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Gérard Klein : préfaces et postfaces

Anthologie composée par Jacques Goimard, Demètre Ioakimidis et Gérard Klein : Histoires de l'an 2000

Livre de poche nº 3817, janvier 1985

 Détail bibliographique dans la base de données exliibris.

L'an 2000 et ensuite : les scénarios de l'inacceptable

L'an 2000 : combien de fois a-t-on évoqué son millésime ? Depuis la fin du siècle dernier, et même bien avant, cet an 2000 apparaît comme le seuil d'un monde différent, en particulier dans [Couverture du volume]le domaine de la technologie et de ses effets sur la vie quotidienne, et en même temps comme un avenir assez proche, en continuité avec le nôtre, pensable, concret. Il abrite des horreurs ou des merveilles qui ne sont pas encore réalisées mais dont on croit pouvoir dire qu'elles seront presque certainement réalisées. Il y a de la certitude dans ce millésime-là, comme une façon de dire demain.

En l'évoquant, il s'agit moins de dater une prévision qui mettrait à se produire la durée qui reste à courir jusqu'à cette échéance, que d'ancrer des images du futur. Ces images paraissent plus volontiers optimistes dans les anticipations anciennes, toutes imprégnées du progressisme du siècle dernier, et devenir de plus en plus pessimistes ou encore de plus en plus neutres avec le temps parce qu'elles rejoignent les objets, préoccupations et méthodes, de la prévision rationnelle.

De plus en plus, elles ont donc à voir avec les pratiques de ces deux sœurs ennemies affairées à sonder l'avenir, la futurologie et la prospective, et l'opposition entre ces deux approches, sur laquelle on reviendra, se retrouve dans les nouvelles qui constituent cette anthologie. Il faut du reste faire remarquer ici qu'un grand nombre de textes publiés dans d'autres volumes de la Grande anthologie de la Science-Fiction font référence à un avenir assez proche et relèveraient par conséquent de ces histoires de l'an 2000 : mais elles ont été rattachées à leur thème dominant tandis que celles qui paraissent ici correspondent à des faits de société, voire à des “tranches de vie”, inclassables ailleurs.

Depuis quand utilise-t-on l'an 2000 comme synonyme du futur ? Depuis beaucoup plus longtemps qu'on aurait pu le croire puisque, dès le xviiie siècle, Restif de la Bretonne intitule l'une de ses œuvres l'An deux mille, ou la régénération. En 1869, un certain Jules-Antoine Moilin propose à ses contemporains un portrait de Paris en l'an 2000. Jules Verne, en 1875, décrit une Ville idéale : Amiens en l'an 2000. L'utopiste américain Edward Bellany publie en 1888 son fameux Looking backward, 2000-1887 (Cent ans après). Aux alentours de la fin du siècle, les références se multiplient : il est touchant de découvrir que vers 1900 une marque de chocolat émet une série de 78 vignettes différentes portant toutes l'inscription En l'an 2000 et une illustration de la vie en cette année mécanique. Et bien entendu, Albert Robida, l'immortel auteur et dessinateur du Vingtième siècle (qu'il décrit en son état de l'an 1952), n'a pas pu s'empêcher de dépeindre dans l'Album, en 1901, "la Sortie de l'Opéra en l'an 2000".

Rapporter toutes les références à l'an 2000 dans des titres d'œuvres publiées, romans, nouvelles, essais et parfois publications scientifiques, serait ici fastidieux. Le curieux en trouvera une bonne liste dans l'étonnant travail d'André Decouflé et Alain Villemur, les Millésimes du futur, contribution à une bibliographie des anticipations datées dans leur titre, édité par le Laboratoire de Prospective Appliquée et la librairie Temps Futurs. Il y apprendra aussi que sur l'ensemble des anticipations datées recensées, près de 35 % renvoient à l'an 2000, et guère loin de 40 % si l'on y ajoute les références aux années 2001 et 2002 qui relèvent manifestement du même cru. Les seules années qui témoignent d'une concentration aussi significative encore que très inférieure sont les années 1984 et 1985 par la grâce de George Orwell : encore ne frisent-elles à elles deux que les 10 %. Comparativement, l'an 3000 n'a droit qu'à 3,2 % des titres.

Faire référence à l'an 2000, c'est donc, au moins depuis quelques décennies, décrire un avenir en quelque sorte déjà certain. Le thème de la rupture, de l'étrangeté absolue s'efface de plus en plus devant celui du coup parti, de l'évolution fatale, du déjà écrit, de la tendance prévisible. Cela vient évidemment de ce que l'on se rapproche du terme. Mais cela procède aussi d'une idée beaucoup moins triviale et pourtant de plus en plus reçue, et qui n'en est pas moins contestable et contestée, que l'accumulation des connaissances, notamment économiques et sociales, sous la forme extrapolable de statistiques, permet de dire avec une certaine assurance ce que sera vraiment l'an 2000. Ce serait en somme comme aujourd'hui mais en plus grande quantité, pour le meilleur et pour le pire.

Une telle confiance dans la validité des prévisions statistiques a culminé dans les années 60 en raison de la convergence apparente de plusieurs facteurs. D'abord l'établissement d'assez bonnes séries statistiques dans des domaines très variés dont par exemple la démographie et les comptabilités nationales : ces séries étaient parfois assez longues pour plonger dans l'histoire et faire ressortir des régularités remarquables, sous la forme de progressions assez constantes ou parfois sous celle de cycles. À partir de telles séries, il est tentant d'extrapoler mécaniquement et de prétendre dire, sinon ce que sera exactement la vie quotidienne en l'an 2000, du moins par quel faisceau de possibilités et de contraintes elle sera définie. Dès lors que le nombre des extrapolations constituant ce faisceau devient très considérable, on peut penser, sans doute naïvement, que l'avenir proche, sauf cataclysme, est écrit et que l'on peut brosser une bonne image des conditions de vie d'un individu moyen. Il ne reste plus en somme qu'à se laisser glisser le long du temps jusqu'à rejoindre ce grandiose avenir.

Un second facteur de cette belle confiance a tenu alors au développement, appuyé sur les séries quantitatives, de modèles explicatifs, partiels ou généraux, du développement des sociétés. L'approche — ou l'illusion — structuraliste, alors en vogue dans les sciences humaines, y a été pour quelque chose. De bons esprits, revenus de l'histoire et des vicissitudes de sa métaphysique, pensaient qu'on était enfin en train d'approcher, dans les sciences humaines, le degré de vraisemblance et d'exactitude des sciences exactes. En face d'eux, il est vrai, les tenants de l'historicisme continuaient à prôner l'irréductibilité des phénomènes humains au calcul, mais leur propension, au moins dans les débats journalistiques, à se réfugier derrière des considérations de valeurs et des discours moraux, semblait témoigner de leur mauvaise conscience et d'un peu avouable retrait stratégique dans les nuées de la métaphysique.

Curieusement, l'idée que l'évolution d'un système peut être à la fois déterminée, au moins en termes statistiques, et en même temps rigoureusement imprévisible, qui avait été introduite dans la physique une génération plus tôt et qui faisait alors son chemin en biologie, ne venait ni rompre ni enrichir le débat.

C'est peut-être que, troisième facteur appuyé à son tour sur les connaissances statistiques et sur l'espoir ou l'illusion des théories sociales scientifiques, une technologie certes complexe et souvent empirique de la régulation sociale semblait de nature à réduire ce qu'il subsistait d'erratique et pour ainsi dire d'incongru dans le développement des sociétés avancées. Après tout, depuis la Seconde Guerre mondiale, les économistes par exemple avaient su, semblait-il, inspirer aux gouvernements des mesures garantissant une expansion régulière. Cette technologie pouvait sans le moindre doute être perfectionnée, mais son brillant succès sur plus de vingt ans semblait la garantir contre tout accident d'envergure. Mieux encore, elle allait progressivement s'étendre au Tiers Monde et assurer, certes non sans soubresauts, l'homogénéisation par le haut de la planète.

En résumé, on croyait savoir décrire, savoir expliquer et savoir contrôler. L'apogée de cette confiance est jalonné par deux types de travaux, les uns nettement optimistes et les autres plutôt pessimistes, qui avaient néanmoins ceci de commun qu'ils affirmaient décrire à peu près ce qui pouvait se passer et indiquer comment parvenir au meilleur et éviter le pire.

Au premier type, celui de la futurologie triomphante, appartient un ouvrage d'Hermann Kahn, l'An 2000. Au second type, celui de la futurologie inquiète, on rattachera le premier Rapport du club de Rome ; ce dernier ouvrage, mettant l'accent sur les demandes croissantes imposées à l'environnement et sur les graves risques de ruptures qui en découlaient, n'en concluait pas moins implicitement qu'à la condition de se montrer raisonnable et de confier aux savants et aux structures rationnelles du monde moderne (c'est-à-dire en clair aux dirigeants de l'économie transnationale) les leviers de commande, le pire pouvait être évité. Les esprits frondeurs soulignèrent aussitôt que dans un cas comme dans l'autre, les soi-disant prévisions étaient fondées sur des modèles exagérément simplificateurs et pour tout dire mystificateurs. Restait cependant, à peu près intacte, la portée pédagogique d'une réflexion inévitable et incontournable sur un avenir que tous les esprits lucides s'attachaient à reconnaître comme substantiellement différent du présent et par conséquent comme redoutable à l'ignorant et à l'imprévoyant.

Dès le début des années 70, les craquements du système monétaire international avec la dévaluation de fait du dollar en 1971, puis en 1973 le début de la crise dite prématurément et abusivement énergétique, semblèrent donner raison aux prophètes de malheur et ridiculiser les chantres du paradis technologique. Il apparut brusquement que l'on (les experts et les gouvernements) ne savait plus prévoir, ni expliquer, ni contrôler. Et la confiance excessive dans les possibilités de l'avenir proche se mua tout aussi excessivement en une méfiance à l'endroit de toute réflexion sur l'avenir. On (toujours les experts et les gouvernements) choisit dans la tempête de naviguer à l'estime, c'est-à-dire à courte vue. On perdit des yeux l'an 2000 pour mieux entendre le seul bruit du ressac sur ses récifs. Ou quand on continua à invoquer le grandiose avenir, ce fut pour assurer que la tempête ne durerait pas toujours, ce qui revient à dire que demain il fera jour.

Ce qui se perdit — temporairement, il faut l'espérer — dans ce tumulte, c'est l'idée qu'il est possible de tenir sur l'avenir, c'est-à-dire sur les possibles, un discours nullement emphatique mais cohérent et informé, et qu'il est précisément d'autant plus nécessaire de s'y référer que la conjoncture est plus troublée, le changement plus certain et ses effets plus douloureusement manifestes.

Lorsque l'avenir est à peu près la répétition du présent, il n'est nul besoin de prévoir. Lorsque l'avenir semble à tort ou à raison à peu près défini, encore que différent du présent, sa prévision relève surtout d'une incantation. Mais c'est lorsqu'il se montre le plus incertain qu'il est le moins temps de faire l'économie de son exploration et de sa préparation, même si c'est alors le plus difficile. À long terme, la grande crise des années 70 et 80 apparaîtra, j'en suis persuadé, comme une crise du défaut de prévision. Et il ne sera pas difficile de retrouver des travaux solides qui annonçaient la montée du chômage pour cause de technologie et l'instabilité des marchés de l'énergie.

Il y a en effet une contradiction évidente entre l'inertie considérable avec laquelle évoluent les sociétés développées et les comportements sociaux (inertie qui caractérise des tendances dites lourdes et qui justifie jusqu'à un certain point les prétentions des prévisionnistes) d'une part, et d'autre part la portée purement conjoncturelle, de l'ordre de l'année ou du couple d'années, de la plupart des politiques économiques et sociales et en particulier de celles de la France. Les difficultés actuelles semblent précisément découler de la rencontre brutale entre les effets de ces tendances lourdes et des événements inattendus ou annoncés mais refoulés qu'elles ignorent superbement… un certain temps.

Faute d'avoir reconnu et admis à temps ces événements inattendus, les responsables ont la tentation de les minimiser ou de les présenter comme transitoires, et faute de prise sur les tendances lourdes, ils ont celle de leur appliquer des traitements homéopathiques ou purement symptomatiques, ou encore de préconiser des solutions miracles qui relèvent parfois du charlatanisme. Le plus souvent, leur seule excuse est qu'ils ont été pris au dépourvu : c'est aussi une faute.

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La reconnaissance d'une distinction entre tendances lourdes et événements inattendus mais non strictement imprévisibles fonde deux approches différentes de la prévision à long terme : la futurologie et la prospective. Curieusement, le vocabulaire anglo-saxon ne connaît que le premier terme tandis que le français fait la différence et que la plupart des prévisionnistes français du long terme se réclament de la prospective et enragent lorsque les médias, avec un goût très marqué pour le néologisme douteux, les traitent de futurologues. La distinction n'est pas de pure forme en effet.

Le terme de futurologie est formé du suffixe logie hérité du grec et qui signifie à peu près science, et du mot d'origine latine futur qui exprime ce qui sera de façon certaine, ce qui doit être. On dit parfois qu'il n'y a qu'un futur tandis qu'il y a des avenirs. Considéré de la sorte, le futur est un symétrique du passé historique : il n'y a qu'un passé, il n'y aura qu'un futur. Tout ce qui ne s'est pas produit, par exemple la victoire de Napoléon à Waterloo, est contrefactuel et par conséquent négligeable. De même, en forçant un peu le trait, s'il n'y a qu'un futur, toutes sortes de possibles sont exclus et le problème du futurologue est de discerner à peu près bien à partir des séries passées ce futur unique. L'expérience et une série d'itérations doivent le lui permettre.

La futurologie ainsi comprise ne peut que flatter une grande puissance dominatrice et sûre de son destin puisqu'elle lui ressasse à plaisir que ce destin est manifeste et qu'il ne peut pas être entamé, dévié ou contraint. La futurologie est donc une façon élégante d'affirmer que l'avenir est comme le présent et le passé et qu'il suffit ou convient d'appliquer les mêmes méthodes ou recettes pour le faire advenir tel qu'on le souhaite. La prévision technologique, surtout naïve, est généralement de nature futurologique : une technologie est quelque chose que l'on maîtrise, le plus souvent de mieux en mieux, et il n'y a, dans son champ limité, aucune raison pour qu'il en aille autrement dans l'avenir.

Cependant, et même s'il n'existe à partir d'un présent donné qu'un futur peu élastique, ce qui est fort contestable, il y a au moins trois raisons pour que la futurologie soit impraticable et qu'elle ne parvienne pas à dépasser le niveau d'un simple exercice idéologique :

Pour toutes ces raisons et quelques autres, la prospective renonce à donner de l'avenir un tableau empirique et global. Elle ne considère pas le futur comme un pays déjà formé que l'on puisse visiter et décrire. Elle se veut au contraire problématique. Peut-être reflète-t-elle les incertitudes de moyennes puissances comme la France et la Grande-Bretagne quant à leur propre avenir. La prospective tente donc de repérer dans l'histoire et dans le présent, des lignes de force, de grandes tendances explicatives, dans la foulée de géants comme Tocqueville ou comme Marx, sans prétendre qu'elles épuisent les possibles. Et parce qu'elle met précisément l'accent sur la pluralité des possibles, elle s'efforce d'explorer des éventualités dont quelques-unes apparaissent très probables mais dont d'autres, si improbables qu'elles semblent, sont importantes ou graves. La prospective met volontiers l'accent sur la rupture, sur l'accident : s'il se produit, du moins on y aura réfléchi et on ne sera peut-être pas totalement pris au dépourvu. Du coup, la prospective, beaucoup plus qu'une science, s'avoue un art qui laisse beaucoup de place à la subjectivité de son praticien. De là vient sans doute l'intérêt qu'elle porte à la Science-Fiction et le profit que disent en tirer certains prospectivistes (1).

Les physionomies de l'an 2000 que proposent ces deux approches sont évidemment très différentes. La futurologie en donne un portrait globalisant, structuré par des scénarios assez peu contrastés, qui d'ordinaire se démode vite mais qui frappe l'imagination. La prospective fournit des éclairages divers, parfois contradictoires, qui visent à nourrir la réflexion plus qu'à s'imposer comme totalité. Elle date peu, elle ne recule pas devant l'improbable actuel.

Des travaux ambitieux comme celui dirigé à l'échelle internationale par Jacques Lesourne se sont efforcés de concilier les avantages des deux approches : le rapport Interfuturs en a été le fruit (2). Il demeurera certainement une référence au moins méthodologique, le témoignage d'un effort lucide et passionné pour comprendre et prévenir, sinon guérir, les tensions de notre temps.

S'il demeure impossible à la futurologie, malgré ses prétentions, de coloniser l'avenir, et à la prospective, en dépit de ses précautions, de l'entrevoir, cette dernière a-t-elle un sens ? Ou bien la prospective elle-même est-elle condamnée à demeurer un exercice de savants ou de salon, à mi-chemin de la philosophie, de l'histoire, de la prophétie, de l'art divinatoire et de la réflexion de bon sens, informée et ordonnée s'il est possible ?

La prospective me paraît en fait à la fois — comme la Science-Fiction — un produit de l'époque — une époque de changements — et une absolue nécessité, et cela pour trois raisons encore :

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Et la Science-Fiction dans tout cela ? Serait-elle la prospective du pauvre (en savoir) ? Son histoire est indissolublement liée à celle de la prévision sociale rationnelle, même si une grande partie de ses expressions n'ont rien à voir avec cette dernière. Jules Verne, qui extrapole les techniques de son présent et considère leurs effets sociaux, est bien un des ancêtres de la futurologie. Une bonne partie de l'œuvre de H.G. Wells revêt la forme de l'essai prospectif. C'est le seul genre littéraire romanesque qui ait tenté consciemment et collectivement de supputer l'avenir. On peut se gausser de sa naïveté mais ses auteurs ont inventé, expérimenté et développé la plupart des procédés qui sont ceux des prospectivistes aujourd'hui : extrapolation, exagération d'un trait, déformation, combinaison des procédés précédents sur plusieurs thèmes, passage à la limite, raisonnement par l'absurde, etc. Une étude des figures rhétoriques de la Science-Fiction prospective serait éclairante à cet égard. Du reste, des spécialistes éminents comme André Decouflé ou Bernard Cazes lui rendent volontiers hommage et n'hésitent pas à dire le profit qu'ils ont tiré de sa fréquentation. Même si on lui dénie tout caractère de représentation d'un avenir certain et toute dimension scientifique, elle constitue un remarquable conservatoire des projections de présents successifs sur leurs avenirs : il ne nous est pas indifférent de savoir comment nos prédécesseurs d'il y a un demi-siècle ou un siècle envisageaient leur avenir qui est notre présent. Leurs erreurs et aussi leurs bonheurs de jugement peuvent nous aider à perfectionner notre propre pensée anticipatrice et peut-être surtout nous maintenir dans l'état de scepticisme qui convient.

Bien entendu, toute la Science-Fiction n'est pas concernée par une interrogation sincère sur les avenirs. Les univers de convention d'Edgar Rice Burroughs et de la Guerre des Étoiles ne renvoient qu'à des fadaises héroïco-sentimentales. Mais une partie impressionnante de la littérature de Science-Fiction convoie une réflexion authentique, souvent inquiète, parfois fine, constructive et originale, sur l'avenir proche, c'est-à-dire à distance de deux ou trois générations. Elle contribue par là amplement à cette pédagogie prospective du changement qui paraît indispensable. Cette curiosité, parfois cette passion de l'avenir, ne peuvent se développer que sur un terrain où les réponses ne sont pas préformées par des systèmes traditionnels de valeurs, par exemple les grandes religions, ou par des idéologies globalisantes prophétisant le futur. C'est sans doute pourquoi la Science-Fiction en général et la Science-Fiction prospective en particulier ont trouvé leur terrain d'élection dans le monde anglo-saxon.

Un aspect essentiel de la portée prospective de la Science-Fiction tient au caractère collectif de cette littérature. Elle ne décrit pas un futur unique, même lorsqu'elle s'essaie à l'anticipation datée, mais une multitude de possibles indépendants qui représentent autant d'expériences conceptuelles, mais qui entretiennent malgré tout entre eux certaines relations de connivence et de complémentarité. L'extrême complexité de la thématique du genre est en grande partie l'effet de son intertextualité et de son rapport évolutif au présent. En cela déjà, la Science-Fiction donne une leçon de pluralisme prospectif.

Le souci d'une description riche et problématique de l'avenir proche culmine probablement avec l'étonnante trilogie de John Brunner qui vaut mieux que bien des rapports pédants. Son premier volet, Tous à Zanzibar, décrit une terre surpeuplée. Le second, le Troupeau aveugle, dresse un tableau dramatique des conséquences de la pollution. Le troisième, Sur l'onde de choc (3), expose les effets de l'informatisation. Il est même arrivé aux écrivains de Science-Fiction de mettre en scène des prospectivistes ou des futurologues, ainsi Wilson Tucker dans l'Année du soleil calme (4) où des prévisionnistes sont expédiés dans l'avenir proche pour vérifier leurs conclusions ; ou encore Robert Silverberg qui met à l'épreuve dans l'Homme stochastique (5) les fondements philosophiques de la prévision ; ou enfin Rob Swigart qui, dans le Livre des révélations (6), met en parallèle prévisionnistes et prophètes des temps anciens.

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S'il est un mythe qui hante ces auteurs et ceux des nouvelles qu'on va lire, c'est celui de Cassandre. Ils décrivent très souvent, sur le mode ironique ou sur le mode tragique, des catastrophes survenues dans l'avenir parce qu'on n'a pas entendu leurs avertissements dans le temps où ils écrivaient. Plutôt du reste que de mettre en scène des cataclysmes spectaculaires, ils indiquent à quel prix — élevé — de nouveaux équilibres ont été atteints.

Ces nouvelles, comparées à des études abstraites, ont de surcroît l'intérêt de montrer en action des personnages, de proposer des tranches de vie. Les deux premières concernent les loisirs, les deux suivantes les transports. Logiquement, les deux nouvelles qui viennent ensuite s'intéressent aux banlieues. Puis c'est aux conditions de vie dans les centres urbains que se consacrent quatre autres histoires. Conditions de vie que pallie (mal) l'usage généralisé de drogues dans le texte de Norman Spinrad. Ces problèmes conduisent à l'exclusion des bouches inutiles dans les deux contes de Thomas M. Disch et de Richard Matheson, aux deux extrémités de la vie, tandis qu'enfin celui de John Brunner, splendide et plus désespéré encore que tous les précédents — ce qui n'est pas peu dire — rappelle qu'au sommet de la pyramide sociale, on ne souffre jamais des mêmes maux.

On aura reconnu dans tous ces sujets ceux précisément de la majeure partie des travaux récents de prospective, plus récents en fait que ces textes eux-mêmes.

Cette anthologie est sans doute la plus pessimiste de toute la série. L'avenir y est carrément noir. Mais plus qu'un désespoir sans appel, il faut y lire, ici et là, l'appel au sursaut. En un certain sens, toutes ces Histoires de l'an 2000 et beaucoup d'autres qui ont même sujet mais qui se trouvent réparties dans d'autres volumes de cette anthologie en fonction de leurs thèmes, indiquent qu'à des problèmes aigus, il est toujours possible de trouver des solutions.

Mais ces solutions nous semblent le plus souvent inhumaines, épouvantables ou grotesques, parce qu'elles impliquent la perte de valeurs, de nos valeurs. Ce faisant, la Science-Fiction établit explicitement la prospective et la réflexion sur le changement social à son plus haut niveau, le plus difficile aussi, celui de l'interrogation sur l'existence, le sens, la permanence et la subversion des valeurs, en dehors de quoi il n'y a de place que pour un exercice technique assez futile. La question la plus profonde que pose toute prospective est de savoir si dans tel avenir la vie vaudra d'être vécue.

On transporte évidemment toujours ses propres valeurs avec soi, même dans l'avenir, mais voici justement venu le temps de les mettre à l'épreuve. La réponse n'est pas simple. À vous d'en juger avant que l'avenir, devenu histoire, ne vous juge.

Notes

(1) Sur la futurologie et la prospective, on se reportera au "Que sais-je ?" d'André-Clément Decoufié, la Prospective (P.U.F., 1979) et au monumental Traité de prévision et de prospective, publié sous sa direction aux P.U.F. en 1978, ainsi qu'à l'irremplaçable ouvrage de Bertrand de Jouvenel, l'Art de la conjecture (Futuribles, 1972).

(2) Voir les Mille sentiers de l'avenir, Jacques Lesourne, Éditions Seghers, 1981.

(3) Robert Laffont, le Livre de poche.

(4) Robert Laffont.

(5) Robert Laffont, le Livre de poche (le Maître du hasard).

(6) Robert Laffont.