Sauter la navigation

 
Vous êtes ici : Quarante-Deux Archives stellaires Gérard Klein préfaces et postfaces l'Univers…

Gérard Klein : préfaces et postfaces

Philip José Farmer : l'Univers à l'envers

Livre de poche nº 7272, juin 2005

L'univers à l'envers est un des livres les plus étranges de toute la science-fiction [1] , et de son auteur qui, pourtant, passées les bornes, a souvent franchi les limites.[Couverture du volume] Son héros, Jack Cull, qui se souvient d'être mort dans un accident de voiture, s'est retrouvé en Enfer. Mais cet enfer ne ressemble guère à celui des religions traditionnelles. C'est un monde physique même si ses lois naturelles différent sensiblement de celles de notre univers. Et ces lois ne cessent de changer à mesure que le roman progresse et que de nouvelles sortes de défunts viennent peupler ce monde. Il a jadis été occupé par des démons qui, mis en minorité, sont devenus les esclaves des humains en attendant que ceux-ci le deviennent d'une autre espèce. Comme quoi, la seule chose qui demeure en ce monde et dans l'autre, c'est la lutte des classes.

Dans cet enfer, Jack Cull est employé dans une sorte d'administration bureaucratique qui surveille les changements. Il finit par l'abandonner dans l'espoir de comprendre réellement où il est. Et il rencontre dans cet effort un certain Fyodor d'orientation mystique où il n'est guère difficile de reconnaître un avatar de Dostoievski. En voilà assez — ou déjà trop, dit sur le contenu du roman. Ce qui fascine, outre la description d'un univers tourneboulé, “à l'envers”, c'est l'audace et l'ingéniosité de Cull, son sens pratique opposé aux conditions les plus extrêmes, dans le plus pur style américain. Et il est difficile de ne pas penser, sachant que Farmer avait des notions de français, que son héros se retrouve “cul par-dessus tête”.

Publié en 1964 sous le titre Inside outside, l'Univers à l'envers semble une épure de ce qui est probablement l'œuvre majeure de Farmer, le Cycle du Monde du Fleuve [2] , qui commencera à paraître en 1965 et 1966. L'eschatologie, c'est-à-dire la connaissance des fins dernières, celles de tous les mortels et celle-là même du monde, y est la même, qu'on pourrait qualifier d'eschatologie bornée, strictement matérialiste et dépendant du bon vouloir, de l'éthique à l'endroit du vivant, de civilisations fabuleusement anciennes, plus anciennes même que notre univers, ayant acquis l'immortalité par leur science et souhaitant en faire bénéficier tous les êtres conscients. Ce qui soulève une question ontologique sur laquelle je reviendrai.

Une certaine dimension religieuse était déjà apparue dans plusieurs nouvelles de Farmer à travers le personnage ambigu du Père Carmody qui affronte sur diverses planètes des énigmes théologiques. Mais le fait que Farmer soulève des problèmes eschatologiques et ontologiques n'indique nullement qu'il adhère à une religion. Pour autant que je sache, sa position constante à travers toute son œuvre demeure a-théologique, voire matérialiste. Les âmes immortelles dont sont dotés les héros de l'Univers à l'envers et du cycle du Fleuve sont les produits d'une technologie. C'est là ce que j'entends par une eschatologie bornée, non pas stupide, mais s'inscrivant à l'intérieur moniste des bornes de l'univers physique et demeurant de l'ordre de la technique.

Farmer n'est pas, bien entendu, et de loin, le seul écrivain de science-fiction à jongler avec l'eschatologie [3] . Mais si on lui cherche un parallèle du côté de Philip K. Dick, autre géant du domaine, on s'aperçoit que ce dernier a plutôt œuvré du côté de l'ontologie, la connaissance des ressorts ultimes de l'être entrevus à travers l'étant, plutôt que de l'eschatologie. Dans son chef-d'œuvre, Ubik, ou dans Au bout du labyrinthe, il introduit une ontologie tremblante, incertaine, menant directement à l'idée que pour un être humain, trop limité, il n'y a pas d'ontologie, de connaissance fondamentale de l'être, possible [4] . La vérité, toujours est ailleurs. Et si l'on ajoute enfin l'accent mis par Alfred Elton Van Vogt, notamment dans Le Monde du Non A, et par Frank Herbert dans Dune et ses suites, sur la morale, on confirme l'intuition raisonnée de Guy Lardreau selon laquelle la science-fiction a pris le relais de la philosophie sur les questions risquées sans qu'on se limite évidemment aux quelques auteurs ici évoqués [5] .

Ce qui est intéressant, c'est que s'il y a chez Dick doute sur la possibilité d'une ontologie à moins d'une onto-théologie, chez Farmer, les fabricants d'âmes immortelles, que ce soit dans le présent roman ou dans le Cycle du Fleuve, ont manifestement percé les secrets ultimes de l'univers. Ce sont de petits dieux [6] . Même si Farmer ne le précise formellement nulle part, il suggère au moins l'hypothèse d'une ontologie finie, entièrement physicaliste, supportant ce que j'ai appelé son eschatologie bornée. « Ainsi, comme vous le voyez, » dit l'un de ses personnages, « il y a bien une vie après la mort. Et celle-ci ne nous est pas donnée par des moyens surnaturels, comme l'espéraient les primitifs, mais par l'intermédiaire de la science et des savants. »

La question d'un au-delà et de la survie par-delà la mort de nos modestes personnalités est-elle en elle-même absurde ? À la lumière des découvertes de ces dernières années en neurologie, l'hypothèse d'un dualisme âme-corps, ouvrant la voie à l'immortalité de l'âme, semble de moins en moins crédible. Il est en effet devenu possible grâce à l'imagerie anatomique d'observer le travail de telle région du cerveau et d'objectiver l'influence de drogues, de médicaments ou même de champs magnétiques puissants sur les mécanismes perceptifs et cognitifs.

Cependant, l'un des plus grands spécialistes du cerveau du XXe siècle, Sir John Eccles (1903-1994), fervent catholique, demeurait convaincu du bien fondé du dualisme. Cette position fit l'objet d'un dialogue et d'une controverse entre lui et le célèbre épistémologue Karl Popper [7] .

Du côté de Bernard d'Espagnat, fameux physicien français également catholique, on entendrait le même son de cloche. Et l'on pourrait remonter cette filière au moins jusqu'à Erwin Schrödinger [8] , l'un des fondateurs de la théorie quantique, quoique sa position soit différente en ce qu'elle fait appel à la perpétuation d'une âme collective plutôt qu'à celles de personnalités individuelles. Cette liste de noms prestigieux, qu'on pourrait aisément allonger, n'est pas destinée à renforcer une hypothèse métaphysique dualiste. L'argument d'autorité n'a ici aucune valeur. Mais elle souligne qu'une connaissance approfondie de la physique ou de la neurophysiologie contemporaines n'est pas incompatible avec une position impliquant la survie de quelque chose de l'humain après la mort du corps.

L'univers est si étrange qu'après tout, il pourrait bien recéler sous une forme ou sous une autre la persistance de l'information attachée à chacune de nos personnes. Il a bien validé l'hypothèse métaphysique des atomistes de l'Antiquité qui était appuyée sur des raisonnements subtils.

Une sorte d'axiome scientifique donne même de la consistance à cette idée : c'est que la quantité totale d'information contenue dans l'univers demeurerait constante quelles que soient les transformations qu'elle subit, du fait de la réversibilité microscopique, voire macroscopique, des processus. L'univers, tel que nous le connaissons ou plus exactement tel qu'il ressort des théories scientifiques actuellement en vogue, est constitué de deux éléments, de l'énergie (et la matière n'est que de l'énergie “gelée » à notre échelle) et de l'information qui organise cette énergie, du quark au cerveau humain, et au delà. La conservation de l'énergie et celle de l'information sont quasiment des dogmes scientifiques, toujours confirmés, à notre époque du moins. La seconde a posé un temps un sérieux problème aux théoriciens [9] en raison de la disparition supposée de l'information contenue dans les corps que les trous noirs absorbent. Assez récemment, la difficulté a été écartée en faisant l'hypothèse que cette information demeure intacte à la surface des trous noirs en question.

Certains de mes lecteurs m'objecteront ici la seconde loi de la thermodynamique et l'inéluctable croissance de l'entropie conduisant à la mort d'un univers glacé. Mais c'est là une erreur répandue et une extension invalide de la seconde loi à l'ensemble de l'univers alors que celle-là ne s'applique qu'à des sous-systèmes isolés et locaux par rapport à l'ensemble de l'univers. La baisse de la température moyenne de l'univers est due pour l'essentiel à son expansion et non à une perte d'information entropique.

L'univers conserve en quelque sorte la trace de tous les évènements qui se sont déroulés en son sein. Nous sentons intuitivement qu'il en serait autrement parce que nous voyons se défaire des ordres apparents sous nos yeux. Mais ces ordres sont simplement remplacés par d'autres qui contiennent la possibilité, certes infime, d'un retour aux précédents.

L'univers observable est-il un système isolé soumis à l'entropie ? La question demeure posée de savoir s'il s'agit d'un système ouvert, fermé ou isolé [10] . D'autant qu'il n'est pas incompatible avec la cosmologie moderne que l'univers soit infini bien que nous ne puissions en connaître que la partie contenue dans notre cône de réalité, limité par la vitesse de la lumière et par le fait que l'univers observable a une origine dans le temps, située il y a environ quatorze ou quinze milliards d'années. Cet univers observable ne cesse de s'étendre dans l'espace avec le temps, à mesure que la lumière d'étoiles plus lointaines et jusque-là extérieures au cône nous parvient, à la condition toutefois que son expansion présente soit inférieure à la vitesse de la lumière.

Un exemple simple aidera peut-être à mieux comprendre l'apparent paradoxe de la conservation de l'information. Si nous utilisons un jeu de carte neuf et dont les couleurs sont soigneusement ordonnées, de l'as au roi pour chaque couleur, et que nous le battons, nous avons le sentiment que cet ordre particulier est perdu au bénéfice d'un désordre. Mais la nouvelle distribution des cinquante-deux cartes dans le paquet, quelle qu'elle soit, est aussi remarquable et aussi “rare” que l'initiale qui nous semblait subjectivement “ordonnée”. La supériorité supposée d'un certain ordre des cartes est une illusion. L'intérêt plus grand de la distribution initiale “ordonnée” est une simple question de point de vue, lié par exemple à la valeur que nous donnons à chaque carte, mais il n'est pas intrinsèque au jeu.

Autrement dit, toute distribution des cartes contient le même degré d'information. Chaque distribution est l'aboutissement d'une série définie d'actions même s'il n'est pas pratiquement possible de remonter d'un état du jeu de cartes à la série précise qui a conduit à cet état. Si nous battons et coupons un nombre de fois suffisant ces cartes afin d'introduire pour les joueurs une ignorance sur l'état du jeu, il y a une probabilité non nulle que nous retrouvions exactement la distribution du départ. Mais cela risque de prendre un temps certain. En effet, il existe factorielle de 52 distributions possibles (qui s'écrit 52!) dans le paquet, c'est-à-dire 52 multiplié par 51 multiplié par 50… et ainsi de suite, finalement multiplié par 1 [11] .

Le nombre est déjà considérable. J'ai cherché s'il existait un moyen simple de l'obtenir ou au moins de l'approcher et j'ai ainsi appris qu'il n'en existait pas. Mais il est infime si l'on considère le nombre d'atomes de l'univers [12] et la factorielle qui en découle, donnant le nombre de leurs combinaisons possibles.

De telles hypothèses combinatoires, plus ou moins liées à l'évolution de la science de la thermodynamique, rendirent populaire à la fin du dix-neuvième siècle, l'idée de l'éternel retour, une forme matérialiste de l'eschatologie. Si l'on considère en effet un espace et un temps infini, toutes les combinaisons possibles d'atomes doivent non seulement localement se présenter à nouveau mais aussi se reproduire une infinité de fois [13] , dont celle que nous vivons. Nietzsche, qu'on cite le plus souvent à ce sujet, en tira pour conséquence morale que si l'on était destiné à revivre la même chose une infinité de fois, la vie actuelle devait en valoir la peine. Mais sensiblement avant lui, Auguste Blanqui dans un essai demeuré inédit avant sa mort, l'Éternité par les astres (1872) [14] , dont Nietzsche n'a sans doute pas eu connaissance, développe la même idée, peut-être pour échapper aux murs de son cachot.

Nietzsche, malheureusement pour lui, semble avoir négligé que si sa théorie était fondée, tous les mondes possibles au sens de Leibnitz devaient s'actualiser, y compris ceux où il était le moins glorieux et le plus misérable. Si bien qu'on pourrait en conclure : l'enfer, c'est la répétition des différents.

La combinatoire conduit en effet aussi à envisager comme vraisemblable la coexistence de tous les enfers et de tous les paradis possibles. Ce qu'a bien vu Blanqui : « Une terre existe où l'homme suit la route dédaignée dans l'autre par le sosie. Son existence se dédouble, un globe pour chacune, puis se bifurque une seconde, une troisième fois, des milliers de fois. Il possède ainsi des sosies complets et des variantes innombrables de sosies, qui multiplient et représentent toujours sa personne, mais ne prennent que des lambeaux de sa destinée. Tout ce qu'on aurait pu être ici-bas, on l'est quelque part ailleurs. Outre son existence entière, de la naissance à la mort, que l'on vit sur une foule de terres, on en vit sur d'autres dix mille éditions différentes. ». Sauf erreur de ma part, Auguste Blanqui peut être tenu pour l'inventeur de la théorie des mondes divergents et des mondes parallèles et comme un praticien de l'uchronie : « Les grands événements de notre globe ont leur contrepartie, surtout quand la fatalité y a joué un rôle. Les Anglais ont perdu peut-être bien des fois la bataille de Waterloo sur les globes où leur adversaire n'a pas commis la bévue de Grouchy. Elle a tenu à peu. En revanche, Bonaparte ne remporte pas toujours ailleurs la victoire de Marengo qui a été ici un raccroc. ».

Et voici pour conclure l'opus cité, des accents hugoliens : « L'univers se répète sans fin et piaffe sur place. L'éternité joue imperturbablement dans l'infini les mêmes représentations. »

La seule chose dont on puisse être quasiment certain est que la survie, si elle s'installe dans ce monde ou dans un au-delà, n'aura presque certainement aucun rapport avec les innombrables images qu'en ont donné d'innombrables croyances. Le propre du réel, c'est de décevoir l'attente, et l'idée qu'on s'en fait.

Pourtant, les sociétés humaines n'ont pas manqué d'imagination eschatologique. Michel Hulin en a dressé un remarquable tableau dans son livre désormais classique, la Face cachée du temps [15] où il passe en revue la plupart des croyances sur l'au-delà de la mort et signale les textes littéraires qui s'en sont fait l'écho. Avec une perspicacité rare chez un universitaire, il conclut par ces dernières lignes : « Ne doutons pas un instant que la science-fiction, par exemple, et les nouvelles formes de création rendues possibles par les ordinateurs s'uniront un prochain jour pour proposer à nos descendants — peut-être déjà à nous-mêmes — des images du paradis, de l'enfer et de la réincarnation dont les pouvoirs d'évocation, dans la splendeur et dans l'horreur, n'auront rien à envier à ce que nous ont légué les siècles. » Et de citer dans une note ajoutée à cette conclusion, 2001 : l'odyssée de l'espace.

Je n'évoquerai ici que pour mémoire les très nombreux ouvrages sur l'eschatologie pratique issue des expériences de la “mort approchée” (en anglais near death experiences ou encore N.D.E.) popularisées par les livres du médecin américain Raymond Moody [16] à la fin des années 1970. Ils ont eu pour tristes conséquences des variations proches de la science-fiction mais peu convaincantes, tant sous la forme de romans que de films ; il s'agit ici de vulgarisation au sens propre.

L'aspect technologique de ces expériences ne peut pas être négligé : c'est parce que d'immenses progrès ont été faits dans les techniques de réanimation que les expériences subjectives ou objectives (barrer la mention inutile) des approches de la mort se sont multipliées sans présenter toutefois le caractère unanime que bien des auteurs leur prêtent.

C'est un aspect sur lequel insistent plusieurs auteurs dans un ouvrage collectif, la Mort et l'immortalité, encyclopédie des savoirs et des croyances [17] , qui relaie celui de Hulin en le développant et le précisant. On regrettera seulement que dans la section "Imaginaires post mortem", alors que le cinéma et même les jeux vidéos sont examinés, la science-fiction demeure absente [18] . Cette lacune peut s'expliquer par le fait que la science-fiction est le plus souvent le lieu d'un déni de la fin de la vie, et de l'affirmation d'une possible immortalité matérielle et qu'elle explore assez rarement, comme le fait Farmer, une vie après la mort, au contraire de la littérature fantastique [19] . Elle introduit à une nouvelle sorte d'eschatologie, matérialiste mais qui n'en conjugue pas moins le verbe être à l'éternité, ainsi dans le roman de Greg Egan, la Cité des permutants.

L'amateur de science-fiction pourra toutefois trouver un grand intérêt au chapitre de Nicolas Prantzos consacré à une synthèse des idées actuelles (Dyson, Barrow et Tipler, Islam pour ne citer que quelques auteurs) sur le destin de l'univers et de l'intelligence.

Toute eschatologie suppose une ontologie qui réponde à la question : pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien, ou plus subtilement et plus profondément : pourquoi y a-t-il de la conscience ? (car en l'absence de conscience dans l'univers celui-ci ne serait pas perçu et donc proprement inexistant). Et que devient-elle en dernière instance ? Et pourquoi ex-iste t-il à notre conscience, donc en dehors d'elle (d'où le tiret entre "ex" et "iste"), un si vaste univers qui apparaît comme un décor inutile et inexistant au sens précédent là où il n'est pas perçu sauf par les projections de notre imagination et de nos équations. Il y a une réponse à la Lovecraft, un rien effrayante à cette question : ce n'est pas à nous que l'univers destiné et nous n'y sommes que des passagers clandestins, des témoins parasites en marge de ses véritables destinataires et habitants.

À peu près toutes les religions proposent une ontologie, plus ou moins extravagante, à l'exception notable du bouddhisme qui est au demeurant plus une thérapeutique mentale qu'une religion proprement dite. Il est en cela quelque peu comparable à la psychanalyse à cette différence près que si la psychanalyse cherche à liquider le symptôme de la névrose, voire la névrose elle-même, le bouddhisme, plus radical, propose de dissoudre le sujet dont l'existence est souffrance et illusion.

On trouvera une sérieuse approche de la multiplicité de ces ontologies dans l'ouvrage collectif, Encyclopédie des religions [20] qui en dresse un tableau impressionnant tant historique que thématique et qui devrait être le livre de chevet des auteurs de science-fiction, ou de fantasy.

On n'en ressort pas indemne mais avec l'idée singulière que voici : riche de milliers de spéculations, appuyée sur une ontologie plus ou moins scientifique, élaborant une sorte de mythologie moderne considérablement plus variée que toutes celles du passé, la science-fiction dispose de tous les ingrédients pour s'instituer à la limite comme une religion sans dogme et avec une seule foi, celle en l'avenir, enfer ou paradis. Dans le cas de Farmer, par exemple, la fiction ne cherche pas à faire croire que cela doit arriver, que cela sera actuellement et nécessairement possible mais que c'est virtuellement possible, dans l'extension du désir à la pratique. Lafayette Ron Hubbard, écrivain médiocre de science-fiction et de bien d'autres genres, a compris tout le parti qu'il pouvait en tirer en fondant la dianétique puis la scientologie, église d'obédience fiscale ; il a entrepris de faire croire que les superpouvoirs des héros de pulp magazines se trouvaient à portée de main, moyennant finances.

Sans aller jusque-là, et de loin, les amateurs de science-fiction (et parfois les prospectivistes et futurologues) se livrent volontiers à un jeu singulier qui consiste à affecter de probabilités dans le temps les principales de ces spéculations, intelligence artificielle, voyage interstellaire ou voyages dans le temps, et immortalité, en ce monde ou dans un autre. Si bien que comme pour les Grecs et les Latins de l'Antiquité, on peut se demander s'ils croient vraiment à leurs mythes, ou encore, inversement, s'ils n'y croient pas vraiment.

Cependant, sans se risquer à qualifier la science-fiction de religion en gestation, bien qu'elle réponde souvent, dans les limites de la fiction, aux mêmes questions que les innombrables religions humaines, on doit faire ressortir, après Guy Lardreau, ses affinités avec la métaphysique, voire sa supériorité sur cette dernière. Un ouvrage récent et formidable d'érudition, Qu'est-ce que la métaphysique ? de Frédéric Nef [22] peut le donner à penser. Nef [21] dresse un tableau passionnant de ce domaine, de la métaphysique antique à la plus récente en passant par l'onto-théologie médiévale et par la crise kantienne destinée à fermer le ban mais qui selon lui y échoua.

Toutefois sa lecture ouvre la voie à deux observations. La première porte sur le nom même du domaine : il s'agirait plutôt d'une méta-sémantique que de métaphysique, c'est-à-dire la quête ce qu'il est possible de dire de neuf sur l'être avec des mots humains et non pas ce qu'il y aurait au-delà de la physique. Déjà, du temps d'Aristote, le terme de phusis renvoyait à l'ensemble de la nature et des connaissances disponibles sur elle et non pas au domaine étudié par les physiciens d'aujourd'hui. D'autre part, l'invention du mot renvoyait à un embarras plutôt qu'à la création d'un domaine philosophique : après avoir réuni ses écrits sur la nature, ses disciples ne sachant trop comment baptiser un ensemble de spéculations diverses voire disparates, les nommèrent ce qui vient après (méta) [23] .

La seconde observation porte sur la limitation de ce qu'il est possible d'inventer à partir d'un travail sur le seul langage. Il ressort de la synthèse de Nef que les métaphysiciens du vingtième siècle ont beaucoup emprunté aux physiciens quand ils ne se sont pas affrontés à eux de manière suicidaire [24] . À l'inverse, pour connaître un peu la physique, sans même invoquer les autres disciplines scientifiques, on se dit que les physiciens ont manifesté plus d'imagination et de créativité que leurs collègues philosophes ; ils n'ont pour ainsi dire jamais trouvé dans la boîte à outils de ceux-ci des concepts prêts à l'emploi. Les révolutions de la relativité et de la mécanique quantique dont les conséquences sur l'ontologie du temps et de l'espace sont considérables n'ont été prévues en aucune manière par les réflexions des métaphysiciens. Nef insiste bien sur la nécessaire et fondamentale différence entre la métaphysique et la science mais il n'aboutit de ce fait qu'à faire douter de l'intérêt de la première qui finit par apparaître comme un jeu gratuit avec le langage [25] . Même dans des domaines aussi incertains que celui de l'intelligence artificielle, les praticiens semblent en avance sur les philosophes alors qu'il s'agit du sujet et de l'être, leur questionnement privilégié.

Deux auteurs ont bien entrevu les potentialités religieuses et métaphysiques de la science-fiction, l'un à la baisse, l'autre à la hausse.

À la baisse, dans son livre, Des Hommes, des dieux et des extraterrestres [26] , Wiktor Stoczkowski voit dans la science-fiction la redoutable inspiratrice de superstitions modernes, telles celle des OVNIS, des Anciens Astronautes et des civilisations technologiques préhistoriques qui furent exploitées par Erich von Däniken, Robert Charroux et Pauwels et Bergier. De la bonne connaissance par ce dernier de la littérature de science-fiction, cet auteur conclut gratuitement à un complot destiné à faire revivre les enseignements de la gnose la plus ancienne via la théosophie du dix-neuvième siècle [27] . Cette conception pour le moins réductrice ne résisterait pas à l'analyse, en particulier celle que propose Michel Meurger dans ses livres et articles [28] , ni à une histoire moins orientée des pseudologies [29] . Il y a en effet des parallélismes, des emprunts réciproques et même des embranchements mais si la science-fiction a pu inspirer des dérives intellectuelles et même des sectes, ses auteurs et lecteurs n'en ont pas moins manifesté dans leur immense majorité un scepticisme de bon aloi. Attribuer certaines dérives à la science-fiction équivaut en somme à établir une corrélation entre le niveau de la criminalité et le succès du roman policier et à en déduire que le second est responsable du premier. Stoczkowski semble presque aussi obsédé dans sa course aux responsabilités que les héros d'Umberto Eco dans le Pendule de Foucault et que les auteurs de pseudologies qu'il pourfend.

À la hausse, mais antérieurement, Raymond Ruyer qui connaissait bien la science-fiction de son temps comme il l'a montré dans son excellent livre, l'Utopie et les utopies [30] , suggère dans un étrange essai, la Gnose de Princeton [31] , que les scientifiques les plus huppés de notre temps auraient constitué à leur usage à partir des théories les plus récentes de leurs disciplines une sorte de gnose métaphysique ou para-religieuse sur l'univers, la vie, l'intelligence, la conscience et les fins ultimes des uns et des autres. C'est un ouvrage fascinant pour un auteur de science-fiction et je me suis toujours demandé si Ruyer s'était joué de ses lecteurs en leur proposant le roman qu'il n'avait jamais pu écrire ou s'il avait lui-même été l'objet d'un canular de proportions cosmiques monté par ses collègues de Princeton.

Il ne fait pas de doute que les préoccupations personnelles de Raymond Ruyer s'établissaient quelque part entre la science et la théologie [32] . Mais a-t-il vraiment été jusqu'à penser qu'un club discret de grands esprits était en train de fonder une sorte de religion scientifique ? Peut-être que oui, et peut-être après tout avait-il raison.

Ce qui demeure surprenant, c'est la symétrie des deux ouvrages de Stoczkowski et de Ruyer à partir des mêmes thèmes et interrogations, l'un les renvoyant aux plus sommaires des élucubrations et l'autre les élevant à la hauteur des spéculations d'un Leibnitz. En somme, les enfers pour l'un et le paradis pour l'autre.

Resterait à écrire une histoire des religions et des croyances et superstitions organisées dans la science-fiction. Tantôt vues d'un œil critique ou ironique, chez Robert Heinlein [33] ou dans l'œuvre de Frank Herbert [34] , par exemple, tantôt considérées sous l'angle d'une para-théologie, chez C.S. Lewis [35] ou chez Stapledon [36] , elles abondent. Mais c'est l'affaire d'une autre révélation [37] .

Notes

[1]  Caveat lector : Le lecteur qui redouterait de voir dévoiler dans cette préface certains ressorts du roman qui la complète aurait raison et il est prié de la considérer comme une postface et de ne la lire qu'après ce roman.

[2]  Ce cycle est disponible au Livre de Poche et, dans une version augmentée d'inédits en français, dans Ailleurs et demain : La Bibliothèque, Robert Laffont, 2003.

[3]  Cf., notamment, Histoires divines.

[4]  Sur la fin de sa vie, Dick adopte une position différente, carrément religieuse. Après le doute, la foi.

[5]  Fictions philosophiques et Science-Fiction, Actes Sud, 1988.

[6]  Cf. mon article "Philip José Farmer" ou "Comment devenir un petit dieu", Fiction 174 et 175, mai & juin 1968.

[7]  the Self and its brain, Springer, 1977. Sur les dernières années de sa vie, Eccles tenta de convaincre que la conscience humaine était liée d'une manière ou d'une autre à la physique quantique. Roger Penrose, célèbre physicien et mathématicien, persévère dans la même voie.

[8]  Cf. l'Esprit et la matière, 1958, Seuil, 1990 pour l'édition française. En relation avec la note précédente, soulignons que Schrödinger insista toujours avec fermeté sur le point que la probabilité (et donc l'incertitude dans la mesure) quantique n'avait aucun rapport avec le libre arbitre supposé des humains. Voir aussi la conclusion de Qu'est-ce que la vie ? Seuil, 1986 pour l'édition française.

[9]  Et notamment à Stephen Hawking qui a longtemps soutenu la formule : « un trou noir n'a pas de poils » pour finalement y renoncer. Il voulait dire par là que toutes les propriétés des corps absorbés par un trou noir seraient détruites à l'exception de la masse, du moment angulaire et de la charge électrique. Cette formule est aussi attribuée à Archibald Wheeler.

[10]  La cosmologie moderne soulève ici un problème : elle suppose un univers originel très (voir infiniment dans l'hypothèse de la singularité) petit, dense et chaud, au total homogène. Son expansion entraîne une baisse de sa température qui entraîne elle-même une brisure de symétrie. Cette brisure mène à l'apparition, en plusieurs étapes, de notre espace-temps et des particules qui nous constituent. Mais pour que cette brisure produise des objets aussi précisément définis et dont les caractéristiques sont indispensables à notre apparition, il faudrait que l'état originel contienne l'information correspondante, ce qui contredirait son homogénéité. Si l'univers originel est absolument homogène, ce qu'il est forcément s'il s'agit d'une singularité, on ne voit aucune raison pour qu'il ait choisi de se diviser d'une certaine façon plutôt que d'une autre. Ou alors il faut faire l'hypothèse d'un ordre extérieur et préexistant ou plutôt surexistant. C'est la base du principe anthropique fort. Selon d'autres solutions, l'ylem originel s'est divisé une infinité de fois avec des résultats différents dont au moins une fois selon les règles de l'univers qui nous a permis d'apparaître ; c'est le principe anthropique faible. Une fin thermique de notre univers caractérisée par une entropie maximale et une nouverlle sorte d'homogénéité par le désordre, soulève un problème symétrique : où est passée l'information ?

[11]  En bonne logique, nous devrons également faire intervenir le zéro dans cette série de multiplications ce qui annulerait le tout. Aussi est-il convenu que factorielle zéro (qui s'écrit : 0!) est équivalent à 1.

[12]  Dans les années 1950, le physicien George Gamow estimait le nombre des atomes dans l'univers observable de son temps à 1074 (cf. Un, deux, trois… l'infini, Dunod, 1955). Compte tenu des progrès réalisés dans l'observation astronomique, je retiendrai ici plutôt 1075.

[13]  Ce n'est pas évident, ni même certainement vrai. Mais bien des gens y ont cru. Ce n'était pas le cas de Jacques Bergier qui en 1958 écrivait : « Je pense que l'univers est un éternel devenir sans fin ni commencement. Le nombre de combinaisons possibles est alors transfini et il n'y a pas d'éternel retour. » (In Arguments nº 9)

[14]  Éric Henriet, dans son admirable l'Histoire revisitée (Encrage, 2004) en donne un commentaire et de larges extraits. Bien que le texte de Blanqui ait été réédité il y a une vingtaine d'années, il est peu disponible mais on le trouvera néanmoins sur la Toile.

[15]  Fayard, 1985.

[16]  Je ne citerai qu'un seul ouvrage parce qu'il présente une assez bonne synthèse de la question et qu'il recèle une bibliographie assez complète, l'Après-vie, par Hélène Renard, Philippe Lebaud éd., 1985.

[17]  Sous la direction de Frédéric Lenoir et Jean-Philippe de Tonnac, Bayard, 2004. Il faudrait citer aussi les travaux de Jean Delumeau et de Philippe Ariès dont la perspective est toutefois différente, plus historienne qu'idéologique.

[18]  Elle n'est citée de façon allusive que dans le chapitre consacré aux jeux vidéo et de façon métaphorique dans celui évoquant le clonage thérapeutique.

[19]  Cf. ma préface au Livre des crânes de Robert Silverberg.

[20]  Bayard, 1997.

[21]  Folio Essais, Gallimard, 2004.

[22]  Dont le nom fera sourire les lecteurs du Destination Vide, de Frank Herbert, roman métaphysique s'il en est.

[23]  Le terme de métaphysique n'existe du reste pas en grec classique.

[24]  Ainsi Henri Bergson.

[25]  Nef lui-même se pose la question : « Le métaphysicien acceptera-t-il d'être moins imaginatif que le savant ? » (page 644, opus cité), Et plus loin : « nous souhaitons simplement insister sur le fait que le déficit de spéculation n'est actuellement pas du côté de la science, mais du côté de la métaphysique » (page 645).

[26]  Flammarion, 1999.

[27]  Voir notamment ses deux chapitres, "Pérégrinations au pays de la Science-Fiction", et "De la Science-Fiction à la gnose".

[28]  Voir notamment les ScientiFictions, Encrage, 1995 et 1997.

[29]  Je préfère ce terme emprunté aux Anglo-Saxons à celui de pseudosciences et surtout à celui de parasciences généralement usités en France.

[30]  PUF, 1950.

[31]  Fayard, 1975.

[32]  C'est le titre d'un ouvrage de Louis Vax et J.-J. Wünenberger, Raymond Ruyer : de la science à la théologie, Vax étant comme par hasard un bon connaisseur du fantastique auquel il a consacré plusieurs ouvrages.

[33]  Ainsi dans sa nouvelle "Si ça continue…"("If this goes on…", 1940) reprise dans Révolte en 2100, ou dans son roman Sixième colonne (1949).

[34]  Cf. la Missionaria Protectiva de Dune.

[35]  Le Silence de la Terre (Out of the silent planet) et ses suites.

[36]  Créateur d'étoiles (Star Maker).

[37]  Voir notamment les articles "Religion" de l'Encyclopédie de l'utopie, des voyages extraordinaires et de la science fiction de Pierre Versins et de l'Encyclopedia of science fiction de John Clute et Peter Nicholls. Voir aussi Histoires divines et ma préface de cette anthologie.