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Vous êtes ici : Quarante-Deux KWS Sommaire du nº 24-25 Portrait du Diable en chapeau melon

Keep Watching the Skies! nº 24-25, juin 1997

Serge Brussolo : Portrait du Diable en chapeau melon ~ Promenade du bistouri (les Brigades du chaos – 2)

romans de Science-Fiction ~ chroniqué par Jean-Louis Trudel

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Je n'essaierai pas de vous convaincre que Brussolo est un Heideggerien. Simplement, en assistant à la lecture d'une communication portant sur le rapport de Heidegger avec la technologie, il m'a semblé que l'attitude préconisée par Heidegger face à la technologie valait le rapprochement avec celle de Brussolo, du moins dans ce livre. Je laisse à d'autres le soin de fouiller…

La pensée de Heidegger et celle de Brussolo m'ont paru se rejoindre sur un point au moins, qu'ils ont en commun avec des auteurs de Science-Fiction, principalement européens. En gros, je dirais qu'il s'agit de la notion d'enfermement, de l'association de la technologie à un enfermement du soi, de l'individu, de la société. On retrouve aussi chez eux une conception de l'univers qui me semble se caractériser par une abolition des barrières entre le monde humain, artificiel, et le monde naturel, matériel. Dans des romans comme Nuage d'Emmanuel Jouanne, le Monde englouti de J. G. Ballard ou Solaris de Stanisław Lem, on voit la pensée agir sur la matière, de façon plus ou moins métaphorique.

Dans Portrait du diable en chapeau melon, Brussolo brouille (comme il le fait si souvent) les frontières entre le naturel et l'artificiel, l'organique et l'inorganique, l'animal et l'humain : nourrices robots ; “permutation moléculaire” qui transforme en chair frémissante un pneu et un homme en pneu, par exemple ; mythes cauchemardesques où des enfants mal élevés se métamorphosent en chocolat ou en pain d'épices ; femmes qui enfantent des animaux et femelles animales qui mettent bas des bébés humaines…

Au-delà de l'exotisme de ces passages et de leurs aspects surréalistes (sans parler de la méfiance que Brussolo manifeste pour toutes les technologies), il me semble qu'il y a là quelque chose de profondément étranger à la mentalité américaine, mais de beaucoup moins hérissant pour les Européens, dans la mesure où justement le rejet de la technologie dans un cadre science-fictif (voir Frankenstein de Shelley ou Paris au xxe siècle de Verne) est une tradition reconnue de la S.-F. européenne, ainsi que la transcendance des limites des mondes naturel et artificiel. Serait-ce que les Européens considèrent que cela va de soi, habitués qu'ils sont à vivre dans un monde entièrement façonné par la main et la pensée de l'homme. En France, il n'y a pas une haie, une forêt, une rivière, qui n'ait pas été plantée au cordeau, repiquée et entretenue, draguée ou canalisée. Inutile de mentionner les environnements urbains qui ont envahi les campagnes… Tandis qu'en Amérique, il reste bien des rappels de la puissance et de la grandeur aléatoires de la nature : ouragans, feux de forêt, blizzards, forêts jamais défrichées, rivières indomptées. Et le constat que la pensée n'agit qu'épisodiquement sur la matière qui l'entoure prend l'aspect d'une évidence qui ne peut pas être contrariée.

Dans la mesure où la nature et la technologie sont encore inhumaines en Amérique, il semble qu'elles seraient moins terrifiantes et susciteraient moins de craintes. Parce qu'elles sont aveugles, peut-être. Ou parce qu'elles ouvrent le soi, l'individu sur quelque chose de réellement autre (ce qui nous ramène à la philosophie de l'ouverture, de la délivrance de Heidegger) au lieu de l'enfermer dans de multiples reflets de lui-même…

Enfermement, délivrance, passage d'un monde entièrement fabriqué à un monde de nouveau habité par des créatures étrangères à l'humanité : tous ces thèmes se retrouvent dans le roman de Brussolo, car il s'agit de l'histoire de mystérieux enfants nés à la suite d'incidents tout aussi mystérieux (voir les Coucous de Midwich de Wyndham) et enfermés dans un ancien pénitencier par des autorités terrifiées. Puisqu'il s'agit de Brussolo, les incidents en question sont particulièrement surréels et horrifiants. De même, il ne s'agit pas d'un pénitencier ordinaire, car les enfants prisonniers grandissent sous la garde de nourrices robotisées. Devenus adultes, ces enfants sont gavés de drogues qui les infantilisent et vivent dans un monde d'illusions puériles, où le facteur trimballe des enveloppes vides et les tramways sont figurés par des chaises rangées à la file sur le trottoir… Pendant ce temps, à l'extérieur, ces incidents étouffés par les autorités ont donné naissance à un culte clandestin des enfants qui sont nés des animaux survivants (voir Roswell…) et un montreur de marionnettes s'est passionné pour leur cas, cherchant à pénétrer dans ce pénitencier si bien gardé pour contacter des enfants qui ne se connaissent aucune destinée spéciale.

N'épiloguons pas sur l'incohérence du roman. La “permutation moléculaire” qui transforme l'organique en inorganique et vice-versa, la naissance de bébés humains mis bas par des animaux et d'animaux accouchés par des humaines, l'échelle démesurée du pénitencier de Funnyway, les pouvoirs divins et le comportement imbécile d'un ordinateur central, le hasard qui fait choisir à un adorateur des enfants le métier de montreur de marionnettes qui lui permettra d'accéder à leur prison, la croissance accélérée du seul enfant de la première génération, tout cela ne peut être expliqué, même pas par l'intervention d'extraterrestres à laquelle Brussolo recourt pour fournir un début d'explication. Des extraterrestres qui parlent à leur envoyé en lettres grecques et donnent à leur étoile d'origine son nom aux racines arabes. Non, s'il y a une logique dans ces événements bizarres, ce n'est pas une logique extraterrestre, car tout se tient trop bien. Seule la logique des phantasmes peut expliquer cette cohérence dans l'incohérence.

D'ailleurs, le roman m'a fait l'impression d'un collage tiré de sources diverses, d'un assemblage de fragments. L'impression est renforcée par de brèves allusions à d'autres univers brussoliens, comme Almoha.

Néanmoins, la puissance des images et la cohérence des phantasmes brussoliens confèrent à ce roman une charge certaine, une énergie jouissive sans pareille, bref, la fascination propre aux descentes infernales. Brussolo n'est pas à son meilleur quand il tente d'inscrire les événements du roman à l'intérieur d'une trame cohérente. En fait, l'intrigue très lâche suffit à soutenir l'attention, mais c'est son imagination débordante qui marquera le lecteur.

Entre des mains légèrement moins expérimentées, Promenade du bistouri aurait pu être offert en pâture au Concours de maltraitement de texte [1]. Privée de la prose bien charpentée et des délires puissants de Brussolo, il n'en resterait qu'un cafouillis invraisemblable démontrant (1) que Brussolo a intérêt à ne jamais essayer d'écrire de la vraie S.-F., et (2) qu'il n'y a pas au Fleuve Noir de direction littéraire au sens où l'entendent les Américains, du moins pas au niveau de la Science-Fiction.

Qu'est-ce qui me rend si sévère ? Eh bien, c'est de rencontrer dans un roman de S.-F. (étiqueté "Métal" pourtant) une vision du monde digne de celle d'un homme du XIXe siècle. L'idée centrale du roman, mise de l'avant par un scientifique qui n'a pas l'air spécialement dérangé, c'est que les planètes et astéroïdes du cosmos ne sont que les lambeaux pétrifiés, fossilisés de géants mythiques (les planètes sont des cerveaux desséchés et les astéroïdes des esquilles d'os fracassés ; les anneaux de Saturne sont les restes du crâne d'un de ces demi-dieux). Jusque-là, ça va ; certaines lois physiques des univers brussoliens ne sont pas les nôtres et l'idée a un certain charme mythico-spéculatif. C'est lorsque le scientifique de service expose l'idée et tente de l'étayer (inutile de dire qu'il n'essaie pas de la justifier, ce qui serait au-dessus des forces de n'importe quel auteur de S.-F.) que ça se gâte.

Ainsi, le savant Mikofsky commence par nous parler de l'époque où la « NASA lançait dans l'espace des choses aussi vétustes que l'Orbiting Solar Observatory, l'OSO 16, ou encore l'Orbiting Astronomical Observatory. Toutes ces machines, en traversant les étoiles, ont commencé à engranger des photos, des millions de clichés sur les corps célestes dérivant dans le cosmos. ». C'est moi qui souligne ; c'est le premier signal d'alarme. Brussolo croit-il vraiment qu'un observatoire orbital s'en va explorant l'univers (ou transperçant des étoiles…) en prenant des photos comme un banal touriste en goguette à Venise ? Non, non, ce n'est sans doute qu'une phrase maladroite, griffonnée à la hâte dans le cadre d'un roman écrit en quatrième vitesse et que personne n'a relue…

Mais quelques lignes plus loin, Mikofsky ajoute : « Puis les sondes sont devenues de plus en plus performantes, elles ont permis d'obtenir un rendu en 3D des corps célestes, d'en modeler les aspérités avec une précision incroyable. Désormais on était en mesure d'en façonner des reproductions au centimètre près. Pendant un siècle, on a mis en fiches tout ce qui se promenait dans notre galaxie, puis on a laissé les ordinateurs travailler là-dessus, un peu au hasard, pour voir ce qu'ils pourraient en tirer. […] Le signal d'alarme a retenti pour la première fois en 2003, à l'observatoire du mont Palomar. » Oui, vous avez bien lu : « en 2003 », ce qui fait remonter le début de l'exploration de la galaxie en 1903. La Galaxie mesurant environ cent mille années-lumière de diamètre, il faut croire que nos scientifiques disposent de moteurs supraluminiques se déplaçant à près de 2000 fois la vitesse de la lumière… C'est pas mal, hein, mais on s'explique mal alors pourquoi la Terre n'a colonisé que Mars. Bref, ou bien nous sommes dans une uchronie, ou bien il y a une faute de frappe (et même si c'était 2103, il faudrait un programme d'exploration mahousse pour avoir inventorié toute la Galaxie dans ce laps de temps), ou bien Brussolo écrit n'importe quoi. Mais il ne semble pas y avoir d'erreur, car quelques pages plus loin, la vision du monde de Brussolo est révélée aussi clairement que possible : « [Les Martiens] sont très vite parvenus aux mêmes conclusions que Shieldrake et, au lieu de se voiler la face, ils ont aussitôt déclenché une opération d'envergure à travers tout le cosmos : l'autopsie générale des planètes de notre système solaire. ». C'est encore moi qui souligne, mais je crois que cela suffit à démontrer que la vision du monde de Brussolo s'arrête aux frontières du système solaire et que Brussolo aurait facilement pu écrire, comme cet auteur qui a fait les délices d'un Concours de maltraitement de texte à Boréal, qu'un astronef pouvait visiter une ou deux galaxies entre Mars et Vénus…

Un collègue, sur SFFRANCO [2], mentionnait il y a quelques mois que Brussolo a l'habitude de commettre une hénaurme bourde par livre. S'il n'y avait pas eu le fatras ci-dessus, qui se contredit dans tous les sens en plus de superbement ignorer toutes les découvertes astronomiques du vingtième siècle, j'en aurais probablement retenu une autre. Mikofsky prétend également que certains minerais précieux sont des idées pétrifiées, citant à l'appui de cette affirmation l'observation que l'or qui se liquéfie émet des ondes radio qui semblent véhiculer un langage articulé… Bon, la supposition que dans cet univers où la Terre est un cerveau fossilisé, les pensées aient pris la forme concrète de diamants ou d'or est acceptable encore une fois sur un plan mythico-fictif. On peut même admettre que l'or porté au point de fusion émette des ondes radio. Mais Mikofsky ajoute que le gouvernement n'ose pas faire les expériences qu'il faudrait pour décrypter ces messages : « Le corpus n'est pas assez étendu, il faudrait pour cela pouvoir désintégrer des kilos de diamant, des tonnes de lingots d'or, et aucun gouvernement ne voudrait financer une telle recherche. ». Sept lignes plus haut, Brussolo parlait bien de liquéfier l'or (ce qui a probablement déjà été fait pour produire les lingots en question…) et non de le désintégrer ; la contradiction est flagrante, puisque liquéfier de l'or n'en détruirait pas une parcelle et les gouvernements n'auraient donc aucune raison de ne pas procéder à de telles expériences.

Bref, n'importe quoi. Certes, le troisième volume de cette série nous apprendra peut-être que Mikofsky délire, mais dans ce cas, je ne donne pas cher du sens critique de la jeune femme qui l'écoute. Bien que sceptique, elle ne relève aucune des contradictions les plus évidentes…

Pour ce qui est du roman, il est rédigé à un rythme enlevant. Le mutant Koban Ullreider, fils d'un colon martien et endoctriné par son père, prédicateur évangélique, se met en tête de recréer au-dessus de Los Angeles les signes de l'Apocalypse. Il a l'aide de la pierre de tristesse ramenée de Mars (selon Mikofsky, il s'agit de l'accrétion de pensées quasi-divines d'autrefois, mais pas tout à fait fossilisées) et ceci lui permet d'accomplir des prodiges. Il les accomplit en général au prix de la vie de ses semblables, ce pourquoi la police est à ses trousses et finira par le rattraper. Mais la mort n'est pas nécessairement définitive pour un mutant, dans un univers où on a appris à enregistrer les mémoires. Et, en répandant la poudre de pierre de tristesse martienne, Koban provoque une série de suicides à Los Angeles.

Promenade du bistouri compte au moins une bonne scène brussolienne, quand Los Angeles se retrouve enfermée sous une cloche de verre noir, et même l'idée du cosmos comme un ossuaire de titans n'est pas dénuée d'un certain attrait. Pour le reste, je dois dire que c'est un des livres les plus décevants de Brussolo, en ce qui me concerne. Comme lorsque des auteurs de litgen s'aventurent à leurs risques et périls en S.-F., ce roman rappelle que ce n'est pas le premier auteur venu qui peut écrire de la bonne S.-F., même si on s'appelle Brussolo.

Je n'ai pas envie de jeter la pierre à Brussolo. Il a probablement écrit ce livre en quatrième vitesse, histoire de satisfaire un contrat avec le Fleuve Noir Anticipation. Je ne sais plus quel abonné de SFFRANCO parlait des auteurs de S.-F.F. capables d'écrire plus vite que leurs collègues étatsuniens, mais je crois que Promenade du bistouri illustre les dangers de cette approche.

Notes

[1] Le Concours de maltraitement de texte est une des joies du congrès de la S.-F. canadienne d'expression française, Boréal. Je plains les Français qui en sont privés.

[2] Liste de distribution de courrier électronique consacrée à la discussion de la S.-F. francophone, sur laquelle une première version de cet article a été diffusée —NdlR.