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Gérard Klein : préfaces et postfaces

Anthologie composée par Ellen C. Herzfeld, Gérard Klein et Dominique Martel : les Passeurs de millénaires

Livre de poche nº 7265, mars 2005

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Les Passeurs de millénaires est le sixième volume de la Grande Anthologie de la science-fiction francophone.[Couverture du volume] Ces six volumes couvrent un demi-siècle de science-fiction de langue française, de 1950 à 2000, à travers l'Hexagone, la Belgique, la Suisse, le Québec et la Nouvelle-Calédonie. Soudain, une sorte de dimension historique est atteinte, qui vaut de faire un retour sur l'ensemble de la série.

Rappelons d'abord, comme chaque fois, que le projet n'est pas de proposer un tableau proprement historique de la science-fiction française (au sens de la langue française et pour éviter ce terme balourd de francophone pour des écrits n'ayant guère de phonation), qui refléterait ses tours et ses détours, et chacune de ses tendances, fractions et factions, mais de retenir des nouvelles dans la seule perspective de leur qualité et de leur originalité [1] . Cette série d'anthologies

« n'a pas de dimension historique, en ce sens que les anthologistes n'ont pas cherché à reconstituer un état passé du genre mais à réunir des textes qui ont conservé toute leur actualité et qui assurent au lecteur le même plaisir de lecture que lors de leur première parution. »  [2]

Les quatre premiers volumes, les Mondes francs (1988), l'Hexagone halluciné (1988), la Frontière éclatée (1989) et les Mosaïques du temps (1990) ont été composés et publiés en trois ans, ce qui s'explique par les circonstances : ils concernaient une période bien antérieure à celle de leur composition et, pour le premier titre au moins, le terrain avait été balisé par des anthologies antérieures publiées chez Seghers. Ils couvrent respectivement les périodes 1950-1970, 1971-1978, 1979-1984, et pour le dernier, sorte de retour vers le futur et expression des remords des anthologistes, 1957-1984.

Il faudra attendre neuf ans pour que la date fatidique de 1984 soit franchie. les Horizons divergents (1999) explore la décennie 1985-1996. Puis de nouveau six ans pour que, avec les Passeurs de millénaires (2005), l'an 2000 soit atteint, le demi-siècle bouclé, et l'intervalle 1996-2000 exploité, comme on dit d'un gisement minier.

Quand le vingt-et-unième siècle sera-t-il abordé ? Quand un siècle entier de science-fiction française moderne sera-t-il couvert ? Ce sont là de profondes questions que nous abandonnerons pour un temps à la conjecture.

Six volumes, un demi-siècle, au total 87 nouvelles sur probablement plus de cinq ou six mille publiées dans ce domaine sur ce laps de temps, et intégralement lues par l'un au moins des anthologistes. Tous les supports ont été explorés, revues spécialisées, recueils individuels et collectifs, fanzines et parfois périodiques aussi inattendus que le Journal des finances ou que le Mensuel d'information municipale de la Ville de Paris, aussi rares que le Petit silence illustré. Ce sont donc environ 1,5 % des textes publiés sur cinquante ans qui ont été ainsi relativement immortalisés.

Soit au total soixante et un auteurs (en tenant compte des collaborations) dont neuf nouveaux introduits dans le dernier volume qui présente ainsi un taux exceptionnel de renouvellement. Soixante et un auteurs sur vraisemblablement un millier publiés dans le strict domaine de la science-fiction durant ces cinquante années.

Il y a des récidivistes sur la personnalité desquels il faut qu'on se penche un instant avant de les juger. En tête, Philippe Curval et Jean-Pierre Andrevon cinq fois retenus, puis Gérard Klein (quatre fois) et un petit peloton composé de Bernard Mathon, Dominique Douay, Jean-Claude Dunyach et Georges Panchard, représentés chacun trois fois. Citons à l'autre extrême des auteurs qui non seulement n'ont été représentés qu'une seule fois mais qui n'ont pratiquement pas publié d'autre nouvelle que celle retenue, ainsi Jean Porte pour "le Grandiose avenir" et Juliette Raabe pour "Journal d'une ménagère inversée". Point de lendemain.

On en déduira que certaines carrières sont dans la science-fiction longues et fécondes mais que la succession des générations littéraires, ici trois schématiquement suggérées, a bien été prise en compte dans la composition de ces anthologies.

La notion de génération littéraire est du reste d'une rare artificialité et elle ne semble guère avoir été inventée que pour permettre aux enseignants de graver dans le bronze des titres de chapitres et dans la cervelle plus molle de leurs élèves une chronologie approximative.

Si on y tient cependant, on peut donc distinguer dans notre domaine trois grandes générations : celle de la Renaissance qui va de la fin de la Seconde Guerre Mondiale à 1968 ; celle d'après la Révolution de 68, qui prend en fait son envol plutôt après 1970 ; celle enfin de la Seconde Fondation qui apparaîtrait au milieu des années 1990 et qui est concomitante de l'approche de l'An 2000 et de la création de nouveaux supports.

Parmi les plus significatifs de ces supports, des revues comme la défunte CyberDreams (1994-1997) dirigée par Francis Valéry et par Sylvie Denis, Bifrost sous la férule d'Olivier Girard (avril 1996), Galaxies sous celle enfin de Stéphane Nicot (été 1996), des anthologies comme les Territoires de l'inquiétude dirigées par Alain Dorémieux, Genèses (1996) par Ayerdhal, puis la série des Escales inaugurée par Serge Lehman (Escales sur l'horizon, 1998), continuée par Jean-Claude Dunyach (Escales 2000, 1999) et conclue par Sylvie Denis (Escales 2001, 2000), sans négliger une tentative de sélection annuelle à l'initiative d'Olivier Girard (SF 98, Les meilleurs récits de l'année, 1999), reconduite en deux autres volumes, SF 99 et SF 2000-2002, et quelques autres recueils collectifs plus ou moins thématiques consacrés par exemple à l'uchronie steampunk (Futurs antérieurs, Daniel Riche, 1999).

On assiste aussi avec la fin du vingtième siècle à un certain rafraîchissement et rajeunissement du personnel éditorial, à une exception très notable près.

Bien que le début du vingt-et-unième siècle qui déborde le cadre de cette anthologie n'ait pas été exceptionnel pour l'édition de science-fiction, sauf sous l'angle de la multiplication des publications, et ait peut-être commencé de vérifier l'étrange loi empirique qui fait alterner depuis les années 1950 les décennies glorieuses et les décennies piteuses, les revues spécialisées ont tenu, et même étendu leur audience, et les grandes collections ont persisté ou, telles le Phénix, ressurgi de leurs cendres : on pense ici à "Présence du futur" que la métempsycose a muée en "Folio SF", au Fleuve Noir qui a continué de couler malgré le naufrage (ou plutôt le sabordement contrôlé) de la collection "Anticipation". La principale novation, au moins institutionnelle, est venue de la floraison de jeunes et très petites maisons d'édition aux noms souvent poétique, Mnemos, inquiétant voire apocalyptique, le Bélial', furieusement mousquetaire comme Bragelonne, ou curieusement fiscal comme I.S.F. qui n'y a malheureusement pas résisté. Auxquels il faut ajouter ceux, plus mystérieux encore, de Nestiveqnen, d'Oxalis et de l'Oxymore. Il est donc permis d'avoir foi en l'avenir de la science-fiction française.

À la relecture, cinquante ans de science-fiction française font apparaître une assez remarquable homogénéité à travers le temps. Peu d'anticipations technologiques. Un penchant marqué pour l'insolite, les excursions surréalisantes et l'introspection : l'influence de Philip K. Dick et de J.-G. Ballard plutôt que celle de Clarke ou d'Asimov. Une absence presque complète de prospective sociale : lorsque récemment l'un de nous, Gérard Klein, a composé l'anthologie Sociales Fictions pour les éditions scolaires et universitaires Bréal, anthologie destinée principalement aux grandes classes du secondaire, il a passé en revue ces anthologies et quelques autres recueils, et même ceux relatifs à la défunte science-fiction politique française. À son grand étonnement, il n'a presque rien trouvé qui soit pertinent, à l'exception d'une inusable nouvelle de Jacques Sternberg, "Comment vont les affaires ?" [3] , alors qu'il y avait pléthore de textes anglo-saxons.

Bien entendu les choix des anthologistes peuvent avoir joué un rôle dans la manifestation de cette apparente homogénéité. Mais comme leurs goûts, pour ce qu'on en connaît, les porteraient volontiers à privilégier l'anticipation technologique et la spéculation scientifique, on peut raisonnablement supposer qu'ils n'ont pas introduit de biais de cette nature dans leur sélection et que celle-ci reflète grosso modo la tendance traditionnelle de la science-fiction française. La science-fiction française est en général plus intellectuelle, plus conceptuelle, plus littéraire que ses sœurs britannique ou américaine. Il y aurait chez les auteurs français comme une difficulté à se représenter l'avenir et une très grande diversité et subtilité dans les façons d'éviter sa rencontre.

Ce sixième volume ne fait pas exception. Sur quatorze textes, sept relèvent de l'insolite, du dépaysement littéraire, du doute sur la réalité du réel, et de l'uchronie ; trois seulement de la réalité virtuelle et des univers informatiques et encore les tirent-ils vers l'étrange plutôt que vers la prospective ; et les quatre autres effleurent la réalité sociale, voire religieuse, sur Terre ou sur d'autres planètes.

Cette constatation ne préjuge en rien de la qualité intellectuelle et littéraire des textes retenus qui feront sans le moindre doute encore bonne figure dans cinquante ans, comme aujourd'hui ceux de la première anthologie, et tout particulièrement "Une nuit interminable" de Pierre Boulle, "C'est du billard !" de Philippe Curval et "La Rose des énervents" de Daniel Drode. Rendez-vous ailleurs et demain, en l'occurrence en 2055.

L'ordre de présentation des textes est un de ces sujets qui sème la zizanie dans les équipes les mieux soudées, et fait l'objet de débats qui dépassent en ultra-violence ceux de la commission de sélection. C'est dire si ce sont des anthologistes raccommodés et couturés de cicatrices qui vous recommandent de lire, selon une progression que vous n'êtes nullement tenu d'observer, les quatorze finalistes.

La convention habituelle consiste à les ordonner selon leur datation présumée dans l'avenir.

Les quatre premiers relèvent donc, dans le présent ou l'avenir très proche, de l'insolite plutôt que de la fiction spéculative, le quatrième étant situé peut-être dans un avenir un peu plus éloigné mais non précisé.

Les trois suivants procèdent des univers informatiques et virtuels de l'avenir proche. Leur communauté relative de thème ne les empêche pas d'être extraordinairement différents, ce qui est bon signe quant à la créativité de leurs auteurs.

Quatre nouvelles ensuite concernent l'évolution sociale, sur Terre ou sur d'autres mondes, de l'ironie à la terreur.

Les trois derniers textes enfin, inclassables, introduisent un doute dickien sur la réalité commune, à travers des univers parallèles, une uchronie et finalement l'ailleurs absolu où se dissipe l'illusion d'être un auteur, un lecteur, un anthologiste, bref d'être quelqu'un quelque part.

Il nous reste cependant à espérer que vous serez encore là plus tard, quelque part, la prochaine fois. À nous attendre.

Notes

[1]  Les lecteurs intéressés par une perspective historique pourront notamment se reporter aux deux tomes de l'anthologie de Richard Comballot, les Enfants du mirage, correspondant aux années 1970-1990.

[2]  Extrait de la préface des Mondes francs.

[3]  Publiée initialement dans la revue Fiction, nº 42, mai 1957, elle a été reprise dans les Mosaïques du temps.