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Gérard Klein : préfaces et postfaces

Anthologie composée par Jacques Goimard, Demètre Ioakimidis et Gérard Klein : Histoires de robots

Livre de poche nº 3764, avril 1974

 Détail bibliographique dans la base de données exliibris.

Toute vie normale, Peter, qu'elle soit consciente ou non, supporte mal la domination. Si cette domination est le fait d'un inférieur, ou d'un inférieur présumé, le ressentiment devient plus intense. Physiquement et, dans une certaine mesure, mentalement, un robot — tout robot — est supérieur aux êtres humains. Qu'est-ce donc qui lui donne une âme d'esclave ? Uniquement la Première Loi ! Sans elle, au premier ordre que vous donneriez à un robot, vous seriez un homme mort.

Isaac Asimov, le Livre des robots

S'il est, dans l'univers de la Science-Fiction, un thème à la fois ancien, techniquement peu vraisemblable, et populaire parce que porteur de nombreuses et lourdes connotations [Couverture du volume]émotionnelles, c'est bien celui du robot. Des milliers d'années avant que l'écrivain tchèque Karel Čapek introduise le terme dans une pièce de théâtre, R.U.R., le concept existait et les descriptions qui en étaient données coïncidaient avec l'idée moderne de la chose assez remarquablement pour que les spécialistes de la mythologie grecque n'hésitent pas à qualifier de robots les êtres mécaniques qui apparaissent sous les plumes d'Homère, d'Hésiode et de quelques autres. Personne ne doute qu'Homère et Hésiode eux-mêmes ne faisaient là que transcrire des mythes plus anciens, peut-être égyptiens.

Ainsi prête-t-on à Héphaïstos, le dieu forgeron, une habileté mécanique qui lui permet de fabriquer toute une troupe de beautés d'or pour l'assister dans son travail. Aidé d'Athéna, il crée, sur l'ordre de Zeus, Pandore, plus belle qu'aucune femme et qui déchaînera tous les maux sur notre monde. Ainsi a-t-il produit aussi un géant de bronze, Talos, qui garde pour le compte de Minos l'île de Crète dont il fait le tour trois fois par jour, lançant des rochers énormes sur les navires qui osent s'approcher. Selon certains, Jason lui embrouilla la cervelle à l'aide d'énigmes et en profita pour l'abattre, l'atteignant à la cheville où sous une peau très épaisse battait une veine vitale — que Robert Graves rattache à la technique de fabrication des cires perdues — ; selon d'autres, Médée le fit sortir de ses gonds à l'aide de visions magiques autant que contradictoires, si bien qu'il chut sur un rocher et se déchira la veine susdite.

Assez curieusement, ce nom de Talos se trouve associé aussi, en la personne d'un humain cette fois, à la figure légendaire de Dédale, grand inventeur devant les éternels et constructeur notamment de robots et de statues animées. C'est parce qu'il jalousait Talos, son neveu, pour l'invention de la scie, qu'il le précipita du haut d'une falaise. Aucun mythologue ne dit s'il y eut un autre rapport que celui de l'homonymie entre le robot gardien de la Crète et le neveu de Dédale, mais seulement qu'après le meurtre, Dédale dut fuir. En Crète.

Enfin, Pygmalion, sculpteur de Chypre, s'éprit d'une statue d'ivoire qu'il avait lui-même sculptée et qui représentait une jeune fille. Il pria Vénus de lui donner la vie et fut exaucé. De la jeune fille qu'il épousa, il eut un fils, Paphos.

Pourquoi remonter si haut dans les rêves des sociétés ? C'est que, semble-t-il, dès l'Antiquité, le thème du robot est presque complètement exploité : serviteur habile, gardien indomptable mais obtus, susceptible parfois par sa beauté toute humaine ou plutôt surhumaine, d'inspirer la passion, le robot dans sa diversité même a traversé les millénaires sans beaucoup changer et il serait fastidieux d'en énumérer les variations sous les espèces de la poupée mécanique séductrice (Contes d'Hoffmann) ou du “joueur d'échecs” (machine de Mælzel) qui, dans la nouvelle de Bierce, "le Maître de Moxon", manifeste un fort mauvais caractère lorsqu'il perd la partie et, las peut-être d'avoir été construit pour perdre, se révolte contre son maître et le tue.

Une telle persistance dans le mythe, et dans un mythe qui — nous le verrons plus loin — a peu de fondement rationnel, mérite examen d'autant qu'elle est tout à fait exceptionnelle. Elle s'explique peut-être si l'on considère que le robot est avant tout un esclave sur lequel peuvent venir s'accrocher impunément tous les phantasmes nés de la triple aliénation du travail, de la loi et de l'interdit sexuel. Impunément parce que le robot est comme un homme, mais qu'il n'est pas un homme. Il n'est pas de sociétés connues qui aient admis sans grandes précautions juridiques et idéologiques le fait de la réduction en esclavage de l'homme par l'homme, alors que jamais par exemple la domestication de l'animal n'a posé de tels problèmes. À des sociétés inquiètes du fait de l'esclavage, mais économiquement incapables de s'en passer, le mythe du robot donne satisfaction en déplaçant le problème. Mais aussitôt celui-ci resurgit. Car si le robot est comme un homme, s'il réagit à la façon d'un homme, s'il parle et s'il raisonne et si l'on peut s'en éprendre, la question de son statut redevient incertaine, soit qu'il se révolte — et, seuls, dans la nature, les hommes se révoltent — soit qu'il se voit concéder un statut spécifique où se mêlent l'autonomie — trait humain — et l'“instinct” prédéterminé en lui qui l'oblige à servir l'homme et à n'atteindre à la valeur qu'au travers des fins de l'homme.

Il me paraît vraisemblable que le mythe du robot est né bien avant Homère, au moment où l'esclavage est devenu une réalité sociale. Que le thème se trouve, dès l'origine, associé à un dieu forgeron n'a rien pour surprendre. Au-delà de la facile explication par l'invention de la statuaire métallique, le forgeron est celui qui produit à la fois les épées ou les haches qui rendent la conquête et la réduction des autres en esclavage possibles sur une grande échelle, et les faucilles et autres instruments agraires qui fondent une société à laquelle l'esclavage est utile. Il fabrique aussi des chaînes, plus solides que des liens d'herbes tressées. Littéralement, le forgeron fabrique des robots en rendant possible et en même temps inéluctable la transformation en robots plus ou moins dociles d'hommes par d'autres hommes. Il est probable d'ailleurs que l'invention de la ville ait suivi de très près celle de l'esclavage parce que la ville est un moyen commode de garder les esclaves et de les employer à entasser des pierres.

Or, le problème ainsi posé (celui de la soumission absolue de l'esclave au désir des maîtres) n'a jamais été résolu, pas même au prix d'avatars idéologiques comme celui du racisme. Il y a à cela une raison très simple qui nous introduit au cœur même du thème du robot : un esclave est d'autant plus efficace, à long terme, qu'il vous ressemble davantage. Mais lorsqu'il tend à ressembler tout à fait à son maître, il ne peut plus rester esclave, ni aux yeux du maître, ni à ses propres yeux. En proposant presque dès les origines une substitution de l'esclave sorti du brasier du métallurgiste à l'esclave sorti d'un ventre, le thème du robot introduit une distance radicale entre le maître et l'esclave, qui semble, mais qui semble seulement, abolir le problème en faisant de la soumission un facteur constitutif de l'esclave. Distance mise en doute au reste fréquemment dans les histoires de révolte des robots qui portent toute l'angoisse du maître face à l'esclave.

Il se trouve qu'aujourd'hui beaucoup de gens se croient à l'autre extrémité de l'histoire, celle qui verra la fin de l'esclavage et avec lui de la triple aliénation du travail, de la loi et de l'interdit sexuel, et que, corrélativement, le thème du robot a pris une importance actuelle, quotidienne, qu'il n'a sans doute jamais eue et que rien, objectivement, dans la connaissance positive, ne vient justifier. Le robot, ou du moins sa représentation, sa carcasse vide, déplace aisément les foules. Pour beaucoup de gens, il existe déjà ou sa création est toute proche. Il est remarquable qu'il tienne une place de choix depuis près d'un siècle dans les fantaisies associées à l'an 2000. Plus que la conquête de l'espace, plus que la désintégration de l'atome, il est le symbole de la prouesse technologique. Depuis trois ou quatre mille ans, il accompagne Dédale, mais à présent que les Dédale sont légion et qu'ils vivent parmi nous, beaucoup s'attendent à voir sa silhouette se profiler par-dessus l'épaule du savant, ou la voient déjà.

Or si l'on conçoit le robot comme une machine — mécanique ou biologique, peu importe — dont l'aspect est plus ou moins fidèlement imité de la forme humaine, il demeure une chimère.

C'est que le robot, machine intelligente à face humaine, ou du moins humanoïde, est une fausse solution donnée à un faux problème. Il est certes toujours dangereux de crier à l'impossible. Mais dans le cas considéré, le risque est réduit. Le faux problème n'est pas dans son fond celui de l'intelligence mécanique. Peu d'hommes de science doutent aujourd'hui que le système nerveux humain soit, dans une certaine acception du terme, une machine. Par suite, et à condition — ce qui n'est pas simple — de donner de l'intelligence une définition, il est concevable que soient fabriquées un jour des machines intelligentes, et même, pourquoi pas, conscientes au sens vague où nous l'entendons de nous-mêmes. Mais la probabilité que ces machines se voient doter, par surcroît, d'une apparence humaine est si voisine de zéro qu'elle ne peut en être discernée.

Il y a à cela un très grand nombre de raisons dont seules les plus évidentes peuvent être alignées ici. D'abord, l'être humain est le fruit d'une très longue évolution biologique et non technologique. Du point de vue sensoriel comme du point de vue mécanique, il est bien adapté à un habitat qui a cessé d'être dominant sur la planète même qu'il occupe. Il est aveugle et sourd à la plupart des formes d'énergie qu'il a domestiquées, comme par exemple l'électricité et la force nucléaire. Ses réflexes sont lents, sa mémoire est faible, ses organes périphériques comme on dit pour les ordinateurs (sa vue ou son ouïe avec lesquelles il lit, entend ; ses doigts avec lesquels il écrit ou pianote sur un clavier) sont peu performants et vite saturés : les possibilités dégagées par l'éducation de son propre système nerveux les excèdent de beaucoup. Fabriquer un robot à son image, même en l'améliorant un peu, reviendrait à produire un remarquable omnivore, capable à la fois de grimper dans les arbres pour cueillir des fruits, de fouir le sol pour déterrer des racines et de chasser pour améliorer l'ordinaire, mais le tout serait d'un faible intérêt sur une planète où forêts et savanes n'ont plus beaucoup d'importance économique ni même géographique.

Qu'à cela ne tienne, disent les fiers inventeurs de robots. Nos enfants se meuvent à la vitesse de l'électron puisque leurs nerfs sont de cuivre, pensent de même, voient dans l'infrarouge et l'ultraviolet, sinon les rayons X, sont sensibles aux champs magnétiques — et non pas seulement comme l'homme, sous certaines réserves, à leur gradient —, perçoivent les infra et les ultrasons, communiquent entre eux par radio, etc. Soit. Chacun de ces exploits est possible : les hommes de science et beaucoup d'hommes quelconques les accomplissent chaque jour, souvent sans même en avoir conscience, en usant de machines. Il est même concevable de combiner toutes ces possibilités en une seule machine, intelligente par surcroît, mais alors elle ne ressemblera pas à un homme. Parce que les fonctions seront différentes et plus nombreuses, la forme sera différente. Cela au moins, la paléontologie et l'anatophysiologie comparée nous l'ont appris.

Prenez la roue, par exemple, non pas la roue toute seule, qui existe dans la nature, mais la roue et son axe. L'évolution biologique ne l'a pas inventée. Mais il nous est difficile de concevoir aujourd'hui un dispositif mécanique qui, d'une manière ou d'une autre, n'incorpore pas le principe de la roue. À l'autre extrémité du spectre de la complexité, prenez la cryogénique, c'est-à-dire l'utilisation des très basses températures, voisines du zéro absolu, qui permet d'obtenir dans certains corps un état de supraconductivité, c'est-à-dire un état où les électrons voyagent dans un conducteur sans dissiper sous forme de chaleur une partie de leur énergie. Il est très vraisemblable qu'avant la fin de ce siècle, les grands ordinateurs seront tous cryogéniques, et il est très peu probable que l'intelligence mécanique véritable soit jamais obtenue, au moins dans le cadre des techniques que nous pouvons concevoir, et dans le rythme temporel qui nous intéresse, sans le secours de la cryogénique. L'utilisation de ces très basses températures implique des systèmes d'isolement qui, à supposer qu'on puisse jamais fabriquer un calculateur électronique de la taille et de l'efficacité d'un cerveau humain, feraient à notre robot une très grosse tête, sans parler des bonbonnes d'hydrogène liquide qu'il lui faudrait bien porter quelque part. Ou prenez le problème de l'alimentation en énergie. Peu importe. Vous arriverez toujours à la conclusion que la forme de l'homme est remarquablement adaptée à ce qu'elle contient, mais que si vous changez le dedans, vous devrez aussi changer le dehors.

Les inventeurs de robots sont un peu comme ces concepteurs de véhicules du siècle dernier, qui ne parvenaient pas à se défaire de l'idée du fiacre quand ce n'était pas de celle du cheval. Un robot, s'il en existe jamais, ne risque pas davantage de ressembler à un humain, qu'une bicyclette à un cheval. À moins que vous ne preniez les branches du guidon pour des oreilles.

Une confusion plus ou moins soigneusement entretenue veut que certaines machines, de nos jours, soient quelque peu anthropomorphes, comme les “waldos”, du nom d'une nouvelle de Science-Fiction de Robert Heinlein. Les waldos sont des manipulateurs télécommandés qui permettent de démultiplier soit la force, soit l'adresse humaine, ou encore de travailler à distance dans un environnement dangereux. Ils ont des espèces de “mains” ou plutôt de pinces à deux, trois et parfois quatre doigts, qui autorisent toutes les variations littéraires. Mais quiconque a jamais eu l'occasion de regarder de près un de ces micro ou télé ou méga-manipulateurs s'aperçoit instantanément qu'ils sont construits selon des principes très différents de ceux des articulations du poignet humain. Croyez-vous que votre montre fait tic-tac parce qu'elle a un cœur qui bat ?

La plupart des écrivains de Science-Fiction sont parfaitement conscients du problème et ce, depuis longtemps. Edgar Poe a montré à propos de la prétendue machine à jouer aux échecs de Mælzel qu'il ne pouvait s'agir que d'un homme. Il est peut-être excessif de le tenir pour un des inventeurs de la Science-Fiction, quoique la thèse soit soutenable, mais tous les auteurs et la plupart des amateurs de Science-Fiction l'ont lu. Presque tous — ou du moins les plus subtils d'entre eux, mais il faut de la subtilité pour écrire longtemps de la Science-Fiction — ont à la fois délibérément écarté le problème et l'ont abordé de front.

Ils ont écarté le problème lorsqu'ils ont traité en réalité de problèmes de machines logiques, c'est-à-dire en dernière analyse de problèmes de logique, en donnant, assez gratuitement, à leurs inventions la forte charge émotionnelle liée à l'emploi de la forme humaine, au moins approchée. Les Histoires de machines non anthropoïdes, et notamment intelligentes, feront l'objet d'une autre anthologie de cette série et on aura donc l'occasion de revenir sur le véritable contenu de cette approche particulière du thème qui témoigne surtout d'une adhésion plus ou moins calculée à un mythe. Notons seulement que la structure de telles histoires de machines est comparable à celle d'histoires de pactes signés avec le diable. Comme le robot, le diable est logique et littéral et, comme lui, il est anthropoïde. Dans les deux cas, le problème posé est le plus souvent celui de la découverte d'une contradiction ou d'une lacune dans un discours apparemment sans faille, et le salut du héros est à ce prix.

Une autre façon d'écarter le problème technique tout en accusant la soumission aux origines du mythe consiste à remplacer la machine électro-mécanique par une machine biologique et à substituer pour retenir une terminologie constante en français mais assez incertaine en anglais, l'androïde au robot. Féminin aussi bien que masculin, malgré son nom, l'androïde est un être vivant fabriqué dans une éprouvette. L'acception est récente puisque le terme, apparu au xviie siècle, se référait tout d'abord à tout automate de forme humaine.

L'androïde est techniquement vraisemblable, même si sa fabrication industrielle paraît devoir être différée de quelques décennies, ne serait-ce qu'en raison du coût très bas de sa production artisanale qui ne nécessite que deux opérateurs non qualifiés. Mais il pose le vrai problème, qui n'est pas technique, et qui se trouve du reste fréquemment posé à partir de robots mécaniques, et qui est de savoir si un robot est capable de faire autant et mieux qu'un homme, s'il vaut un homme, ce qui le différencie de l'homme, et en quoi il est possible de lui refuser le libre arbitre métaphysique et la liberté sociale que s'attribuent ou que réclament, à tort ou à raison, les hommes. En d'autres termes, c'est au contenu du mythe lui-même, à la relation maître-esclave, que la plupart des auteurs ayant traité le thème se sont affrontés. Leur conclusion première et presque unanime est simple : le robot, c'est l'homme, et plus encore, le robot est meilleur que l'homme, c'est l'avenir de l'homme. Un des traits dominants du robot qui apparaît dans nombre des nouvelles réunies dans le présent recueil, mais plus encore dans deux œuvres essentielles centrées sur le thème, le Livre des robots, d'Isaac Asimov et Demain les chiens, de Clifford D. Simak, est le dévouement à l'humanité, qui est d'abord un instinct construit dans le robot, mais ensuite un instinct assumé consciemment, devenu valeur. Au contraire de l'être humain auquel une longue et parfois pénible éducation doit tenter d'inculquer, souvent en vain et toujours au prix d'une mutilation, un minimum d'altruisme et de sens du sacrifice à la collectivité, le robot est naturellement généreux. En lui, tant sous la plume d'Asimov que sous celle de Simak, l'instinct social a remplacé l'instinct sexuel, indéniable fauteur de troubles. Dès lors, l'esclavage par la contrainte n'a plus de raison d'être, ni de sens. Les robots d'Asimov et de Simak sont socialement libres et, s'ils sont métaphysiquement déterminés à servir certaines fins, ils ne le sont ni plus ni moins que les hommes qui tressent volontiers des couronnes à la pulsion qui les fait perpétuer l'espèce.

Il est caractéristique que les “trois lois de la robotique”, formulées par Asimov et qu'il faut citer ici, soient des impératifs catégoriques moraux :

première loi

un robot ne peut porter atteinte à un être humain ni, restant passif, laisser cet être humain exposé au danger

deuxième loi

un robot doit obéir aux ordres donnés par les êtres humains, sauf si de tels ordres sont en contradiction avec la première loi

troisième loi

un robot doit protéger son existence dans la mesure où cette protection n'est pas en contradiction avec la première ou la deuxième loi (1)

Il est parfaitement clair que de telles lois, si elles sont intransgressibles, n'appellent aucun autre édifice juridique, et que si elles pouvaient être massivement et efficacement introjectées dans les êtres humains à leur naissance, les sociétés humaines seraient un peu plus paisibles et un peu plus sûres qu'elles n'ont jamais été. Un peu plus ennuyeuses aussi et peut-être un brin statiques.

Asimov et Simak, et la plupart de leurs collègues, ont bien vu ce problème. Les robots qu'ils décrivent sont au fond des êtres humains au surmoi phénoménalement développé, ce rêve de tous les fondateurs d'utopies. Certes, au contraire d'humains réels dont le surmoi serait de la sorte hypertrophié, ils ne paraissent pas en souffrir. Mais ils ne sont pas très créateurs. Dépourvus de la capacité de transgresser l'ordre établi, qui caractérise l'homme, en même temps que des contradictions entre pulsions inconciliables et simultanées qui le font agir, ils savent admirablement s'adapter à la réalité telle qu'ils la perçoivent, mais ils n'ont aucune envie de la changer en leur nom propre, ou d'y ajouter quelque chose qui porte leur empreinte. Si bien qu'il n'est pas si sûr, après tout, que le robot soit réellement meilleur que l'homme, ni qu'il soit l'avenir de l'homme. C'est dans le cadre dessiné par cette problématique entre des qualités sociales fréquemment indiquées à l'homme comme désirables et les vertus de l'autonomie la plus complète, allant jusqu'au rejet absolu — sadien dans sa pathologie, zen dans sa normalité — de toute contrainte sociale, que s'établissent la plupart des variations sur le thème du robot. Aussi bien tous les récits d'Asimov consacrés aux robots et quelques nouvelles du présent recueil, comme "Hélène O'Loy", de Lester del Rey, sont-ils fondés sur le manquement aux lois de la robotique, soit que des humains aient commis une erreur ou tripoté une programmation, soit que les circonstances de la réalité aient apparemment rendu impossible l'application de ces lois. Ainsi les lois de la robotique apparaissent-elles pour ce qu'elles sont, les clauses d'un pacte, où le récit ne s'alimente que de la transgression. En un sens, le robot, c'est l'homme tel que l'aurait voulu le diable c'est-à-dire l'homme lui-même lorsqu'il exerce sa puissance sur un autre homme, lorsqu'il tente de présenter l'esclavage comme un sort serein et feint de renoncer à la force pour l'établir.

Le prix à payer (la perte de toute créativité, attribut divin, donc humain s'il en est) suffirait à justifier la présence dans ce recueil de la nouvelle de James Blish "l'Artiste et son œuvre". Il peut sembler superficiellement qu'il ne s'agisse pas d'une histoire de robot, puisque l'être programmé se révèle d'une autre nature. Mais c'est le fait de la programmation qui lui donne in fine la possibilité d'une subtile et secrète vengeance dont je ne vous dirai rien, de peur de gâcher votre plaisir et le travail de l'écrivain. Et l'absence de valeur propre aux robots éclate tragiquement ou sinistrement dans les deux nouvelles de Lester del Rey et de Peter Philips, "Instinct" et "Amnésie" où des robots se trouvent, au moins momentanément, privés de leur raison d'être, l'homme.

Ainsi les robots sont-ils à la fois des êtres et des choses, condamnés à vivre en la présence physique de leurs dieux et créateurs, et déchus en leur absence, susceptibles de grandeur, mais seulement par procuration, porteurs de valeurs, mais uniquement de celles de quelqu'un d'autre, n'ayant même pas la ressource de désigner en l'homme une création de leurs angoisses, une projection de leurs espoirs, en un mot radicalement étrangers à eux-mêmes. Aussi, dans le roman cité de Clifford D. Simak, l'avenir ne leur appartient-il pas, dont ils ne sont que les gardiens : il appartient à des êtres de chair, les chiens.

Au total, rationalisation pseudo-scientifique d'un mythe très ancien plutôt qu'élaboration d'un mythe neuf à partir d'un possible scientifique, le thème du robot nous paraît se situer un peu en marge de la genèse habituelle des thèmes de la Science-Fiction. Et peut-être a-t-il fait son temps, car après la grande floraison d'histoires des années trente à soixante, le robot ne se manifeste plus guère dans les œuvres issues des courants les plus récents de la littérature de Science-Fiction.

Notes

(1) Ces lignes sont extraites du Manuel de la robotique, 58e édition (2058 ap. J.-C.).