KWS : comptes rendus de lecture sur la Science-Fiction

Dominique Soulès & Florence Traisnel, ed. : Revue des Sciences humaines, nº 322, 2/2016 : Antoine Volodine et la constellation “post-exotique”

anthologie critique, 2016

chronique par Éric Vial, 2018

par ailleurs :
 

Il est agréable d'avoir des nouvelles d'auteurs que l'on a pu perdre de vue depuis le petit monde de la Science-Fiction, quand ils sont allés se perdre du côté de la littérature “générale” ou “légitime”, y ont bien réussi, et n'y ont pas vraiment abdiqué leurs origines, ni leur singularité, ni leur univers, d'ailleurs déjà singulier aux temps déjà lointains de la collection "Présence du futur" de Denoël. On aura compris que le pluriel est ici purement formel, tant l'itinéraire de Volodine a été spécifique. Mais ceci ne change rien au plaisir qu'il peut y avoir à lire ce recueil d'études, qui lui est consacré comme constructeur non seulement d'un univers spécifique mais aussi d'un monde littéraire presque aussi fictif ou fictionnel, d'un courant (le “post-exotisme”) inventé de toutes pièces, qu'il fait exister depuis quelque vingt ans, et dont les auteurs allégués sont aussi des personnages de ses fictions (Elli Kronauer, Lutz Bassmann ou Manuela Drager, signataires de volumes réels ou énumérés dans de supposées bibliographies — il est une bande d'écrivains à lui tout seul, pour paraphraser ou détourner une vieille chanson de Renaud, qui ne relève certes ni de la même démarche ni du même univers).

Rappel des thèmes, présentations des liens (“porosités”) avec le cinéma, la photographie ou le texte politique (slogans, manifestes, etc.), jeu des références aux “hétéronymes”, auteurs “adultes” ou “pour enfants”, hommes ou femmes, et enfin textes-hommages (plus deux textes de l'intéressé)… voilà le programme du volume. Et on notera que contrairement à toutes les traditions, il n'y a pas ici de dénégation de la filiation avec la Science-Fiction, même si, “sérieux” universitaire oblige, il est précisé que les « modèles science-fictionnel et anti-utopique » sont « revisité(s), dévoyé(s), dépassé(s) ». L'univers fictif, partagé d'auteur réel en auteurs imaginaires, avec toutefois quelques variantes, est évidemment présenté, entre déglingue manifestement soviétique, trahison des utopies, camps de concentration, effondrement laissant place à un monde pas vraiment plus vivable et où les ancien(ne)s combattant(e)s retraité(e)s de la révolution remâchent leur échec et fonctionnent en sectes rajoutant de l'absurdité à l'absurdité… On peut d'ailleurs s'étonner, mais peut-être n'était-ce tout simplement pas le propos, de l'absence de références à l'Histoire et aux courants politiques, au groupe bien identifié auquel a appartenu Volodine et à son regard d'abord sur l'URSS brejnevienne et post-brejnevienne, puis sur l'effondrement d'icelle et la situation qui en a été héritée : l'évolution du monde décrit, ou des mondes décrits, a sans nul doute une logique propre, doit certainement à une évolution personnelle, mais les premiers volumes datent d'avant la chute du Mur de Berlin, et l'Histoire de ces trente dernières années n'a pu que la conditionner. Par ailleurs, il me semble qu'il n'y a dans tout le volume qu'une référence explicite à un courant politique, mais tellement marginal voire archéologique vu de France(1) qu'une partie des lecteurs pourrait l'imaginer aussi imaginaire que le post-exotisme, le bordighisme, défini à leur usage comme une « variante de pensée révolutionnaire trotskyste », ce qui aurait d'ailleurs étonné éponymes et militants ; il apparaît au détour d'un haïku, dans un recueil publié sous le nom de Lutz Bassmann(2) et supposé raconter une sorte de goulag, identifie un des personnages et marque l'impossibilité de la solidarité dans l'univers concentrationnaire (« Après la répartition du pain / le bordighiste exprime des doutes / sur l'avenir de l'Humanité » — cité p. 165).(3) Mais ce sont peut-être là vaticinations d'historien bougonneur. L'important est ailleurs, dans le rappel d'un univers sinon tout à fait de Science-Fiction — encore que bien des éléments du genre soient convoqués ici et là, des missions d'exploration sous forme d'immersion chronométrées au bestiaire imaginaire, chauve-soubises et autres bestioles —, en tout cas de politique-fiction et d'une certaine façon de littérature-fiction, entre d'une part ce qui est raconté et qui renvoie à des réalités très concrètes du xxe siècle et de notre début de xxie, et d'autre part le “post-exotisme” imaginaire, riches d'auteurs qui ne le sont pas moins mais dont les livres sont parfois bien réels, ce qui pourrait bien donner envie d'aller jeter un coup d'œil de ce côté-là.

Éric Vial → Keep Watching the Skies!, nº 83, novembre 2018


  1. Des textes bordighistes initialement parus en Belgique ont été publiés voici longtemps dans la collection "10|18" sous la direction de Jean Barrot : “Bilan”, contre-révolution en Espagne, 1936-1939 (France › Paris : Union Générale d'Éditions, 1979) ; pour la période 1911-1926, les écrits d'Amadeo Bordiga, fondateur napolitain du PCI évincé ensuite par les Turinois autour d'Antonio Gramsci et Palmiro Togliatti, ont été publiés petit à petit en Italie par Graphos à Gênes pour les deux premiers tomes parus à la fin du siècle dernier, puis depuis 2010 par la Fondazione A. Bordiga à Formia (le tome 6 date de 2015). On ne prétendra pas que ce soit une lecture à conseiller, sauf pour l'historien en service commandé.
  2. Haïkus de prison (France › Lagrasse : Verdier, 2008).
  3. Sans doute plus qu'il n'est « une allégorie du statut pitoyable de la question du Commun et du communisme aujourd'hui » comme il est supposé, toujours p. 165.

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