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Vous êtes ici : Quarante-Deux KWS Sommaire du nº 21-22 Panda Ray

Keep Watching the Skies! nº 21-22, septembre 1996

Michael Kandel : Panda Ray

roman de Science-Fiction inédit en français ~ chroniqué par Pascal J. Thomas

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Passer d'un univers à un autre par les mathématiques : comment imaginer, d'une certaine façon, un concept plus science-fictif que celui-là ? Pourtant, qu'on le voie surgir dans un roman de SF, et on s'attendra à une œuvre qui viole d'une façon ou d'une autre les règles de réalisme propres au genre. Qui s'engage sur un terrain plus qu'à mi-chemin de l'humour et du fantastique. Réordonner les syllabes du langage des chiffres et des formules pour changer l'univers que ce langage s'échine à exprimer, c'est comme arriver à changer notre réalité sociale par le biais d'un calembour. Pas possible, et on prend le chemin d'un divertissement, comme dans les premières œuvres de Rudy Rucker. Dans ces conditions, on ne s'attend pas à beaucoup de profondeur de sentiments… mais c'est le reproche qui, de l'extérieur, est souvent adressé à la SF.

Michael Kandel n'est pas un inconnu pour les lecteurs de KBN [1], même s'il n'a pas été traduit en français — injustement, si on considère qu'avec sa carrière de traducteur de Stanislaw Lem en anglais et sa proximité thématique à la SF européenne, il aurait bien naturellement sa place dans une collection comme "Présence du Futur" ; justement, si on considère juste d'aller chercher ailleurs ce que l'on n'a pas chez soi.

De quoi donc s'agit-il dans ce quatrième roman de Kandel ? Du retour tout d'abord d'un thème de la SF bien oublié depuis les années 50, celui des mutants. Des mutants très puissants, plus semblables pour tout dire à une discrète mafia qu'à des Juifs persécutés ; et de Christopher, gamin mutant et turbulent, qui ne veut pas comprendre que ses pouvoirs doivent être employés avec la plus grande discrétion. Christopher, c'est un peu comme un Calvin (de Calvin & Hobbes) dont les univers fantasmagoriques seraient réels.

Menacé par sa propre mère d'une punition sans commune mesure avec sa faute, Christopher s'enfuit en compagnie de son grand-père à l'aide d'une salle de bain dont les carreaux forment un pavage non-périodique du plan employant des quadrilatères dérivés du pentagone régulier, dont les côtés sont dans un rapport égal au nombre d'or. Ce sont des mathématiques non-triviales, mais comme elles peuvent s'expliquer à l'aide du seul attirail de la géométrie euclidienne du plan, elles tombent plus ou moins dans le domaine de ce qu'on appelle souvent les “mathématiques amusantes”. Et jusque-là, le roman lui-même est tout à fait amusant : par les portraits qu'il fait du sympathique (et un peu gâteux) grand-père et des professeurs du lycée de Christopher ; par ses descriptions ironiques, par ses caricatures (appuyées par la répétition et la voix indirecte) des clichés de la conversation ordinaire.

Tout bascule quand Christopher doit faire face aux conséquences de sa fuite. Tout bascule, à cause de la cruauté inattendue des rapports parents/enfants — qui sont en fait, surprise, au cœur de ce roman, qui n'a pas grand-chose à dire sur les rapports humains normaux/mutants, empruntés sans retouche au magasin des accessoires de la SF de papa. Ah, mais les mutants ne sont pas humains. Eux aussi dont des caricatures, une reductio ad absurdum des conflits que nous connaissons nous-mêmes, et qui finiront par se résoudre… comme il le doivent. Christopher n'est pas Peter Pan : lui aussi doit grandir (même si ce n'est pas de cœur joie, ni pour lui ni pour nous).

La maturation de Christopher se fera au travers de l'immersion dans un univers encore plus dur, et nettement moins réaliste que le sien. Ce que son grand-père, qui aime raconter l'univers comme une suite de contes de fées, appelle "The Sea of Isn't". Christopher y reste englué un long moment, long moment qui est celui qui m'a le moins plu dans le livre. Un univers qui reflète (plus ou moins) la vie intérieure du protagoniste, son isolation totale, voilà qui rappelle trop la SF française d'une certaine époque. Un tel univers ne peut se racheter que par la richesse de l'invention (comme Jean-Pierre Hubert avait su le faire), et je crains que Kandel ne soit un peu court, ou un peu trop moralisateur, sur ce point.

Alors ? Il reste un livre dont le début est délectable, malgré sa cruauté, mais qui opère un virage en épingle à cheveux vers le sérieux. Avec quelques dérapages. Et (j'ai l'impression) beaucoup d'amertume sous-jacente envers l'humanité, et la pesante obligation du passage à l'âge adulte. Mais avec le mérite de faire un livre sur l'enfance, mais pas pour les enfants.

Kandel a donc gagné en profondeur, et nous donne quelque chose comme une version SF des contes traditionnels, avant qu'ils soient édulcorés par l'idée moderne que nous nous faisons de l'enfance. Le loup mange vraiment le Petit Chaperon Rouge. Fallait-il la SF pour cela ? Mais quoi d'autre sinon ?

Notes

[1] Un fanzine qui, à bien des points de vue, a fait le pont entre A&A et KWS, cela étant dit pour ceux de nos lecteurs qui sont férus d'histoire du fandom.