que c'est que cette maladie ? » demanda Bruno.

Le médecin pivota lentement vers lui. Le col de sa chemise s'ouvrait sur une toison abondante qui attirait irrésistiblement le regard d'Agnès. Il avait un air à la fois très doux et très viril. Tout juste ce qu'il fallait pour faire rêver une jeune fille. Il souriait gravement.

— « Syndrome de White Horse Hills. Apparu pour la première fois en Angleterre, il y a deux ans. Mais sans réelle gravité. Ce n'est jamais qu'une sorte d'hépatite…

— Quelque chose à voir avec la pollution ? »

Le médecin s'appuya sur le dossier d'une chaise que Martine lui avait avancée. Il y eut un moment de silence. On entendit avec une force décuplée le tic-tac de la pendule.

— « Quelque chose à voir avec le dérangement climatique, peut-être. Pour ce qu'on en sait !

— Docteur, vous croyez qu'on va avoir la pluie ? » demanda Martine.

Le docteur Noey parut réfléchir au sens de cette question.

— « La pluie ? Bien sûr qu'on va avoir la pluie… Ah ! écoutez. Bon, eh bien, je monte voir mon malade. J'aime autant rentrer avant l'orage. Je crois qu'il va être mauvais ! »

Matthias aimait moins le printemps, saison d'activité fiévreuse et d'angoisse permanente. Il ne savait pas toujours choisir le bon moment pour les labours et les semailles. Plus qu'en automne, un retard d'une semaine pouvait être fatal aux récoltes. Il ne vivait plus — ce qui était une manière assez exaltante de vivre. En mars, il craignait un excès de pluie et des inondations dans la vallée. En avril et au début de mai (de la lune rousse aux saints de glace), des gelées tardives, dangereuses pour la vigne et les pruniers. Dès la fin de mai, la sécheresse qui empêchait le maïs de naître et les pommes de terre de croître. Et en juin, les premiers orages qui risquaient d'amener la tempête, la foudre et la grêle… Il cultivait quelques céréales, surtout de l'orge et de l'avoine. Mais il refusait d'acheter un semoir, ou même d'en emprunter un. Il lançait le grain de la main gauche, à grands gestes réguliers. « C'est du temps perdu, mon vieux. » lui disait Paul Serviac, l'oncle de Martine. Mais il ne se laissait pas convaincre. Il avait lu Victor Hugo. « Écoute, Paul, tant que je n'aurai pas besoin d'une machine pour faire l'amour à ta nièce, je m'en passerai aussi pour semer mon grain ! » Arrêter l'envahissement de la nature par les machines lui semblait aussi important que de lutter contre la pollution par les pesticides ou autres produits chimiques. Sinon, eh bien, on finirait par perdre son bonheur, son âme et sa destinée. Être conducteur d'engin, c'est un métier. Mais être paysan, c'est — ou du moins c'était — un destin. Semer est un geste d'Homme. Mais la plupart y avaient renoncé depuis vingt ou trente ans. Ils étaient devenus des mécaniciens… Mais Paul Serviac ne suivait guère ce raisonnement. Les camarades syndicalistes se déclaraient impressionnés par la haute conception que Matthias avait de son travail. Pas au point, cependant, de se convertir à sa méthode.

Guetter la renaissance printanière de la nature est un plaisir d'enfant et de poète que les paysans mécaniciens ont perdu. Matthias ne s'en lassait pas, malgré les exigences du travail et la hantise des intempéries. Il trouvait toujours une minute pour admirer un bourgeon suintant, une traînée verdissante dans l'herbe sèche, un papillon au soleil ; pour cueillir une fleur ou un champignon, ou poursuivre une vipère avec un aiguillon. Il ne levait pas seulement la tête pour chercher dans le ciel les oiseaux bons à tuer. Il contemplait aussi ceux qui font rêver : les grues, les hirondelles, les oies sauvages qui remontent vers le nord au printemps, d'un vol tendu et majestueux. À la lune nouvelle d'avril, au bord des ruisseaux, dans les haies d'ormeaux, il savait trouver les grosses morilles blondes, et les petites grises, qui abondaient à Aliénas et que l'on se disputait pourtant dès l'aube, entre chercheurs. Il en remplissait son chapeau et rentrait au Mas tête nue, une mèche en virgule sur son front trop grand, les lèvres retroussées, esquissant un sourire de fierté à demi retenu… Les premières jonquilles, les premiers lilas des près, il en faisait pour Martine un petit bouquet qu'il nouait avec une herbe. Il surveillait les cerisiers matin et soir et, dès qu'il voyait rosir les premiers fruits, il montait à l'arbre les cueillir. Il les partageait en trois lots : le plus gros pour Agnès et les autres, symboliques, pour Martine et sa mère. Il songeait avec espoir à la saison prochaine où, peut-être, un quatrième lot serait à prévoir. Mais l'enfant n'arrivait pas : ça valait peut-être mieux, avec le monde qui se préparait… La première fraise, encore presque blanche, il la grignotait avec sa femme, bouche à bouche ; ils riaient, finissaient par se mordre les lèvres et échangeaient un baiser sucré et juteux. Les premières fèves étaient pour Rosine Serviac, qui les mangeait à la croque-au-sel, en bougonnant que ça ne valait pas les fèves de sa jeunesse. Les premières poignées de trèfle ou de seigle, Matthias les partageait entre Dado, le lapin préféré d'Agnès, Belle, la vache préférée de Martine, et la jument Poupée… Mais le plaisir qu'il prenait à ces jeux était toujours teinté de mélancolie. Peut-être singeait-il le bonheur ?

« Ce sacré toubib m'a dit que j'étais en pleine forme et que je pouvais descendre ce soir et bouffer un peu ! »

Matthias se dressa sur son lit, rejeta violemment son drap trempé de sueur. Il regarda son ami comme s'il ne le voyait pas. Il avait les yeux brillants de fièvre, la bouche tordue, le visage couvert de larges taches brunes irrégulières. Les taches s'étendaient aussi sur ses bras et ses épaules. Des stries violettes découpaient ses lèvres gonflées. Ses cheveux noirs, semés de fils gris, collaient en longues mèches étroites à son front mouillé. Ses narines pincées aspiraient l'air toutes les deux ou trois secondes, avec un léger sifflement.

— « Repose-toi, Mat. » dit Bruno. « Rien ne presse. Il va pleuvoir. Tu seras mieux après. »

Matthias essaya de se mettre debout, mais aussitôt qu'il eut un pied sur le plancher, il bascula en arrière. Bruno se précipita pour l'aider à s'étendre.

— « Oh ! ça va, vieux. Juste un vertige. Laisse-moi le temps de récupérer.

— Tu devrais attendre un peu pour te lever.

— Si je dois crever de cette saloperie, c'est pas de traîner au lit qui m'en empêchera. Je veux voir l'orage !

— Tu peux le voir d'ici. » dit Bruno. « Si tu veux que je t'aide à t'asseoir près de la fenêtre ?

— Fous-moi la paix.

— Alors, je m'en vais. » dit Bruno. « Sois prudent, Mat. »

Comme il arrivait à la porte, Matthias le rappela : « Bruno ! ».

Bruno se retourna. Matthias se tenait debout, près de son lit, adossé au mur, la tête rentrée dans les épaules, les mains sur les côtes, la lèvre inférieure avancée, le regard perdu.

« Bruno, c'est moche. Je crois que nous sommes foutus. Mais je ne regrette rien ! »

L'été venait. La sécheresse. Chaque année plus implacable. 1980 : soixante et onze jours sans pluie ; 1982 : quatre-vingt-quinze jours ; 1983 : quatre-vingt-dix-huit jours… On était en 1984 : si l'orage ne crevait pas sur le plateau dans quelques heures, on atteindrait le lendemain le chiffre de cent quarante jours… Cent quarante jours sans une goutte d'eau : le Sahara. Splendeur mortelle de l'été. Ciel bleu-blanc, comme une étoile chaude, sans nuages. Quelques traînées immobiles, couleur de graisse fondue. Festons d'or et de plomb sur l'horizon tremblant. Crépuscules roux, brûlants, interminables. Nuits pures, claires, étouffantes, adoucies parfois d'un souffle d'air, léger, fuyant, à peine frais. Aubes déjà bouffies de lumière crue. Un nouveau jour torride. La terre rongée par le soleil. Les feuillages racornis ; les herbes grillées ; les fleurs fanées ; les légumes aux têtes penchées, aux tiges molles, aux racines desséchées. Le sol fendu de crevasses dans lesquelles un homme pouvait s'enfoncer jusqu'à la cuisse. Les fontaines taries. La vase des mares changée en croûte pelucheuse, sur laquelle rides et fissures dessinaient une géographie de cimetière. Les bêtes humaient les abreuvoirs vides, aspirant, lèvres gonflées, quelques gouttes boueuses. Les robinets s'ouvrant sur le vide, grinçant et crachant un peu d'air. Les chaînes des puits se déroulaient jusqu'au bout, tandis que les seaux raclaient le fond à grand bruit… Et tout autour de l'horizon, la ronde moqueuse des orages qui passaient au loin. Si loin qu'on n'en entendait jamais parler. Ou alors c'était, sur le village voisin, la vallée proche, une brève tornade destructrice : plaies béantes des toits ouverts, vignes hachées, arbres renversés. Parfois, un coup de tonnerre brutal dans le ciel vide. Puis plus rien. Un abcès livide sur le couchant. De mystérieuses écharpes rousses, piquées de points bleus, entre les Pyrénées et la mer. Et l'attente. L'attente morne et patiente, angoissée et désespérée de la pluie qui ne venait pas. Qui venait toujours trop tard.

On eût dit que l'automne, déjà, s'installait dans la chaleur écrasante de l'été. Les coteaux de Morel semblaient exsangues et endeuillés. Les maisons, les arbres, les champs, les collines se fondaient dans une grisaille pâle. Des gens erraient furtivement, tête levée, guettant le ciel, avec des airs de maraudeurs ou de zombis. Des paysans, silhouettes noires, étirées par la lumière rasante, fuyaient l'orage sur leurs mastodontes inutiles. Des pigeons ou des palombes traçaient dans le ciel des rondes prophétiques. Sur le couchant floconneux, le soleil était une énorme pastille rouge que léchaient de minuscules langues mauves.

Bruno se promenait avec Agnès autour de Mas. La jeune fille poussait les cailloux du chemin avec la pointe de sa sandale. Elle les faisait rouler sous la plante de ses pieds, se déhanchait pour les éviter. Tout lui était prétexte à tendre ses muscles, à étirer les membres, à mettre en valeur son jeune corps un peu lourd mais vigoureux et souple.

Bruno marchait à côté d'elle, et parfois il se laissait distancer de deux ou trois pas pour l'admirer. Il était fasciné par le creux de ses genoux, le plat de ses cuisses, que sa jupe découvrait souvent, au hasard d'un envol, jusqu'à l'arrondi des fesses. Alors, mon vieux, l'idée de vivre ici ne te paraît plus tellement absurde… malgré la sécheresse ? Tu resterais uniquement pour baiser cette fille ? C'est une drôle de vocation. Et puis tu n'as aucune chance. Enfin, mettons que tu aies une chance aujourd'hui, à cause de l'orage ou de Dieu sait quoi. Et après ? Ta vie sur un coup de tête ? Pardon : sur un coup de sexe ? Juste au moment où la plupart des paysans sont prêts à renoncer, à foutre le camp au diable pour ne pas crever !

De toute façon, il se sentait encore incapable de prendre une décision. Il s'interrogeait. Une part de lui-même aurait sans doute trouvé le bonheur dans la vie calme des paysans, mais une autre part refusait l'enracinement et se révoltait par avance. D'ailleurs, peut-on s'enraciner dans une terre qui se prépare à retourner au désert ? C'est à voir. Quelque chose est en train de changer, dans le monde et la vie.

Quand il levait la tête, il se sentait soudain enfermé dans cet inextricable réseau de collines touffues et de crêtes érodées, où les pins tendus avaient l'air de pèlerins cherchant le ciel. Se fixer ici, c'était se faire le prisonnier d'une cosmogonie antique et étriquée. Le soleil rampait au bord du plateau avant de culbuter dans l'échancrure de la vallée. Bruno se prenait à rêver de grands espaces libres : la montagne ou la mer…

Rosine se jeta soudain au-devant d'eux. Un sourire glissa très vite sur son visage osseux, étira sa bouche et posa une marguerite de rides sur chacune de ses pommettes hautes.

« Vous entendez l'orage, les enfants ! Écoutez ! »

Bruno et Agnès écoutèrent. Le tonnerre approchait avec un bruit de rocaille roulée et de métal froissé. Ils levèrent les yeux. Le ciel palpitait d'est en ouest et flambait rageusement au sud. Rosine avait mis une main sur ses yeux, une autre derrière son oreille.

« Écoutez l'orage ! Regardez les éclairs !

— Il va pleuvoir. » dit Bruno.

— « Vous croyez qu'il va pleuvoir ? » demanda Rosine.

— « Certainement. Le pire qu'on puisse craindre, c'est une bonne tempête.

— S'il pleut, on est sauvés !

— Sauvés ! » ricana Agnès. « Qu'il pleuve ou qu'il sèche, maintenant, c'est pareil ! On aura les huissiers au cul avant la fin de l'année. »

Rosine s'éloigna en trébuchant sur les pavés de la cour.

Il y eut une accalmie. Le ciel se couvrait de nuages blancs qui ressemblaient à de jeunes animaux échappés de leur cage. De vagues roulements éclataient de temps en temps au zénith, puis se perdaient dans les rumeurs de l'été et le souffle du vent. Le crépuscule montait doucement de la terre.

Agnès avançait à grands pas. Son pull blanc mettait en valeur le rose de ses pommettes et le hâle doré de son cou. Ses cheveux répandaient sur son front et autour de son visage leurs fils de soie noire, leurs boucles souples et leurs courtes mèches rebelles.

Bruno sentit comme une petite déchirure dans la poitrine. Sa décision était prise : il ne repartirait pas. Il resterait à Morel — à Aliénas, peut-être — malgré la sécheresse, malgré l'expérience malheureuse de Matthias Arnaud. (Mais cette expérience était-elle en fin de compte si malheureuse ?)

Dans le monde qui se préparait, il ne s'agirait plus de bien vivre, mais simplement de survivre. C'était assez exaltant.

Ils marchaient, dans la nuit tombante.

Le vent frais du sud rabattit sur eux un nuage de fumée âcre. Agnès frappa du pied, se tordit les mains, et une grimace déforma sa jolie bouche ronde et charnue. Comédie ?

« C'est un éclair qui a dû mettre le feu quelque part. » dit-elle. « J'ai peur ! »

Bruno aurait voulu la prendre dans ses bras pour la consoler. Mais il se sentait coupable. Coupable d'appartenir au clan des autres : des citadins, des Parisiens. Pas pour longtemps ! jura-t-il.

— « On ne voit rien du tout. » dit-il « Je ne pense pas que ce soit grave.

Mais Agnès lui prit le bras et appuya la joue contre son épaule.

— « Rentrons. » dit-elle.

Sous la lumière blanche des éclairs, la silhouette de Matthias se découpait en noir contre la porte de la grange.

— « Ton père est levé. » dit Bruno.

— « Il est obligé de s'appuyer contre la porte pour tenir debout.

— Je trouve qu'il va mieux.

— Il est foutu ! » dit Agnès sauvagement.

Matthias souleva sa casquette et l'agita au-dessus de sa tête : il saluait l'orage. Bruno et Agnès le rejoignirent. Il fit un pas vers eux.

— « Vous voyez bien que je tiens debout tout seul ! Dès que ce sacré soleil se cache, ça va mieux.

— Tu es sauvé, Mat. »

Agnès entraîna Bruno. Matthias les regarda s'éloigner vers la maison avec un étrange sourire.

La fièvre l'exaltait. Le jour, nous pouvons gesticuler tant que nous voulons et inventer mille contorsions : ce ne sont jamais que des affaires de croquants. Mais la nuit vient. Le crépuscule nous délivre de notre pauvreté, de notre petitesse. Un paysan qui a les étoiles sur la tête n'est plus un paysan. C'est un être sublime que Dieu a créé à son image et qui, à la fin des temps, peut-être la semaine prochaine, jugera les anges. Peut-être la semaine prochaine. Peut-être cette nuit… Peut-être dans dix minutes… Vers le sud, l'atmosphère prenait des couleurs de fin du monde. Des traînées jaunes jaillissaient d'une bouche rouge grande ouverte. Des sortes de filaments bleutés s'enroulaient autour d'un bulbe pourpre. Des paillettes ocre voletaient à travers une brume rose. Les éclairs traçaient dans le bleu foncé du crépuscule des sillons vert et or… Matthias essaya d'allumer sa pipe. En vain : ses mains tremblaient ; le vent souffla l'allumette. Un courant d'air lui glaça la poitrine. La température avait baissé de dix ou quinze degrés en quelques secondes. Il voulut boutonner le col de sa chemise mais n'y parvint pas. Ses muscles ne lui obéissaient plus. Il respira goulûment. L'air avait un goût de salpêtre. Le vent portait toujours la même odeur âcre de fumée et de cuir brûlé. L'orage progressait avec un bruit de verre broyé. Cent mille machines écrasant des millions de tonnes de verre en plein ciel. La foudre tombait de loin en loin avec des sifflements de serpent blessé.

Matthias s'appuya de nouveau contre la porte de la grange. Je ne suis pas superstitieux, pensa-t-il, mais, que diable, c'est la destinée ! Un éclair proche, très blanc, l'obligea à fermer les yeux. Quelle destinée ? Il étouffait. Il se lança, fit quelques pas, abandonna l'abri du mur. Il regarda ses mains, ses bras, nus jusqu'au coude. Les taches brunes semblaient virer au violet. Peut-être était-ce un effet de cette lumière insolite, d'un blanc presque mauve, que le ciel jetait par saccades sur la terre livide.

Syndrome de White Horse Hills ! Matthias éclata de rire. Au fond, ce n'était qu'un gros coup de soleil. Avec la fraîcheur, il avait l'impression que sa fièvre se dissipait. Il traversa la cour et avança jusqu'à la route. Les éclairs faisaient trembler l'espace. Il dut fermer les yeux un instant pour résister au vertige.

Il avait peur. Une tempête terrifiante se préparait à détruire le peu de biens qu'il lui restait, il en était sûr. Et il marchait à sa rencontre. Les bras ballants, les jambes écartées, comme un marin sur le pont d'un navire, il marchait lentement, au milieu de la route, vers le sud. Il était presque heureux. Et il ne regrettait rien.

Bruno et Agnès avaient fait le tour de la maison sans se montrer — mais sans se cacher — et ils s'étaient réfugiés dans la chambre de la jeune fille. Ils échangèrent un sourire grave.

« Tout est permis, aujourd'hui. » dit Bruno.

Agnès approuva.

— « Absolument tout. C'est la fête ! »

Et elle frissonna. Bruno rit. Elle fit mine de claquer des dents. Une telle chute de température en quelques minutes, c'était incroyable. Ils rirent ensemble. Ils marchèrent jusqu'à la fenêtre en se donnant la main.

Une fine dentelle électrique ajourait l'horizon. Les éclairs bondissaient d'un coin du ciel à l'autre, s'entrecroisaient, se mélangeaient, prenaient au hasard les formes les plus surprenantes : lasso, navaja, tranchet, croissant, trident, gerbe, faucille, fil barbelé, pince, courroie, fléau, geyser, faisceau, flammèche… La gueule noire de l'orage lançait dans l'espace creusé un hurlement antédiluvien. Nuit et jour se disputaient à la vitesse de la lumière un territoire aussi grand que l'univers.

Agnès serra la main de Bruno.

« J'ai un peu peur. »

Il posa la main sur l'épaule de la jeune fille et la força à se retourner. Le parfum piquant d'Agnès imprégnait sa chambre et chassait les odeurs louches du rez-de-chaussée. Bruno, le cœur un peu battant, regardait à la lumière des éclairs la petite chambre nue où allait s'accomplir la fête. Nue, propre, sans bibelots ni décoration. Une chambre pour voyageur pauvre à l'auberge de l'Étape fleurie. En face du lit, un petit meuble à éléments. À côté de la fenêtre, une armoire en bois blanc. Au milieu, une table et deux chaises. Un simple plateau comme table de nuit et pas de lampe de chevet. La fête n'en serait que plus belle, la joie plus pure.

« Il faudrait fermer les volets avant que la tempête arrive. » dit Agnès.

Elle ajouta, les mains aux hanches, en tirant sur son pull : « Si tu oses ! ».

Bruno osa. Aveuglé, le souffle court, il se retourna une minute plus tard ; Agnès était nue. La lueur des éclairs pénétrait faiblement par les interstices et les fentes des volets. Il distinguait la silhouette de la jeune fille, plus menue qu'il ne l'imaginait, les taches blanches de ses seins et de son ventre, et un large triangle de fourrure très noire.

Ni timidité ni provocation dans son attitude : une sorte de souveraineté surgie de très loin — du fond de sa race. Elle s'assit sur le lit, les mains entre les genoux, et attendit, la tête levée, en regardant Bruno se déshabiller à son tour. Pantalon, chemise, slip. Une seconde, il se demanda si elle n'allait pas s'enfuir, cette petite fille, devant la preuve visible et tangible de son désir. Oh non… Elle respira profondément ; ses seins s'écartèrent, dressés, et elle eut un sourire grave, comme suppliant.

Il la regardait. Il la sentait d'une certaine façon inaccessible. Il ne la rejoindrait jamais. Elle ne l'attendrait pas. La vie leur donnerait de brèves illusions, puis elle les emporterait toujours plus loin l'un de l'autre, comme deux esquifs abandonnés en mer. La vie ressemblait à la mer…

Un court instant, Bruno connut à la fois le bonheur le plus fou et le désespoir le plus total. Le désespoir donnait au bonheur un prix infini, et le bonheur triomphait dans la même seconde du désespoir et de la peur. Il aima à en mourir l'air un peu tragique d'Agnès, son geste d'enfant pour repousser les cheveux qui tombaient sur son visage et son geste de femme pour offrir ses seins nus.

Elle était maintenant étendue près de lui. Elle avait froid. Elle tremblait. Il la fit entrer sous les draps. L'odeur de son corps, fraîche et animale, dominait toutes les autres sensations de Bruno. Sous ses caresses, la jeune fille se tendit et retint son souffle. Mais la chair de poule s'effaçait au contact de ses doigts, et la peau d'Agnès reprenait lentement son velouté. Il s'aventura au bord de la toison soyeuse qu'elle défendait toujours, d'instinct ou par jeu, entre ses cuisses à demi croisées. Il revint aux genoux pour essayer de les dénouer. Elle s'ouvrit soudain et, à son tour, osa un attouchement qui fit vibrer Bruno jusqu'aux épaules et aux tempes.

Alors, le ciel cria. La terre frémit. L'ouragan s'abattit sur le Mas-Aliénas.

Matthias se jeta à l'abri d'un rocher. Il tenait solidement sur ses jambes. Il était comme délivré. Délivré de la peur. Il avait l'impression qu'il n'aurait plus jamais peur. Le pire était en train d'arriver. Mais il survivrait. Et il serrait plus fort qu'avant. On y voyait comme au beau milieu d'un jour d'été. Il regarda ses mains : les taches brunes avaient presque disparu.

Et pendant qu'il regardait ses mains, l'obscurité tomba d'un coup. Une formidable masse noire s'interposait entre la terre et le ciel, poussée par un vent rapide, régulier et puissant. Un mélange visqueux de pluie et de grêle se déversait avec un bruit de canonnade… Matthias s'agrippa d'une main à une aspérité de la pierre et de l'autre à une racine dénudée. Il se hissa péniblement sur une souche. Mais ses pieds étaient déjà trempés par le flot bouillonnant qui débordait du fossé, et il perdit ses sandales dans une coulée de boue. Giflé par la bourrasque, il ferma un instant les yeux. À travers le tumulte, il crut percevoir des bêlements plaintifs. La bergerie s'était peut-être écroulée sur les moutons. Un sentiment de fatalité l'envahit. Il n'éprouvait plus d'angoisse. Il était presque soulagé par l'imminence du désastre inéluctable… La pluie et le beau temps, le gel et la tempête étaient les choses les plus importantes du monde. Il l'avait toujours su. Mais pour la première fois de sa vie, il en était parfaitement conscient. La nature était une femme très belle et très puissante. On ne lui commandait qu'en lui obéissant. Matthias comprit soudain, au milieu de ses espoirs détruits, qu'il était un homme heureux.

Quelques éclairs perçaient maintenant la couche nuageuse. Matthias vit un ormeau, fendu de haut en bas, s'abattre à cinquante mètres de lui. Puis le Mas tout entier parut, pendant trois ou quatre secondes, enchâssé dans une sphère de lumière bleue. Matthias eut le temps de voir que le toit de la grange et l'auvent de la maison avaient été emportés.

Il se dit calmement qu'une vie nouvelle allait commencer, dès le lendemain. Plus rude mais plus pure. Le monde changerait bientôt : c'était fatal.

Il se laissa glisser sur elle. Son sexe toucha avec une délicatesse extrême les lèvres douces et gonflées, puis entra doucement dans la bouche étroite, humide, accueillante. Bruno connut, avant de pénétrer Agnès, un instant de terreur sacrée. Mais c'était le jeu et la loi des corps. Il se fit plus lourd… Agnès lança un petit cri, une sorte de roucoulement vite étranglé et achevé en plainte sifflante. À cet instant, la tornade fracassa la charpente de la maison, et un bon quart du toit s'écroula dans un fracas terrifiant. Mais Bruno et Agnès ne l'entendirent pas. Ils avaient la tête pleine du bruit de la fête. De leur fête intérieure, plus forte que le vent et la tempête…

« Nous la reconstruirons ensemble. » avait dit Bruno à Matthias. « Je reste avec vous. »

Matthias eut un sourire calme, presque sans tristesse. Il posa la main, très doucement, sur l'épaule de son ami. Il allait mieux ; il n'avait plus de fièvre ; son regard restait un peu voilé, un peu blessé, un peu perdu… Ils se tenaient tous les cinq au milieu des décombres : ils pataugeaient dans la boue, parmi les branches brisées, les éclats de tuile et les cadavres d'animaux.

Crottée jusqu'au toit, la vieille Renault du docteur Noey s'arrêta dans la cour du Mas. Le médecin descendit avec une certaine raideur. Il portait un gros blouson de cuir et des bottes de caoutchouc ; il avait une main ensanglantée. Bruno et Agnès le rejoignirent et lui demandèrent s'il s'était blessé gravement. Il éclata de rire et brandit son poing fermé, taché de rouge.

« Rien du tout ! Je m'en tire bien. Vous aussi, il me semble. Hein, on a eu chaud. Je ne parle pas des moutons. Tant pis pour les moutons ! »

Il se mordit la lèvre d'un air gêné.

« Bon, d'accord, c'est un coup dur pour vous. Et pour beaucoup d'autres… Mais il y a eu quatre morts dans le canton et une quinzaine de blessés. Alors, les moutons… »

Harassé, il s'appuya contre le capot de sa voiture et observa distraitement Matthias qui maniait la pelle avec de petits gestes secs, rapides et sûrs.

« Je vois que ton père va mieux. » dit-il à Agnès. « Tous mes White Horse Hills sont en bonne voie de guérison depuis l'orage. Je me demande si c'est vraiment une maladie, en fin de compte, ou quoi… »

Agnès s'approcha du médecin d'un air grave, montra ses mains, ses avant-bras, puis, tirant fort sur le col de son pull, découvrit sa gorge jusqu'à la pointe de ses seins nus. Intéressé, le docteur Noey glissa un doigt dans l'échancrure.

« Par exemple. Toi aussi ! »

Bruno s'avança à son tour, en souriant, les deux mains tendues.

— « Et moi également, docteur. Depuis ce matin. »

Le médecin haussa les épaules.

— « Si ce qu'on raconte en Angleterre est vrai, je vous envie presque, tous les deux !

— Qu'est-ce qu'on raconte ? » demanda Agnès.

— « Oh, vous savez, mes confrères anglais sont des romantiques. D'ailleurs, ils appellent maintenant la fièvre bronzée appel des collines. Ils disent qu'elle est le reflet d'une sorte de mutation. Ou plutôt d'un grand changement qui est en train de se faire dans la race humaine. Mais vos enfants seront peut-être des mutants ! »

Le soleil brillait d'un éclat neuf et sain dans le ciel vif, bien lavé. Une odeur amère, tonique, de feuillages écrasés, flottait dans l'air doux. Le vent tirait des fils électriques abattus une mélodie plaintive. Il faisait frais ; il faisait beau ; il faisait bon.

— « Des mutants ? » dit Agnès. « Des mutants avec un bec, des écailles et des… Pouah ! »

Le docteur Noey secoua la tête d'un air moqueur.

— « Notez bien que je ne crois pas un mot de cette histoire. Mais selon nos amis anglais, s'il y a une mutation en cours, elle concerne une certaine aptitude au bonheur…

Première publication

"un Jour torride"
››› Retour à la Terre 2 (anthologie sous la responsabilité de : Jean-Pierre Andrevon ; France › Paris : Denoël • Présence du futur • 216, deuxième trimestre 1976 (31 mai 1976))