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Gérard Klein : préfaces et postfaces

Anthologie composée par Jacques Goimard, Demètre Ioakimidis et Gérard Klein : Histoires de mutants

Livre de poche nº 3766, avril 1974

 Détail bibliographique dans la base de données exliibris.

Surhommes et mutants

La révolution copernicienne a ôté à la Terre le naïf privilège d'être le centre du monde et l'objet exclusif de l'attention d'un dieu. Du même coup, elle a offert à l'homme la perspective d'un nombre illimité de mondes à [Couverture du volume]conquérir, pour le plus grand bonheur des écrivains de Science-Fiction qui ne se sont pas gênés de promettre de ce fait l'immortalité à l'espèce humaine : la mort de la Terre, l'explosion ou le refroidissement du soleil, ne sont plus de si grands cataclysmes quand on peut itinérer d'étoile en étoile.

Mais si le ver était dans le fruit ? Si l'espèce humaine allait, au fil du temps, se métamorphoser au point de ne plus se reconnaître dans ses descendants ? La révolution darwinienne propose un décentrement encore plus vertigineux que la précédente car il fallait beaucoup de détermination pour dévoiler à une espèce entière le tableau de ses origines, de sa probable disparition et de son remplacement sur la scène du monde, en établissant ce bouleversement dans l'ordre naturel des choses et non dans le contexte de quelque catastrophe universelle autant qu'eschatologique. Puisque la Science-Fiction, plus que toute autre forme littéraire, exprime sur le mode poétique une conception relativisée du monde, elle devait exploiter largement une telle conjecture.

Peut-être convient-il de faire remarquer d'abord que presque toute la Science-Fiction s'établit sous le signe de la mort contestée et parfois acceptée. La plupart des anticipations font immédiatement référence à un horizon temporel que l'auteur et le lecteur savent qu'ils n'atteindront pas : ils acceptent de s'intéresser à des problèmes qui se poseront peut-être à leurs descendants présumés. Sans doute s'agit-il là en partie d'une feinte puisque souvent l'avenir est une allégorie du présent. Mais outre que ce n'est pas nécessairement le cas, le procédé est trop explicite et trop systématique pour n'être pas, aux yeux de certains, inquiétant, voire insupportable. Peut-être est-ce là une des raisons de la résistance farouche qu'ils opposent aux anticipations ; ils les dénoncent comme insignifiantes parce qu'elles signifient la certitude de leur fin et, avec elle, de celle des nations, des structures sociales, des mœurs, des valeurs qu'ils connaissent et qu'ils voudraient croire éternelles parce que la pérennité de ce cadre les rassurerait sur la leur propre. Accepter pleinement une anticipation, c'est accepter que d'autres respireront, aimeront, espéreront quand on aura cessé de vivre. En plus d'un sens, c'est accepter la réalité plus sûrement qu'en choisissant de se réfugier dans la description réaliste d'un présent exagérément valorisé. Mais cette acceptation passe par la résolution d'un tel conflit entre instinct de vie et instinct de mort, sollicitude envers sa descendance et aspiration individuelle à l'immortalité qu'il est normal que son expression romanesque témoigne à la fois d'une exaltation et d'un recul. C'est dans le domaine des histoires de surhommes et de mutants que ces deux tendances contradictoires coexistent sans doute avec le plus de netteté.

En effet, s'il n'y a qu'un pas de l'acceptation du remplacement de l'individu à celle de la subversion de l'espèce tout entière, il est de taille. Depuis qu'ils sont hommes, les humains savent qu'ils mourront, de même qu'ils admettent depuis qu'ils ont des historiens que les civilisations s'effacent, même s'ils tâchent de se persuader que la leur perdurera. Mais l'idée est relativement fraîche que l'espèce humaine elle-même — ce rempart par prétérition contre l'idée de la mort — pourrait être supplantée. Elle a moins d'un siècle. Il suffit pour s'en persuader de relire la Machine à explorer le temps de H.G. Wells. L'écrivain n'imagine qu'une décadence de l'humanité et cette décadence est celle de toute la vie. Le point culminant a été atteint peu après le présent de l'auteur. Ensuite, l'évolution ne fait plus que se défaire. Mortelle, l'humanité a au moins la consolation tragique d'avoir été le sommet. Wells était pourtant lecteur de Darwin.

Or, c'est bien de l'évolutionnisme que surgit le thème de l'être qui viendra après l'homme. En établissant l'existence d'ères “préadamique”, l'évolutionnisme postule la possibilité d'ères posthumaines. En proposant une histoire des espèces sur le modèle de celle des civilisations, il suggère que ce défilé des formes n'a aucune raison de s'interrompre, une fois levé le préjugé métaphysique qui fait de l'homme une forme achevée, ultime, divine, et que les causes matérielles qui ont été à l'œuvre depuis l'origine de la vie, sinon de l'univers, n'ont pas cessé d'agir.

Ce thème est si révolutionnaire qu'à de très rares exceptions près il ne commencera à être véritablement exploité qu'après la première guerre mondiale, en une période de désespoir où l'échec de l'homme en tant qu'animal supérieur appelé à régenter l'univers apparut certain à ceux qui n'avaient pas de théorie sociale, psychologique ou métaphysique, expliquant le drame qu'ils venaient de traverser. Puisque l'espèce s'était montrée si totalement inapte à maîtriser ses pulsions et ses conflits, puisqu'elle avait laissé entrevoir sa capacité de s'autodétruire, il fallait reporter l'espoir sur une tentative ultérieure de la vie, promue au rang d'expérimentatrice et d'organisatrice des progrès de la morale et de la raison. Dans ce contexte, le surhomme est d'abord l'enfant de la défiance vis-à-vis de l'homme. Mais cette défiance se tourne ensuite contre le surhomme car il est porteur d'un avenir qui liquidera ce qui reste d'un rêve sur l'homme. Peu d'accents nietzchéens dans tout cela, on le voit, mais l'expression d'une attitude ambivalente face au futur, toute imprégnée de fascination et de crainte.

Rien d'étonnant dans ces conditions à ce que le surhomme, cet être qui se situera au-dessus de l'homme dans un ordre hiérarchisé de la nature, qui sera doté de plus de pouvoirs, plus intelligent ou plus intuitif, renoue en exagérant leurs qualités avec les hommes supérieurs des romans de Jules Verne. Ces qualités sont celles que l'idéologie du moment prête encore à l'homme idéal. Le surhomme est d'abord un individu superlativement doué. Son histoire répète le mythe bourgeois des origines de la puissance légitime : elle insiste sur l'égalité des chances sociales données à tous, voire sur le privilège de défaveur dont il s'est trouvé affligé à son départ, et sur sa capacité à surmonter toutes les difficultés par le seul exercice de ses qualités personnelles. La supériorité du surhomme est due à une prédestination qui ne doit rien à l'ordre social, mais qui procède de la nature et qui est sans appel. Il s'agit d'une légalisation de l'inégalité. On imagine aisément à quels excès idéologiques peuvent conduire de tels fantasmes : la Science-Fiction américaine de mauvaise qualité abonde en œuvres de ce genre dont les auteurs ont souvent transposé sans effort ni recherche de banales histoires de gangsters en quête de puissance ; comme le gangster, le surhomme échoue généralement dans son entreprise sans que le récit dise très bien pourquoi.

Deux œuvres aussi différentes — et bien plus relevées — Rien qu'un surhomme de l'anglais Olaf Stapledon, et À la poursuite des Slans du canadien Van Vogt, illustrent à merveille le caractère d'individu surdoué prêté au surhomme. Seuls, cernés par un environnement qui résiste, de l'incompréhension à l'hostilité mortelle, ils triomphent de toutes les embûches grâce à une intelligence éclectique, à une ingéniosité universelle, plus quelques gadgets mentaux comme la lecture rapide, la mémoire infaillible, la télépathie ou la voyance. En d'autres termes, ils réussissent glorieusement et isolément ce que les humains accomplissent péniblement et collectivement, et rien d'autre. Par contre, il semble toujours leur manquer deux dimensions essentielles de l'homme, l'inconscient et la culture.

En sus du sens sociologique que nous y voyons, ce double manque ne révèle-t-il pas une double aspiration ? Le surhomme — sans inconscient — est un ange ; dépourvu de culture, il est un éternel enfant, non mutilé dans son désir par les exigences de l'existence de l'autre. Et, de fait, ses pouvoirs confinent souvent à la toute-puissance dont se sait investi le nourrisson humain.

Même un roman comme les Chasseurs d'hommes du français René Thévenin, antérieur aux deux précédents et tout aussi remarquable, s'il paraît établir entre l'humain et le surhumain une plus grande distance, escamote le problème des origines culturelles de ses mutants : il présente, isolé dans la brousse africaine, se servant des humains comme d'un gibier, un couple d'êtres en qui paraît se résumer toute l'histoire d'une espèce. Ainsi le surhomme est-il désigné, au moins entre les deux guerres, comme un coup d'état de la nature, apparemment fortuit, mais soigneusement préparé dans la coulisse, contre l'homme.

Il faudra attendre le Theodore Sturgeon des Plus qu'humains, ouvrage inégalé à ce jour, pour découvrir une conception du surhomme qui ne doive plus rien au mythe du super-individu. Les héros de Sturgeon, pris isolément, sont des monstres, des moins qu'humains malgré quelques pouvoirs balbutiants autant qu'inutilisables, mais leur réunion par la télépathie les constitue en un plus qu'être, collectif, créateur d'une culture propre. Et c'est du ratiocinement d'un idiot, tout englué dans les remuements de son inconscient, que le roman prend son envol : le Gestalt une fois constitué, c'est cet idiot, cet inconscient, qui lui fournira l'essentiel de sa puissance, de son énergie.

Le surhomme plus traditionnel, bien que revêtu encore des vestiges de l'individualisme libéral, porte pourtant déjà en lui les termes d'une très grave transgression de l'idéologie bourgeoise. Il détient — et de façon irréductible, absolue, par décret de la nature — le monopole d'un pouvoir. Dans l'affrontement général des individus sérialisés, du tous contre tous, à quoi se ramène au fond la théorie de la société libérale, il a une longueur d'avance. Super-individu, il annihile l'individualisme des autres. Et c'est très certainement pourquoi il n'apparaît, comme thème littéraire, qu'une fois la théorie de la société libérale sérieusement ébranlée. Il exprime alors et la protestation de l'individu des classes moyennes qui, se sentant menacé dans ses valeurs, voudrait bien en se surpassant perdurer, et l'émergence des monopoles qui vont subvertir dans les faits toute idéologie individualiste. Bel exemple de résolution dans l'art d'un conflit insoluble dans la réalité : l'individu s'idéalisant comme monopole dans l'espoir de résister aux monopoles.

Dès lors, l'expression littéraire de cette contradiction ne peut se résoudre que de peu de façons : le surhomme va prendre conscience du fait que l'exercice de son pouvoir menace l'existence même d'une société “décente” et il va, selon la version pessimiste et idéaliste, choisir de s'effacer, ce qui n'est jamais venu à l'idée d'aucun pouvoir économique ; ou bien il va coaliser ses forces dans l'intention de supplanter à plus ou moins long terme la libérale espèce humaine, même s'il se donne les gants de lui laisser un répit, comme chez Van Vogt ; ou bien, encore faible, il sera détruit préventivement par les humains, comme dans les Chasseurs d'hommes ; ou encore, transposant à son niveau le comportement présumé des individus humains, il va s'affronter sans pitié à ses égaux et rivaux, réduisant l'humanité au rôle de spectatrice dans une histoire qui a cessé de lui appartenir.

Pour peu nombreuses qu'elles soient, ces situations débordent l'évolutionnisme darwinien dont elles font semblant d'être issues. Car celui-ci postule, dans la meilleure tradition libérale, une évolution lente des espèces par le mécanisme de la survie de la variété la mieux adaptée, processus de durée géologique. Par suite, le surhomme vraiment darwinien risque peu de semer la perturbation dans le monde du xxe siècle. Pour qu'il puisse faire irruption dans la société contemporaine, et représenter ainsi, en termes poétiques, une contradiction sociale actuelle, il faut non seulement que le surhomme du romancier soit supérieur, mais encore qu'il soit un mutant, que le coup d'État de la nature trouve une justification scientifique.

Par chance, le concept de mutation, c'est-à-dire de modification abrupte dans le patrimoine génétique d'un être vivant, a été introduit vers la fin du xixe siècle par le botaniste hollandais Hugo De Vries. Il faudra attendre 1927 pour que le biologiste allemand Hermann Muller désigne clairement sur des mouches drosophiles l'un des agents mutagènes, les rayons X. On sait aujourd'hui que les facteurs de mutations sont nombreux et peuvent être, en particulier, chimiques.

La Science-Fiction a contribué à répandre une vision beaucoup trop optimiste et beaucoup trop catastrophique des mutations. Ses mutants sont tous, sans autre forme de procès, des êtres supérieurs ou des monstres. Dans la réalité, la plupart des mutations concernent des détails anodins dont la valeur adaptative est nulle ou faible, ou conduisent à des sujets non viables qui parviennent exceptionnellement au terme de leur gestation. Toutefois, étant aléatoires, les mutations sont beaucoup plus souvent négatives que positives du point de vue de la survie d'une espèce, mais elles ne donnent que très rarement naissance à des “monstres” et il est plus exceptionnel encore que ces déviants génétiques soient à même de se reproduire. Il a fallu l'intervention de l'homme pour fixer sur une période relativement courte un grand nombre de mutations végétales et animales (comme le poisson rouge et le pékinois) qui ne survivent du reste que sous sa protection.

Mais la mutation, source de monstres et de merveilles, convient admirablement aux besoins des auteurs de Science-Fiction par son caractère imprévisible de déchirure dans une trame bio-historique apparemment stable et continue.

Si le mutant surhumain répond à la crise occidentale de l'entre-deux-guerres, la peur et la culpabilité nées de la seconde guerre mondiale, qui culminent avec les champignons nucléaires, s'allient au doute des classes moyennes sur leur avenir et sur la permanence d'une certaine idée de l'homme pour faire surgir dans la littérature le mutant négatif, monstrueux. Comme le mutant surhumain, le nouveau venu remet en cause l'avenir de l'humanité, mais sur un mode beaucoup plus terrifié : le surhomme est encore prolongation de l'homme, tandis que le monstre signifie la dissolution de l'homme, et même l'échec de la vie tout entière. Que l'homme soit l'artisan de cet échec accuse encore la culpabilité : le mutant monstrueux, c'est l'enfant de Prométhée, et l'humanité se punit en quelque sorte en elle-même, dans sa descendance, de tripoter des forces qui la dépassent. Au-delà d'un avertissement à tournure prophétique qui redouble celui des histoires d'après la guerre atomique, on relève ici comme un retour du métaphysique : la force malfaisante de l'atome, déchaînée par une science diabolique, abolit, disperse une image idéale de l'homme qui est aussi celle d'un dieu. Au reste, les références explicites ou allusives à la Bible abondent. Significativement, une fois la guerre froide écartée et passées de mode les frayeurs de la guerre atomique, c'est à la pollution que va être souvent confiée la fonction mutagène.

Sans doute se trouve-t-on donc en présence de quelque chose de plus profond, de moins conscient, et qui a trait au changement, à une angoisse généralisée de l'avenir qui, typiquement, se concentre sur l'idée de descendance. Comme si nombre d'auteurs voulaient dire « Nos enfants sont des monstres, et c'est de notre faute puisque nous n'avons su ni les élever convenablement, ni leur préparer un monde décent ; le mieux que nous puissions souhaiter, puisqu'ils ne sont plus humains, c'est encore qu'ils disparaissent, vite et bien ; plutôt périsse la vie que vive cette engeance. »

C'est bien la morale du roman de l'anglais John Wyndham, les Coucous de Midwich, qui ne traite pas à proprement parler de mutations, mais où le propre instructeur d'un groupe d'enfants différents et merveilleux se résout à les détruire, mais choisit de disparaître avec eux. Bel exemple de cannibalisme poussé jusqu'à l'autophagie et dont les enseignants reconnaîtront la justification : le surhomme est l'enfant que l'éducation ne parvient pas à réduire à la conformité sociale. À détruire.

C'est, semble-t-il, dans une telle perspective de cannibalisme entre générations, introduite par un bouleversement inédit des conditions sociales, par une mutation historique, qu'il faut aussi interpréter et ordonner l'ensemble des histoires de surhommes et de mutants. Bien entendu, face à cette pédophagie rationalisée, l'ambivalence introduit à plusieurs attitudes possibles. Les uns, comme Richard Matheson, rejettent énergiquement l'intrus. D'autres, comme Olaf Stapledon, estiment inévitable la pédophagie dans le monde contemporain, mais la condamnent en laissant aux enfants prodiges le soin de s'effacer d'eux-mêmes afin d'ôter aux parents abusifs la responsabilité de cet horrible crime. Certains, comme Van Vogt, renversent la situation et, après l'échec d'une tentative de l'Homo sapiens pour éradiquer l'Homo superior, font confiance à ce dernier pour dévorer le premier. D'autres encore s'attachent à souligner que l'Homo superior n'est pas si supérieur que ça, ce qui est une façon de dire que les enfants finissent par ressembler à leurs parents, par être assimilés.

Mais bien rares sont ceux pour qui le mutant, au lieu d'être un compétiteur malchanceux ou fatal de l'espèce, est simplement le descendant, l'étape provisoire d'un processus naturel, le rejeton fragile qu'il faut protéger et chérir. Rares sont ceux qui transcendent une idéologie sommaire du progrès pour voir dans chaque espèce à la fois une forme illusoire et un aboutissement relatif à elle-même, pour admettre avec sérénité que l'avenir de l'homme, c'est le dépassement de l'homme et son oubli. Peut-être faut-il être un surhomme pour considérer l'avenir, quel qu'il soit, comme une merveille, comme on regarde se lever ou se coucher le soleil.

Ou être, simplement, un homme.