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Vous êtes ici : Quarante-Deux KWS Sommaire du nº 44 un Cantique pour Leibowitz

Keep Watching the Skies! nº 44, août 2002

Walter M. Miller, Jr. : un Cantique pour Leibowitz

(a Canticle for Leibowitz)

roman de Science-Fiction ~ chroniqué par Éric Vial

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Recycler l'histoire est un vieux truc d'auteur de Science-Fiction. Et Miller, qui fut un auteur peu prolixe, doit sa gloire à ce roman, qui transpose dans l'avenir l'idée d'une conservation de la culture antique par les monastères, dans un monde où la civilisation s'est effondrée, où toute culture a été pourchassée. Évidemment, cela ne correspond guère à la réalité de la fin de l'empire romain ou du Moyen-Âge, et tout historien est en droit de protester. Énergiquement. Sauf qu'il ne s'agit pas, bien entendu, de reconstituer le passé, mais de prendre appui sur une image de celui-ci, qui traîne dans une conscience collective redoutablement simplificatrice, pour parler du futur, c'est-à-dire des angoisses d'un présent. Et l'historien peut au passage y retrouver ses billes, ce présent étant déjà distant de nous de plus de quarante ans, et nous parlant de la fin des années cinquante.

La mémoire collective, à vrai dire, n'est pas beaucoup plus fiable en ce qui concerne les grands textes de Science-Fiction que pour ce qui est des grands mouvements de l'histoire mondiale. En effet, elle parle d'un roman, quand il s'agit de trois longues nouvelles, chacune du format d'un bref Fleuve Noir d'autrefois, avec quelques siècles entre l'action de chacune. Et la reduplication d'un Moyen-Âge imaginaire n'est le décor que de la première, la deuxième pouvant relever de la Renaissance, la troisième du monde contemporain, celui de l'auteur ou le nôtre. Même si l'ensemble résume une histoire du monde, d'autant plus apparemment cohérente qu'elle calque ce que nous croyons savoir de notre passé effectif. Même, surtout, si les fils rouges ne manquent pas : le monastère comme lieu essentiel, mais aussi des busards tournoyants, le souvenir ou la dépouille de personnages antérieurs, une statue de bois, un pèlerin éternel qui pourrait être le juif errant — dans sa version ne relevant heureusement pas de l'antisémitisme chrétien, s'il s'agit de Lazare le ressuscité —, etc.

Si les busards, relayés in extremis par un requin, sont ici cités comme exemple de leitmotiv du volume, c'est que ces charognards symboliseraient parfaitement le pessimisme foncier du livre. Le goût pour la mort violente de personnages auxquels on a eu le temps de s'attacher ou au moins de s'intéresser. La désespérance et l'inutilité de la lutte contre l'entropie, même si elle peut se poursuivre au-delà de notre planète, dans les étoiles. Le savoir conservé dans les âges obscurs l'est sans perspective, devoir automatique de moines qui ne comprennent pas ce qu'ils recopient, attendent de posséder un “électron” ou imaginent quels monstres affreux devaient être les “Retombées”. Le progrès est possible, mais d'abord dérisoire, comme lorsqu'on comprend enfin que les documents en négatif, nécessitant une quantité prodigieuse d'encre, ne sont que du papier-carbone utilisé juste avant la guerre atomique — comme la diffusion de l'informatique domestique les a rendus aujourd'hui obsolètes, on en déduira que le volume est par ailleurs une uchronie par inadvertance, dans un monde où quelqu'un a appuyé sur le bouton rouge des lanceurs atomiques quelque part dans les années soixante. Et quand il cesse d'être dérisoire, c'est bien pire. La redécouverte de la science et de la technologie, par des moines comme par des laïcs, se fait sur fond d'étripages et de perfidies diplomatiques entre chefs de clans, principicules et empereuraillons, comme la renaissance mêla Léonard et les reîtres, Palissy et les guerres de religion, en attendant la guerre de Trente ans et autres divertissements. Et on peut avoir l'impression d'un cycle sans fin quand deux blocs s'affrontent de nouveau, et que tout se clôt avec une nouvelle apocalypse nucléaire, après celle qui a éclaté quelques siècles avant que le premier des trois récits ne commence.

Ce fort pessimisme est très catholique, et l'on se réfère explicitement à Pie XI, pape de l'entre-deux-guerres, avant-dernier successeur de Saint-Pierre lors de la parution de l'édition américaine. En même temps, la conservation du savoir, sa transmission — encore qu'avec réticences —, sont également très catholiques. Et c'est sans doute cette tension permanente entre tentation de l'ignorance et nécessité du progrès, entre peur et espoir, qui structure le livre, en assure l'ambiguïté, et en fait donc un des intérêts. On peut d'ailleurs sans doute en faire des lectures politiques, idéologiques, éthiques, passablement divergentes, y compris sur des points précis, comme dans le dernier récit l'euthanasie, combattue par celui qui est alors le personnage principal, avec la plus grande conviction, avec également une relative violence physique, mais une violence plus expliquée que justifiée, montrée comme inacceptable sur le fond, et surtout sans solution de rechange possible, et sans condamnation de ceux qui, concrètement, sur le terrain, sont acculés à proposer la dite euthanasie. L'absence de solution contribue encore, bien entendu, à la force du livre, à son caractère non pas dramatique mais purement tragique, déjà inscrit dans une sorte de circularité du temps et dans la répétition des catastrophes.

Évidemment, ce n'est pas la seule chose que l'on peut noter. Et ce qui vient d'être dit fait relativement bon marché de l'histoire, ou plutôt des histoires, de la narration, de la capacité à passer du tragique global à l'humour ou à la dérision dans le détail, des personnages aussi : tout cela ne fait que mieux expliquer qu'il s'agisse d'un classique. Mais en même temps, la force même du livre est bien dans son enracinement à la fin des années cinquante, avant que s'officialise la mutation de l'Église catholique avec le concile Vatican II, avant aussi que se close, dans le même temps, la première phase de la guerre froide, et que l'on échange la peur de l'apocalypse nucléaire contre celle, toujours présente, de la catastrophe écologique. Ce lien avec un moment révolu de notre histoire proche pourrait le disqualifier, le rendre illisible, or curieusement il se pourrait qu'au contraire il en assure la pérennité, en fournissant involontairement le décalage qui gomme ce qu'il pourrait y avoir de projection mécanique, de plaidoyer idéologique ou de mode démodable, et en offrant donc une étrangeté dans la familiarité, un décalage qui pourrait bien être une des clés de la S.-F.

Au-delà de ces notes générales, reste tout simplement à relire si on a oublié, ou à lire si on ne l'a pas déjà fait lors de la parution en 1998 de la traduction par Jean-Daniel Brèque de Saint Leibowitz and the wild horse woman, c'est-à-dire l'Héritage de saint Leibowitz, roman commencé par Walter Miller et achevé par Terry Bisson, et qui est non pas une suite, mais une espèce de spin off où on retrouve entre autres choses les busards et le Juif errant, et propre par ailleurs à renforcer l'illusion ou le faux souvenir d'un premier volume exclusivement “monacal” et “médiéval”.