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Keep Watching the Skies! nº 47, août 2003

Ken MacLeod : la Division Cassini ~ the Sky road ~ the Stone canal

(the Cassini division ~ the Sky road ~ the Stone canal)

romans de Science-Fiction en partie inédits en français ~ chroniqué par Pascal J. Thomas

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Les romans de Ken MacLeod recensés ici — auxquels il faudrait ajouter son premier livre, the Star fraction, que je n'ai pas encore eu l'occasion de lire — se présentent non seulement comme les fragments d'une histoire du futur cohérente et détaillée, mais encore comme ceux des biographies croisées de trois ou quatre personnages qui vont — grâce aux traitements de longévité disponibles à partir du xxie siècle — jouer un rôle éminent dans le destin de l'humanité pendant deux ou trois cents ans au moins. Coïncidence — que le patronyme, et la date de naissance de l'auteur rendent moins étrange —, tous ces personnages se sont connus quand ils étaient étudiants, et politiquement engagés à l'extrême-gauche, dans le Glasgow des années 1970.

MacLeod prend le risque de démarrer son futur près de notre époque — et on pourra commencer à pinailler sur quelques scènes d'importance secondaire situées en 1998, par exemple : une année déjà postérieure à l'écriture de ces romans, mais antérieure à la lecture que nous en faisons.

À la suite des élections de 2015, la Grande Bretagne cesse d'être une monarchie. Un certain nombre de groupes de pression (y compris des anarchistes pris de passion pour la conquête spatiale) acquièrent influence et moyens matériels jusqu'alors réservés aux États souverains. Le processus de décomposition est encore beaucoup plus avancé dans l'ex-Union Soviétique, où un petit morceau de Kazakhstan prend son indépendance sous le nom d'ISTWR (International Scientific and Technical Workers' Republic). Intérêt de l'opération : cette “république”-là détient sur son territoire une bonne partie de ce qui avait été les armes nucléaires soviétiques. Et une entreprenante filiale d'une compagnie d'assurances occidentale a commencé à vendre des polices d'un genre nouveau : l'assurance-parapluie nucléaire, gagée sur les ogives stockées dans le désert ex-kazakh.

Cette assurance ne jouera pas pour les Allemands, lancés en 2025 dans une guerre contre les Polonais qui se terminera par leur défaite face à une coalition internationale et une pris de pouvoir au niveau mondial des Nations Unies, solidement soutenues par les USA. Corollaire : la restauration d'une royauté britannique, qui laisse subsister bien des enclaves semi-indépendantes. En 2045, la Fall revolution balaye la royauté restaurée, et au niveau mondial, la domination américaine. Vers 2059, une mini-guerre nucléaire en orbite ravage toutes les installations spatiales proches de la Terre, et accélère le départ des communautés spatiales qui s'en vont coloniser le système solaire (Lune, Mars, et les satellites de Jupiter). Pendant ce temps, sur notre planète, la plupart des états sont rongés par des communautés “vertes”, anti-technologiques et prônant le retour à la terre, tandis qu'un pouvoir nouveau, les Chinese Soviets ou Sheenisov, s'étend à travers la Sibérie. Ces derniers, pour la première fois dans l'histoire de l'humanité, pratiquent un vrai socialisme anarchique — en s'aidant de nanotechnologies, mais en refusant l'informatique classique basée sur l'électronique.

Dans l'espace, les colons, aidés par les copies informatiques d'un grand nombre de défunts qu'ils ont réduites en esclavage, bâtissent toute une nouvelle économie — résolument capitaliste, et sous le contrôle de David Reid, ancien gauchiste reconverti depuis longtemps à la culture de l'argent. Mais certains des humains convertis à la réalité virtuelle se mettent à évoluer à une vitesse accélérée, prennent possession de Jupiter et détruisent Ganymède pour avoir l'énergie nécessaire à un projet incroyable : établir un “trou de ver” qui aille jusqu'à la fin des temps. David Reid et les siens créent un trou de ver annexe qui leur permet de déboucher à dix mille années-lumière de notre système solaire — et dix mille ans dans le futur — sur une planète qu'ils appellent New Mars. Ils y établissent une société fondée sur les principes de l'anarcho-capitalisme ; tous les services se vendent, y compris police et justice. Et une bonne partie de la population est constituée des personnalités stockées sous forme électronique, qui sont libérées de leur esclavage et à qui on donne de nouveaux corps. Sont toutefois maintenus au statut d'objets les clones à personnalité artificielle, et les robots intelligents — malgré les efforts de groupes abolitionnistes.

Pendant ce temps sur Terre — si on peut dire ! — les Verts, après avoir pris le pouvoir, sont victimes de la Green Death (une série d'épidémies), puis du Crash, effondrement global du réseau informatique provoqué par les virus diffusés sur tout le système par les Outwarders, ces posthumains qui ont pris le contrôle de Jupiter. Les Sheenisov emplissent le vide, et fondent une société nouvelle, l'Union Solaire, qui finit par étendre à tout le système solaire son anarchisme socialiste. Seules subsistent quelques enclaves réservées aux “non-coopératifs”, ou “nonco”. Pour défendre cette société non-violente, la Division Cassini monte la garde autour de Jupiter et à l'entrée du Trou de Ver. Comme la Division des Circonstances Spéciales d'Iain M. Banks, elle dispose d'une puissance écrasante, dont elle peut faire usage de façon presque arbitraire — mais seulement au service de la bonne cause.

Désolé pour la longueur de l'exposition, mais elle peine encore à faire justice à la complexité étonnante (par le niveau de détail qui est décrit) du monde créé par Ken MacLeod. Chronologiquement, si on peut dire, c'est the Sky road qui se situe en premier : on y découvre trois personnages principaux, Jonathan Wilde, David Reid, et Myra Godwin, d'abord étudiants à Glasgow dans les années 70, et tous d'extrême gauche et supporters enthousiastes de la conquête de l'espace, avant que leurs chemins divergent. The Sky road s'attache au destin de Jon Wilde : à la différence de Reid, qui va travailler pour une compagnie d'assurances et devient vite un homme d'influence dans les réseaux du capitalisme conquérant, Wilde reste fidèle aux idéaux anarchistes et participe à la gestion d'une enclave quasi-indépendante au Nord de Londres — tout en créant une société vouée à l'exploration de l'espace. Nous suivons son parcours à travers le siècle, et sa rivalité avec Reid, qui n'a pas seulement des raisons politiques : tous les deux ont été amoureux de la même femme, Annette, qui a fini par lier son destin à celui de Jon. Ce dernier finira par être tué au Kazakhstan, où il était allé aider Myra Godwin (ancienne petite amie elle aussi). Mais son intelligence survivra sous forme électronique, même si elle est réduite en esclavage par la compagnie de Reid.

En alternance, nous suivons une autre histoire, beaucoup plus ramassée : celle de l'arrivée mystérieuse à la conscience, sur New Mars, d'un homme qui a les souvenirs de Jon Wilde — il y a là comme un écho du Monde du Ā —, et veut obtenir justice de David Reid, qu'il accuse de son meurtre. Il est aidé par les abolitionnistes qui veulent libérer robots et personnalités artificielles… dont celle d'une compagne de Reid, qui vit dans un corps cloné sur celui d'Annette. Les vieux triangles amoureux ne meurent pas !

Si les pages consacrées à l'histoire personnelle de Wilde entre la fin du xxe et le chaotique xxie servent à ancrer toute l'Histoire du Futur de MacLeod, celles situées sur New Mars ont une intensité d'action et d'humour qui rappellent Software, de Rudy Rucker. Tout en entretenant un discours politique complexe : MacLeod n'a pas beaucoup de tendresse pour l'anarcho-capitalisme de New Mars, mais il montre comme il fonctionne en dépit de toutes ses invraisemblances, et comment il ne donne pas toujours l'avantage au riche et puissant David Reid, fondateur de toute cette société. Un morceau de bravoure est le procès qui oppose Wilde et Reid ; c'est bien sûr un pastiche de la forme classique (en roman policier) du récit procédural américain, mais ici tout se passe au sein d'une cour privée, dont les plaignants reconnaissent la juridiction d'un commun accord. Et le juge qui la dirige, Eon Talgarth, est digne des tribunaux de l'Ouest sauvage américain. C'est à la fois drôle et fascinant.

MacLeod dirige aussi le roman vers une reconnaissance de la personnalité humaine des intelligences artificielles, concept catégoriquement refusé par Ellen May Ngwethu, protagoniste du roman suivant de la série, la Division Cassini [1] — qu'à mon sens il n'est pas souhaitable de lire en premier, nonobstant les décisions prises par les éditeurs américains et français de MacLeod. Jon Wilde apparaît brièvement dans ce livre — car, d'une façon ou d'une autre, il a réussi à revenir de New Mars —, mais c'est l'antagonisme entre l'Union Solaire et les post-humains installés sur Jupiter qui est au cœur de ce livre, qui est aussi des trois que je chronique celui qui décrit le futur le plus lointain — pour ce qui concerne la Terre. La Division Cassini — titre à prendre avec son double sens, militaire et astronomique — est aussi le roman qu'a choisi MacLeod pour exposer le système anarcho-socialiste qui semble lui tenir le plus à cœur, et celui dont la structure est la plus linéaire — on ne trouve pas les deux fils narratifs présents dans the Stone canal et the Sky road —, même si de fréquents flash backs renseignent sur divers épisodes de l'Histoire du futur. C'est, comme les autres, plus peut-être, un livre bourré de discussions politiques théoriques et pratiques — parce que l'auteur en a envie, mais aussi parce la société anarchiste qu'il décrit a besoin pour fonctionner de ces débats permanents à tous les niveaux — ; c'est aussi celui des livres de la série qui rend l'hommage le plus marqué à Iain M. Banks — dont l'influence sur MacLeod est aussi évidente que reconnue —, avec en particulier les noms donnés aux vaisseaux spatiaux, et le final périlleusement pyrotechnique, dans la digne tradition du planet smashing.

The Sky road, à côté de ça, s'ouvre sur une scène qui ferait presque croire à de la Fantasy : « She walked through the fair [titre d'une célèbre chanson traditionnelle celtique] in the light of a northern summer evening, looking for me. ». Mais la scène est située dans un chantier naval écossais qui, au xxiie siècle, longtemps après la Délivrance, a été réaménagé pour y construire la plate-forme flottante de lancement de la première fusée à tenter de se mettre en orbite après des décennies d'abandon du vol spatial de la part des Terriens. Dans l'Histoire du Futur de MacLeod, nous sommes dans la période sous domination Verte ; la religion a été remplacée par un curieux syncrétisme de superstitions rationalistes, et les ingénieurs forment une caste à part, les Tinkers [2], tenus à l'écart de la société. Le protagoniste, Clovis colha Gree, est doctorant en histoire, et ouvrier sur le chantier naval pour gagner sa vie. Amoureux transi d'une Tinker, il a tout du narrateur benêt [3] qui fait le charme des contes humoristiques.

Mais colha Gree étudie une période et une personne cruciales, respectivement la Délivrance (disparition des réseaux de communication satellitaires) et la Délivreuse (dont nous apprenons assez vite qu'elle n'est autre que Myra Godwin). La moitié du roman, comme dans the Stone canal, se déroule entre la fin xxe et la première moitié du xxie siècle, et suit cette fois-ci à la trace la vie de Myra Godwin, étudiante trotskyste américaine passée par Glasgow, émigrée au Kazakhstan, et finalement arrivée à des postes de responsabilité au sein de l'ISTWR (cf. plus haut). Avec en particulier la responsabilité de vendre des contrats d'assurance d'un genre un peu particulier, correspondant à la propriété d'actions dans les armes nucléaires que détient l'ISTWR, histoire d'intimider les adversaires que les actionnaires pourraient avoir dans le monde réel de la guerre et de la politique. Toujours fidèle à la Quatrième Internationale, Myra vit en fait une vie aventureuse et sans grands principes… mais ô combien plus pimentée que celles des citoyens de l'Écosse “verte”. Au fur et à mesure que nous suivons les péripéties de la vie de Myra et les découvertes faites par colha Gree et sa petite amie, dans des circonstances plus ou moins rocambolesques — et toujours assez drolatiques —, nous commençons à comprendre la vraie nature de la Délivrance, et de la Délivreuse. En refermant le livre, on se rend compte à quel point nos perceptions morales d'un système politique donné sont colorées, non par sa nature actuelle, mais par le processus historique qui a conduit à le mettre en place — et si l'un influe sur l'autre, ils ne se confondent pas.

Ma première impression de MacLeod — fondée sur la lecture de la Division Cassini — avait été mitigée : Banks en moins virtuose, m'étais-je dit. Sans doute avais-je aussi été incapable de percevoir à la première lecture l'ampleur du fourmillement d'idées qui sous-tendait le livre : il faut vraiment en lire plusieurs — et faire attention aux références croisées qu'ils entretiennent — pour en embrasser toute l'étendue. La différence entre Banks et MacLeod, grosso modo, est que si les deux représentent comme idéal une société future hypertechnologique et anarcho-socialiste, Banks se place tellement loin dans le futur que tous les problèmes de la transition entre notre monde et celui-là sont éludés — il se contente de présenter des confrontations entre la Culture et des sociétés militaro-capitalistes, voire féodales. MacLeod, lui, met les mains dans le cambouis ; ses personnages — comme ses lecteurs, on le suppose — ont besoin d'être convaincus, et leurs arguments sont présentés — avec, c'est assez rare pour mériter d'être souligné, souvent autant de détail et de force de conviction pour les deux côtés de la discussion. Et, quelles que soient ses capacités d'écrivain, MacLeod occultera nécessairement l'humour, la préciosité, la virtuosité de la narration, que peut se permettre Banks, surdoué ostentatoire de l'écriture. Ce qui ne veut pas dire que MacLeod manque d'humour ou de pétillement d'idées, mais cela se situe à un niveau moins hyperbolique. Il donne aussi l'impression de croire vraiment à la S.-F. qu'il écrit, alors que Banks a clairement avoué qu'il s'y livrait comme à un exercice de style — avec finalités commerciales, et sans doute d'éducation des masses… un peu.

Bref, MacLeod est un auteur à lire, une voix qui ne se confondra avec aucune autre dans la S.-F. d'aujourd'hui.

Notes

[1] J'ai écrit une chronique de ce livre pour la revue Galaxies, et je ne m'étendrai donc pas autant sur ce titre dans le présent article.

[2] Nom donné aux gens du voyage en Irlande et en Angleterre.

[3] En occitan, diriam qu'es… una “colha”, mas soi segur que MacLeod i a pas pensat (jeu de mot intraduisible — NdlR).