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Gérard Klein : préfaces et postfaces

Greg Bear : Héritage

Livre de poche nº 7234, septembre 2001

Imaginez une mare de la taille que vous voudrez, pas plus grande qu'une flaque, ou bien aux dimensions d'un océan, composée d'eau tiède saturée de divers éléments, moins d'une [Couverture du volume]vingtaine (1), et de quelques composés simples pour beaucoup à base de carbone et d'hydrogène dans lesquels l'oxygène se trouve emprisonné, balayée de vents de méthane, irradiée d'éclairs d'orage. Des chaînes moléculaires se forment, plus ou moins stables, plus ou moins longues. Il arrive que lorsque l'une d'elles se rompt, l'un de ses fragments vienne s'adjoindre bout à bout à une chaîne déjà bien formée, ou s'y accole sur une partie de sa longueur, composant par polymérisation un nouvel ensemble aux caractéristiques plus stables, voire plus intéressantes, plus réactives par exemple. La pression de l'environnement, en ce temps prébiotique, sert de crible. Il détruit rapidement les chaînes insuffisamment stables et propose ainsi de nouvelles occasions de combinaisons. De l'information se crée et se transmet de la sorte. À la fin se constitue « une population de molécules d'ARN (une quasi-espèce) capables de s'autorépliquer et d'évoluer… » (2).

Ou bien imaginez que dans le même milieu aqueux des molécules amphiphiles constituent spontanément des vésicules, sortes de petits sacs où peuvent pénétrer et se concentrer certaines autres molécules organiques qui, dans cet environnement protégé, vont réagir entre elles et former des molécules plus longues et plus complexes (3).

Ou encore, dans un milieu plus exotique, que des molécules complexes soient apparues en des temps très courts sur la surface à deux dimensions de cristaux minéraux agissant comme un catalyseur, à partir de composés soufrés, à des températures élevées de l'ordre de 100 à 200º, et sous de très fortes pressions, conditions qui ne se rencontrent guère, sur Terre aujourd'hui, qu'au fond des océans, là où des plumes volcaniques laissent échapper des sources très chaudes à forte teneur en soufre, mais qui ont pu exister en surface, il y a quatre milliards d'années, vers la fin de la constitution de notre planète. Les successeurs de ces premières molécules auraient progressivement colonisé des eaux plus froides (4).

Voici trois des principales hypothèses qui tentent aujourd'hui d'expliquer l'apparition de la vie sur notre planète. Peut-être s'excluent-elles mutuellement comme semblent penser leurs défenseurs respectifs, peut-être sont-elles toutes les trois fausses, aucune n'étant complète. Peut-être enfin sont-elles toutes les trois fondées à quelque degré, la vie la plus primitive étant issue de la rencontre entre des “inventions” spontanées du règne minéral se renforçant l'une l'autre. Par exemple, des chaînes primitives d'ARN peuvent trouver refuge dans des vésicules qu'elles sont parvenues à pénétrer comme bien plus tard le bernard-l'hermite une coquille. Peut-être ces chaînes étaient-elles constituées, ou bien “nourries” par des molécules synthétisées à haute température au fond des océans ou même en surface.

En tout cas, vous disposez à ce stade d'entités autoréplicatives, ce qui correspond à une définition restreinte de la vie. Ces entités sont susceptibles de mutations aléatoires, pour la plupart négatives, mais dont certaines peuvent présenter un avantage et ont donc plus de chances d'être conservées et transmises (5).

Quelle que soit l'hypothèse scientifique sur l'origine de la vie qui a votre préférence, vous vous retrouvez en face d'un problème de taille. Comment expliquer l'extraordinaire diversité et complexité de la vie telle que nous la connaissons sur Terre ? C'est ici qu'intervient l'évolution. Le principe de l'évolution, une fois des êtres vivants constitués, est relativement simple. De l'information s'accumule au cœur génétique des vivants au moyen de deux processus, des mutations aléatoires qui sont criblées par le tamis de l'environnement, les mutants non viables disparaissant rapidement, et des échanges d'informations génétiques entre vivants. Il faut bien voir que dès que la vie apparaît, de son seul fait, l'environnement change rapidement, soit parce qu'elle épuise certaines ressources, soit parce qu'elle charge le milieu en résidus de son métabolisme. L'oxygène que nous respirons est un tel résidu, hautement toxique pour les formes de vie qui l'ont libéré.

Du fait du changement plus ou moins rapide de l'environnement, l'évolution est un processus cumulatif. Les anciennes solutions ne sont plus adaptées : il faut sans cesse, par mutations aléatoires et par échanges d'informations, en constituer de nouvelles sans nécessairement abandonner les vieilles. Les solutions inadaptées disparaissent simplement. Mais il ne s'agit pas encore de compétition darwinienne. Il convient en effet de distinguer entre une sélection naturelle exercée dans un milieu minéral (au sens des vieux ordres) et une sélection naturelle exercée dans un milieu vivant et fondée sur une compétition dynamique entre les formes de vie.

En revanche, bien plus tard, les vivants autotrophes, qui ne se nourrissent que de molécules minérales, se trouvent menacés à partir du moment où il devient plus économique pour d'autres formes de vie, plus complexes, de s'emparer de molécules organiques déjà constituées, c'est-à-dire de dévorer d'autres vivants ou du moins de se repaître de leurs restes. Dans notre évolution, la compétition la plus féroce est un moteur essentiel de l'évolution : compétition alimentaire qui revient en dernière instance à s'assurer des constituants et de l'énergie, compétition entre proies et prédateurs pour demeurer en vie, compétition sexuelle pour la reproduction.

Mais à côté de la compétition, des échanges d'information que l'on pourrait qualifier de “coopératifs” tiennent aussi une place. Le milieu sculpte le vivant à travers la compétition en éliminant tout ce qui ne franchit pas le filtre des générations et en particulier les mutations négatives, mais les échanges d'information enrichissent le vivant en multipliant les combinaisons, souvent de la façon la plus adaptée. L'exemple le plus immédiat est celui de la reproduction sexuée.

Mais si, une fois que des espèces en grand nombre sont bien constituées, il devient assez facile de comprendre comment elles évoluent et se différencient en espèces subséquentes à travers les différentes formes de compétition, les mutations aléatoires, la sélection sexuelle et celle exercée par le milieu, il me semble plus difficile de comprendre, et même de penser, l'apparition de la pulsion de vie et de survie (on pourrait ici emprunter à Nietzsche sa formulation de la volonté de puissance à condition de n'y voir ni vouloir conscient, ni puissance exercée sur un objet autre). Des composés chimiques complexes peuvent se manifester suffisamment stables, s'agrandir et même se diviser, s'enrichir de mutations qui les rendent plus efficaces dans la quête de constituants et d'énergie, ils peuvent même échanger des informations, mais je ne saisis pas aisément par quel saut, aussi important que celui du passage du minéral à l'organique, ils peuvent se mettre à entrer en compétition et manifester implicitement le “souci” de leur reproduction et de la perpétuation des gènes qu'ils portent, ou encore comment ces gènes se sont donnés pour mission de coloniser l'avenir au point de s'entourer de phénotypes extraordinairement élaborés qui n'ont pourtant pas d'autre mission que de les transmettre autant que possible au détriment de leurs congénères. On pourrait aussi bien imaginer des formes de vie qui évoluent, ou progressent si l'on veut, à l'intérieur d'elles-mêmes sous la pression de conditions changeantes, en échangeant des informations.

En effet, l'échange d'information, voire la coopération, à condition de n'établir derrière ces termes aucune intentionnalité ni surtout aucun anthropomorphisme, sont courants dans les manifestations de la vie sur Terre.

Des vastes systèmes collectifs ont deux moyens d'assurer leur évolution. Le premier consiste, à partir de variations aléatoires, à ne conserver en activité, autrement dit en vie et en susceptibilité de reproduction, que celles qui présentent un avantage dans un environnement donné, toutes les autres étant éliminées. On l'appellera darwinien. Le second consiste à transmettre, ou à échanger, latéralement les variations positives, ce latéralement signifiant aussi bien entre individus de la même génération qu'entre individus de générations successives s'il y en a. On l'appellera lamarckien.

Cette seconde possibilité est celle qui reflète le mieux la tradition de la transmission des savoirs acquis, à l'intérieur d'une société humaine, entre sociétés et d'une génération à l'autre, si bien qu'elle a paru la première susceptible d'expliquer le transformisme des espèces contre le fixisme créationniste. Une bonne bibliothèque est typiquement lamarckienne. Dans sa version naïve originelle qu'on ne saurait condamner vu l'état des ignorances sur la génétique au début du xixe siècle, soit quand Lamarck la profère, la théorie lamarckiste veut que les girafes allongent leur cou pour atteindre des feuilles plus hautes et qu'elles transmettent cet allongement acquis à leurs rejetons, comme dans notre République les polytechniciens et les normaliens transmettent aux leurs le goût de l'effort intellectuel si bien qu'il semblerait génétiquement transmissible à considérer les annuaires de ces écoles. C'est ce qu'on appelle la transmission des caractères acquis, hypothèse controuvée qui a trouvé sa dernière expression et sa définitive condamnation, au xxe siècle, dans le mitchourinisme et le lyssenkisme staliniens.

Mais on peut esquisser une théorie néo-lamarckienne selon laquelle des caractères seraient transmis par divers vecteurs d'un organisme à l'autre, mis à l'épreuve de la vie, et en quelle sorte acquis puis à nouveau transmis durant celle-là. Certains de ces caractères pourraient affecter le génome et donc devenir héréditairement transmissibles.

Le darwinisme de son côté est apparu dans la seconde moitié du dix-neuvième siècle (6), à partir des observations géniales de Charles Darwin dans les îles Galápagos, mais aussi d'idées issues de Malthus (une espèce ne saurait proliférer indéfiniment en raison de la limitation des ressources dont elles dépend), de l'expérience pratique des éleveurs pratiquant des sélections dirigées, et aussi de l'exemple de la concurrence des entreprises capitalistes. À leur apparition, le lamarckisme et le darwinisme sont principalement des idéologies qui font l'objet de controverses furieuses. Inutile d'insister ici sur le fait que toutes les découvertes scientifiques subséquentes ont ruiné le lamarckisme primitif et ont renforcé le darwinisme en particulier à travers la synthèse néo-darwinienne intervenue dés le début du xxe siècle. Afin d'écarter la connotation idéologique liée à une terminaison en "isme", je me propose donc ici de ne parler que de positions néo-lamarckienne et darwinienne.

Ainsi, de la position darwinienne, je retiendrai l'idée de compétition et de la position néo-lamarckienne celle de transmission d'informations, les deux incluant la sélection naturelle mais de façon considérablement plus active selon la première.

Même dans un univers vivant aussi évidemment marqué par une évolution darwinienne que celui que nous connaissons sur notre planète, les transmissions d'information à l'intérieur d'une même espèce voire entre espèces, sont fréquentes. Par exemple certains protistes (qui sont déjà des eucaryotes unicellulaires évolués) se reproduisent par scissiparité mais peuvent aussi, à partir de deux individus, se fondre provisoirement en un seul, mêler leurs gènes puis ultérieurement se diviser. D'une certaine manière ces protistes sont immortels, mais d'un autre point de vue les nouveaux protistes issus d'une telle fusion et division diffèrent de leurs géniteurs si bien que ceux-ci ont disparu dans leur singularité. On pourrait dire que ces protistes, et d'autres espèces, pratiquent le changement sans la mort. Les bactéries échangent couramment des informations au moyen de plasmides, sortes d'anneaux, qui leur permettent de se protéger collectivement contre des agresseurs et qui jouent un rôle certain dans la diffusion de la résistance aux antibiotiques. Ces plasmides sont un des moyens utilisés par la médecine moléculaire pour injecter des gènes correcteurs dans des cellules.

Plus étrangement encore, des populations de végétaux composées de plusieurs espèces sont capables d'émettre des substances, sortes de phéromones, qui préviendront à travers une circulation aérienne de l'irruption de prédateurs : les plantes encore indemnes ainsi informées développent alors des défenses spécifiques comme des toxiques ou des épaississements de tissus. Les virus, et plus spécifiquement les rétro-virus composés d'ARN, sont susceptibles de transmettre des informations génétiques d'une cellule à une autre, voire d'une espèce à une autre : de telles transmissions ont pu jouer un rôle dans l'évolution et de tels virus sont utilisés comme vecteurs par la biologie moléculaire. La reproduction sexuée, dans toutes ses complexités, est évidemment d'abord l'occasion d'échanges d'informations génétiques.

Enfin, à l'intérieur d'immenses colonies de cellules, comme le corps humain qui en comprend peut-être mille milliards, des transmissions constantes d'information permettent le maintien d'équilibres dynamiques extraordinairement nombreux, complexes et fins : il faut ici insister sur la durée de ces équilibres qui excèdent de beaucoup la durée de vie moyenne d'une bactérie par exemple. On pourrait multiplier les exemples et évoquer aussi les cas de coévolution, qu'ils concernent les parasitismes ou les symbioses (7). La plupart des transmissions d'informations évoqués ici ne s'établissent qu'entre des phénotypes et n'ont pas d'effets sur les génotypes. Cependant, certaines de ces transmissions aboutissent à des modifications génotypiques et donc transmissibles, y compris celles dues à des virus. Et pour un individu, le seul fait d'être averti d'un danger améliore ses chances de survie et donc de transmission de ses gènes.

L'abondance de tels cas indiquerait qu'il y a bien une composante néo-lamarckienne dans l'évolution de la vie sur Terre en complément des mécanismes proprement darwiniens (8). On peut donc imaginer une forme d'évolution où cette composante lamarckienne soit dominante. C'est ce que fait Greg Bear dans son roman : l'étonnante biologie de Lamarckia ignore la sélection darwinienne et est constituée d'écoi vastes comme des continents, qui manipulent eux-mêmes leurs gènes et inventent sans cesse de nouvelles formes de vie adaptées à leurs besoins. Ils réalisent ainsi une sorte d'hérédité des caractères acquis, d'où le nom donné à la planète en hommage à la théorie de Lamarck.

Imaginez, comme au début de cette préface, une très vaste mare où sont apparues des formes prébiotiques. Comme je l'ai déjà indiqué, des fragments de ces chaînes, porteurs d'informations, sont susceptibles de se détacher et de rejoindre d'autres chaînes. Comme les conditions dans cette vaste mare ne sont pas homogènes, de telles informations venues d'une autre région peuvent être provisoirement inutiles. Mais elles peuvent devenir vitales si les conditions locales changent. Ainsi peut se constituer progressivement, par échanges successifs, une entité unique et complexe capable de se maintenir sur toute l'étendue de la mare à travers les transformations de son environnement, y compris celles introduites par le métabolisme de cette entité (9). Une telle forme d'évolution, sans négliger la sélection naturelle, serait principalement de type néo-lamarckien.

On peut même se demander si l'évolution de la vie sur Terre, pendant plusieurs milliards d'années, n'a pas été de ce type. Pendant au moins deux milliards et demi d'années, la principale forme de vie présente dans les océans a été celle des cyanobactéries qui ont d'une part formé de grandes formations géologiques, les stromatolites, traces de vastes colonies, et qui ont d'autre part libéré l'oxygène qui constitue aujourd'hui environ 20 % du volume de notre atmosphère, oxygène qu'elles ont rejeté parce qu'il était pour elles toxique (10). La stabilité des cyanobactéries et d'autres bactéries et leur formation de colonies semblerait indiquer qu'elles n'étaient pas soumises à une intense compétition darwinienne. On peut même imaginer que si quelques milliards d'années supplémentaires leur avaient été données, ces colonies en multipliant leurs échanges auraient fini par former des entités proprement multicellulaires, éventuellement intelligentes. Malheureusement pour elles, il y a au moins six cent millions d'années, des êtres pluricellulaires, animaux marins et plantes aquatiques, ont commencé à les considérer comme un mets de choix. On se demandera pourquoi un peu plus loin. C'est à partir de là, sans doute, que notre évolution a pris un tour résolument darwinien et que la “volonté de puissance” nietzschéenne que j'évoquais plus haut a pu apparaître.

La question, hautement spéculative, que l'on peut alors se poser, est de savoir pourquoi l'évolution terrestre n'a pas continué à suivre le cours paisiblement néo-lamarckien de ses longs débuts. Peut-être a-t-il fallu pour cela de nombreux et furieux bouleversements dans le milieu des machines biotiques primitives. La seule réponse que je puisse présentement envisager est que les conditions environnementales sur Terre ont été émaillées de nombreux cataclysmes, résultant de la vie elle-même comme la libération de l'oxygène, de phénomènes géologiques comme l'éruption de volcans ou l'écoulement d'immenses nappes de lave, ou encore cosmiques comme le choc de planétoïdes et de comètes. À plusieurs reprises, dans des temps nettement plus récents, de 90 à 30 % des espèces ont disparu après de telles catastrophes, la disparition massive d'espèces la plus connue, mais non la plus importante ni même la plus récente, étant intervenue il y a soixante-cinq millions d'années et ayant signé l'arrêt de mort des dinosaures après au moins cent quarante millions d'années de règne, et d'évolution.

Ce seraient de tels bouleversements, dont la liste n'est pas ici limitative, qui auraient entraîné une accélération initiale de l'évolution et l'auraient conduite à adopter une position principalement darwinienne. Un autre facteur pourrait être que la vie sur Terre est apparue et s'est maintenue sous la forme de très petites entités et non du vaste être néo-lamarckien que j'imaginais plus haut. De si petites entités, qui sont demeurées d'un bout à l'autre de l'évolution l'aune du vivant sur Terre, ne serait-ce qu'à considérer les dimensions de nos propres cellules, au départ refermées sur elles-mêmes auraient du mal à inventer des échanges d'information et des formes de coopération (au sens très restreint retenu ici) sans la pression d'une évolution darwinienne. Mais une fois celle-ci lancée, elle s'accélère rapidement tant la sélection naturelle n'est plus celle exercée par un milieu minéral présumé stable que celle dynamique imposée par le milieu vivant lui-même. De bien plus vastes entités, comme celles décrites par Greg Bear, auraient plus de facilités pour évoluer en elles-mêmes, à l'intérieur de leurs limites.

L'idée que des processus darwiniens et lamarckiens puissent se combiner en proportions différentes sur d'autres mondes contrevient certes au principe de médiocrité que les xénobiologistes adoptent par défaut. Selon le principe de médiocrité, on admet que lorsqu'on se trouve en présence d'un exemple unique, cet exemple se situe dans la moyenne des cas possibles et donc parmi les plus fréquents. Ainsi, le modèle de développement de la vie sur Terre, le seul que nous connaissions, serait le plus répandu sinon le seul possible dans la Galaxie, voire dans l'univers. Mais ce principe souffre de son systématisme même. La multiplicité des formes de vie sur Terre le contredit largement. Par ailleurs, le principe de médiocrité a été implicitement et perversement invoqué par les créationnistes fixistes lorsqu'ils invoquaient la stabilité des espèces existantes et l'absence d'apparition spontanée de nouvelles espèces dans les temps historiques pour soutenir l'hypothèse d'une création unique et définitive par un Dieu biblique. D'innombrables observations et expériences ont définitivement montré que cette hypothèse était insoutenable. Le principe de médiocrité est donc pour le moins faible et il ne peut être invoqué, avec une infinie prudence, que par défaut.

Les théoriciens modernes de l'évolution, comme Stephen Jay Gould, aiment à insister sur le fait que l'évolution intègre tant d'impondérables qu'elle ne pourrait pas suivre deux fois le même chemin ni conduire aux mêmes résultats, sur notre Terre même.

Il est par suite concevable non seulement qu'il existe une infinité de combinaisons darwino-lamarckiennes, mais encore que celle que nous déchiffrons progressivement sur Terre corresponde à une position extrême et peut-être unique où les facteurs darwiniens sont très largement prédominants, alors que sur la planète décrite par Greg Bear ce sont les aspects lamarckiens qui l'emportent.

Cette hypothèse aurait le mérite de répondre de deux façons distinctes à la fameuse question de Fermi : où sont-ils donc ? Fermi faisait dans les années 1950 l'hypothèse appuyée sur des chiffres et raisonnable qu'il suffirait de quelques dizaines de millions d'années à une espèce intelligente pour coloniser toute la Galaxie tout en tenant compte des limitations relativistes, et que si notre cas était vraiment médiocre, il n'y avait aucune raison pour que la vie intelligente ne soit pas apparue au moins une fois sur un autre monde. Par suite, il se demandait pourquoi nous ne voyons nulle part dans l'espace ni même sur notre propre planète de traces de leur passage ou de leur présence. Un grand nombre de réponses théoriques ont été apportées à la question de Fermi, dont celle, peu réjouissante, de l'instabilité et de l'auto-destruction en un court laps de temps, cosmologiquement parlant, des civilisations technologiquement avancées. Inutile d'insister sur le fait que cette réponse singulière projette sur le cosmos l'histoire sanglante de notre espèce.

Une autre réponse peut être qu'une évolution plutôt lamarckienne serait beaucoup plus lente qu'une évolution plutôt darwinienne. Nous serions alors les premiers.

Mais une hypothèse plus conforme à l'esprit de la Science-Fiction est qu'ils sont bien là, plus avancés que nous bien que d'origine lamarckienne, qu'ils nous observent de loin ou de près, mais qu'ils se tiennent soigneusement cois, voire nous maintiennent en quarantaine, terrifiés par la brutalité d'une forme d'évolution qui, soumise à une concurrence féroce, a produit des solutions effrayantes comme le sexe, la mort et finalement l'amour avec les ravages de la passion, sans négliger la guerre et les massacres.

Une évolution principalement lamarckienne où les meilleures solutions seraient diffusées à l'intérieur d'une entité unique, ou encore échangées entre des individus certes distincts mais issus de la scissiparité, pourrait négliger la reproduction sexuée qui permet une recombinaison accélérée des caractéristiques génétiques entre de petites unités. Elle pourrait ignorer la mort programmée des individus dont l'apparition, quoique encore largement mystérieuse (11), paraît étroitement liée à la reproduction sexuée, et ne subirait la dissolution entropique que comme un accident.

Reste à savoir si une forme d'intelligence pourrait naître dans de telles conditions. Les tenants de l'intelligence artificielle n'y verraient aucune objection de principe. Les machines superintelligentes qu'ils prédisent, parfois avec des accents apocalyptiques (12), ne dépendraient ni du sexe ni de la mort programmée pour évoluer. Et si l'on admet, ce qui demeure loin d'être évident, que des humains seront capables de telles créations, il n'y a aucune raison pour que l'univers ne puisse en faire autant (13).

Pour une civilisation galactique lamarckienne, notre planète serait au sens propre un Enfer (14), sans doute passionnant mais infréquentable. Nous serions des voisins mal élevés au sens propre.

Et si une telle civilisation (15) a réussi à capter puis à déchiffrer nos émissions de télévision, ce qui devrait être un jeu d'enfant pour sa technologie, elle en reçoit quotidiennement la confirmation : non seulement nous vivons en Enfer, mais encore nous en redemandons. Par pure perversité.

Notes

(1) Dont six seulement sont nécessaires à la vie primitive, plus quelques catalyseurs.

(2) Voir le numéro 336 (novembre 2000) de la Recherche, consacré en partie aux origines de la vie. L'hypothèse de mondes à ARN y est exposée par Patrick Forterre.

(3) C'est, considérablement résumée, l'hypothèse qui a la préférence de Guy Ourisson et de ses collègues dans la revue citée.

(4) C'est l'hypothèse de Günter Wächtershaüser, évoquée dans la revue citée. Voir aussi dans le Scientific American d'avril 2001 l'article complémentaire de Robert M. Hazen, "Life's rocky start", sur le rôle éventuel joué par certains minéraux dans l'apparition de la vie (traduit dans le numéro de mai 2001 de Pour la science).

(5) Le lecteur désirant aller plus loin aura avantage à lire l'ouvrage d'Armand Delsemme, les Origines cosmiques de la vie, Flammarion, 1994, qui constitue l'une des plus claires et remarquables synthèses récentes sur le sujet. Elle ne peut évidemment tenir compte des tous derniers développements de la science mais je la recommande chaudement à tout auteur voire à tout amateur de Science-Fiction.

(6) L'Origine des espèces paraît en 1859.

(7) On trouvera beaucoup d'informations complémentaires dans l'Atlas de la biologie, "La Pochothèque", Le Livre de Poche, 1994.

(8) Le lecteur aura bien compris que cette préface comporte une bonne part de spéculations. Les erreurs toujours possibles qui auraient pu s'y glisser me sont entièrement imputables.

(9) C'est une telle entité planétaire marine qu'imagine Stanisław Lem dans son roman Solaris (Denoël) sans fournir de précisions sur les conditions de son apparition.

(10) Au départ, la proportion d'oxygène libre ou dissous dans l'eau était de l'ordre de 0,1 % au plus.

(11) Dans l'état actuel des choses, le néo-darwinisme privilégiant strictement le truchement génétique de l'individu, comme chez R. Dawkins (l'Horloger aveugle, Robert Laffont) me semble incapable d'expliquer l'apparition de la mort programmée de l'individu. En effet si l'avantage pour l'espèce — faire de la place pour essayer de nouvelles combinaisons — d'une telle programmation est évident, il est moins clair pour l'individu même si cette programmation ne se manifeste en général qu'après la période de reproduction : mais pourquoi auraient été sélectionnés à travers leurs phénotypes les gènes d'individus qui devraient mourir plus ou moins longtemps et selon une durée précise après leur période de reproduction ? L'hypothèse la plus classique est que les gènes mortifères agissant après la période de reproduction ne pourraient pas être éliminés. Mais elle ne rend pas compte, à mon sens, de la programmation subtile de la sénescence et de la distribution statistique des espérances de vie. Pour une tentative d'explication, voir la Sculpture du vivant, Jean-Claude Ameisen, Seuil, 1999.

(12) Voir par exemple l'entretien avec Hugo de Garis publié dans le Monde du 9 novembre 1999, qui semble avoir été inspiré par la Science-Fiction contemporaine plutôt que par l'état des connaissances en la matière.

(13) Les tenants de la vie artificielle et des réseaux neuronaux s'en remettent pour leur part, avec un succès grandissant, à une approche darwinienne.

(14) C'est l'hypothèse présentée, pour des raisons purement théologiques, par C.S. Lewis dans son beau roman le Silence de la Terre (Out of the silent planet, 1938). Bien qu'il ne m'ait pas fait de confidences, Lewis n'était probablement pas darwinien, ni lamarckien du reste. Beaucoup d'autres romans de Science-Fiction ont évoqué l'idée que notre Terre était tenue en quarantaine.

(15) L'espérance de vie illimitée impliquée par une évolution lamarckienne serait particulièrement favorable à une colonisation galactique sous limitation relativiste.