Sauter la navigation

 
Vous êtes ici : Quarante-Deux Archives stellaires Gérard Klein préfaces et postfaces l'Étoile…

Gérard Klein : préfaces et postfaces

Franz Werfel : l'Étoile de ceux qui ne sont pas nés

Livre de poche nº 7226, septembre 2000

Qui a dit que la Science-Fiction était une littérature facile ? Trop facile ? Question impertinente ou trop pertinente ? Parce qu'elle était réputée littérature facile réservée aux déficients de la circonvolution, [Couverture du volume]la Science-Fiction a longtemps été considérée avec suspicion dans les établissements scolaires, classes et bibliothèques, avant d'y être admise au compte-gouttes et en guise de leurre cachant un hameçon de la lecture. C'est pour la même raison qu'elle fut reléguée par l'université au rang d'une paralittérature, en bonne compagnie. C'est du même chef d'accusation qu'elle demeure ignorée ou rejetée des critiques littéraires prétendument sérieux qui depuis Jules Verne la cantonnent dans la littérature pour la jeunesse, ce qui boucle notre cercle vicieux.

Et pourtant, ceux-là qui la stigmatisent confessent souvent n'en avoir jamais lu, ou pis s'en excusent en admettant n'y rien comprendre, peut-être précisément parce que même à son niveau le plus modeste, ce n'est pas une littérature si facile, du moins pour eux. Elle a constitué une culture spécifique et demande un apprentissage comme celui d'une langue, auquel se prêtent mieux les cerveaux jeunes et agiles que favorise un intérêt ou du moins une curiosité pour les choses de la science et les virtualités de l'avenir. Alors que la littérature dite générale, en fait si particulière, n'exigerait pour être comprise qu'une compétence linguistique ordinaire, la Science-Fiction demande ce petit peu de plus qui la rend absconse aux yeux de personnes se décrétant cultivées. J'y insiste : pour bien des lecteurs, la Science-Fiction est une littérature difficile, étrangère à leur culture, et c'est une des raisons de leur rejet. Il en est d'autres.

Cependant, nombre de lecteurs parlant couramment la Science-Fiction trouveront l'œuvre remarquable que je leur propose trop difficile pour eux. En effet, l'Étoile de ceux qui ne sont pas nés, peut-être le chef-d'œuvre de Franz Werfel, lui-même un des écrivains majeurs de la littérature de langue allemande au xxe siècle, n'est pas de lecture facile. À sa dimension imposante mais qui ne devrait pas effrayer les lecteurs de Dune, Hypérion et autres cycles, s'ajoutent des complexités et des circonlocutions baroques héritées du xixe siècle viennois auquel Werfel n'a jamais cessé d'appartenir, et des interrogations philosophiques peut-être superficiellement désuètes. Voilà qui devrait séduire et réjouir les tenants de la Grande Littérature là où cela dérouterait les consommateurs de space opera.

La question qui se pose alors, comme pour d'autres œuvres auxquelles on viendra, est de savoir s'il s'agit encore de Science-Fiction. Le reproche a été fait aux historiens et aux théoriciens de la Science-Fiction, de chercher à enrichir, voire à ennoblir leur littérature préférée à coup d'annexions illégitimes. Ils ne font en réalité que relever des caractéristiques structurales et thématiques communes à toutes les œuvres qui les intéressent, y compris les plus médiocres qu'on ne leur reproche pas de recenser aussi. Et du coup ils font ressortir des inventions littéraires de concepts, comme celui d'anticipation, probablement apparu sur la fin du xviie siècle, passés inaperçus des doctes. Cependant, pour les tenants de la Grande Littérature la cause est entendue : la Science-Fiction ne peut pas relever de la Grande Littérature, puisqu'elle n'est que de la paralittérature ou au mieux de la littérature facile : donc si c'est de la Grande Littérature, ça ne peut pas être de la Science-Fiction. Le caractère spécieux, tautologique, circulaire et pour ainsi dire vicieux du raisonnement leur échappe.

Pour l'amateur de Science-Fiction, les choses sont plus compliquées : Franz Werfel situe son œuvre dans un lointain avenir, « dans soixante ou cent mille ans », décrit une société et même une humanité différentes, tributaires de développements technologiques aussi impressionnants qu'inédits, esquisse une histoire de l'avenir et multiplie les spéculations rationnelles ; par là son roman s'apparente à certains textes d'Olaf Stapledon (1), de John Campbell (2), d'Arthur C. Clarke (3), de Jack Vance (4) ou de Stephen Baxter (5) dont il n'a certes jamais entendu parler ou qui lui sont postérieurs. Au demeurant, Werfel, né en 1890, a certainement lu Wells. Grand lecteur, il connaît sans doute Samuel Butler (Erewhon) et Aldous Huxley (le Meilleur des mondes et Jouvence). Il a pu lire Sur les falaises de marbre (1939) mais non Héliopolis (1949) d'Ernst Jünger. Seul un fin connaisseur de Franz Werfel relisant avec attention l'Étoile de ceux qui ne sont pas nés pourrait relever les influences et les allusions sans doute nombreuses à des œuvres antérieures relevant de notre domaine. Je n'ai pas cette culture. Mais ce que je veux relever ici, c'est que ce roman ne surgit pas extemporanément du néant mais qu'il s'inscrit dans une tradition qui entretient de nombreuses passerelles avec ce que nous appelons Science-Fiction. Par sa problématique, par ses thématiques, il relève de la Science-Fiction. L'exclure de cette espèce littéraire au seul prétexte de sa qualité et en faire autant pour toutes les œuvres qui dépassent reviendrait à refuser aux girafes le droit d'être des mammifères pour cause de hauteur de vue.

Quant au prophétisme de Werfel, qui devient quasiment religieux sur la fin du roman, il rejoint le souci métaphysique de nombreux textes de Science-Fiction.

Est-ce à dire que toute la Science-Fiction se vaut, qu'elle est à prendre en bloc d'un point de vue qualitatif ? À l'évidence, ce serait une absurdité. Dans le champ de la littérature générale à dominante psychologique, les œuvres de Marcel Proust et de Barbara Cartland présentent des caractéristiques thématiques identiques : elles traitent principalement de l'amour et du sexe, en termes enveloppés, et elles fréquentent toutes deux des catégories sociales huppées qu'elles décrivent avec plus ou moins de précision mais avec la même délectation empreinte de snobisme. L'aristocratique Pink Lady mérite-t-elle pour autant la même attention que le talentueux bourgeois asthmatique ?

La catégorisation qualitative comporte néanmoins en général une grande part d'arbitraire. Comment définir les classes ? Quelle extension quantitative leur donner ? Quelle progression adopter ? Enfin et surtout, comment distribuer entre elles les objets à classer ? Mais après tout, les mathématiques donnent l'exemple, où il existe des classes d'objets dont aucun objet particulier n'est nommable. Ainsi, il est possible de construire des classes qualitatives sans s'obliger pour autant à répartir par le menu entre elles les œuvres qu'on entend hiérarchiser et il est également possible de décrire partiellement leurs contenus sans se contraindre à les remplir. Mettons que ce soient des classes d'ultrafiltres, ces chimères non isolables qui permettraient en pure théorie, s'ils étaient utilisables ce qui ne semble pas le cas, de filtrer des objets identifiables, isolables et dénommables comme sont les œuvres.

Je suggère donc empiriquement d'adopter une échelle qualitative logarithmique dont les incréments soient des puissances de dix. Cinq échelons suffiront ici. En effet, divers procédés conduisent à estimer à cent mille l'ordre de grandeur du nombre des œuvres, nouvelles et romans, relevant de la Science-Fiction depuis le début des temps. Nous choisirons de nommer ces classes par l'exposant de leur effectif.

La classe Cinq, contenant 105 œuvres environ, correspondrait à celles qui sont de pure consommation et qui peuvent être — et sont généralement — oubliées sans remords passé l'année de leur parution ; elles se contentent de répéter ou plutôt d'interpréter des schèmes éprouvés sans souci stylistique. La classe Quatre, qui réunit 104 œuvres, accepterait celles présentant la qualité d'écriture d'un auteur professionnel, ou contenant au moins une innovation thématique repérable, y compris sous la forme d'une variation inédite d'un thème canonique. La classe Trois inclurait les mille œuvres manifestant des caractéristiques formelles inédites et ayant fondé ou profondément renouvelé un thème ou tout le domaine, œuvres qu'il serait légitime d'appeler les chefs-d'œuvre de la Science-Fiction, en ce sens restreint. La classe Deux ne comptant plus qu'une centaine d'œuvres n'admettrait que des chefs-d'œuvre au sens le plus général, s'imposant à tous. Enfin la classe Un constituée par hypothèse d'une dizaine d'œuvres les verrait inscrites au patrimoine de l'humanité selon la directive universelle et normative 279 de l'Unesco à l'usage des Académies et des Directeurs de Bibliothèques publiques et privées.

Il est possible de rêver, par pur souci arithmétique, d'une classe Zéro composée d'un livre unique qui aurait en somme le statut de la Bible en Occident.

On remarquera que ce projet de classification qualitative pourrait s'appliquer avec le même bonheur à l'ensemble des œuvres littéraires, voire d'une autre nature. Il ne me semble pas déraisonnable d'en estimer le nombre dans le champ littéraire, ou du moins son ordre de grandeur, à cent millions, ce qui implique huit classes plus l'œuvre unique qui couronnerait toutes les autres. À mon sentiment, la classe inférieure comptant environ quatre-vingt-dix millions d'éléments se situerait en dessous de la classe Cinq de la Science-Fiction, marquant la prééminence faible de cette littérature et sa difficulté intrinsèque minimale. À l'opposé, la classe supérieure ne comporterait par hypothèse aucune œuvre de Science-Fiction, quelques-unes pouvant apparaître dans la classe immédiatement inférieure des cent plus grandes œuvres littéraires de l'humanité. Je laisse aux amateurs de jeux mathématiques le soin de trouver une solution au problème suivant : comment faire entrer les cinq classes qualitatives de la Science-Fiction dans les six classes permettant de distribuer le reste de la production littéraire de l'humanité. La solution est probablement dans le choix du bon exposant, un peu différent de ceux que j'ai proposés.

Bien que je ne me sente aucunement capable de répartir le faible corpus des œuvres de Science-Fiction que j'ai lues, ni que je pense que personne le soit, je me sens libre d'indiquer quel type d'œuvres je placerais dans chaque classe et de donner même quelques exemples caractéristiques.

Ainsi la plus grande partie des romans de la défunte collection "Anticipation" du Fleuve noir irait directement dans l'enfer de la classe Cinq, tels ceux du regretté Jimmy Guieu. Quelques-uns de la susdite collection ainsi qu'une fraction de ceux publiés dans les collections également défuntes, "le Rayon fantastique" et "Présence du futur", rejoindraient la classe Quatre. Ces deux collections fourniraient largement la classe Trois où je mettrai volontiers l'essentiel de l'œuvre d'un auteur intéressant encore qu'à mon goût fort surestimé, Isaac Asimov, ainsi que celle d'un Ray Bradbury. Quelques œuvres d'Alfred Elton Van Vogt, Philip K. Dick, Cordwainer Smith, Frank Herbert et Brian Aldiss par exemple atteindraient la classe Deux. Il vaut de noter que les œuvres de certains auteurs capables du meilleur comme du moins bon, comme Dick et Van Vogt, se répartiraient entre plusieurs classes, de la Deux (Ubik et le Monde du Ā) à la Quatre (les Pantins cosmiques et la Fin du Ā). J'avoue mon extrême perplexité à l'idée d'affecter la classe Un. Une terreur numineuse m'envahit à la perspective de choisir dix œuvres de Science-Fiction dignes de figurer dans l'Empyrée littéraire de l'humanité.

La simple constitution de ces classes mène à quelques observations intéressantes.

Ainsi, considérons la classe Deux, déjà fort relevée. C'est là que je logerai l'Étoile de ceux qui ne sont pas nés, élevé au rang de chef-d'œuvre de la littérature en général, sous-ensemble Science-Fiction. Ce qui me frappe lorsque je me propose de peupler cette classe, c'est, sur une vingtaine d'années, la concentration de chefs-d'œuvre et en particulier celle de chefs-d'œuvre de langue allemande dans ce sous-ensemble. Côté anglo-saxon, Aldous Huxley publie en 1933 le Meilleur des mondes qui malgré un accueil initial assez frais est devenu un des best-sellers de la littérature du xxe siècle. En 1949, c'est le 1984 de George Orwell, et en 1952, le Limbo de Bernard Wolfe que je ne lui trouve pas inférieur (6). Côté langue allemande, Ernst Jünger fait paraître en 1939 Sur les falaises de marbre, qui s'apparente d'assez loin à la Science-Fiction, et surtout en 1949 Héliopolis qui s'y établit pleinement (7). Hermann Hesse publie en 1943 le Jeu des perles de verre et Werfel achève aux États-Unis en 1945 l'Étoile de ceux qui ne sont pas nés. Dans le Docteur Faustus (1947), Thomas Mann fait allusion aux deux romans précédents comme s'il entendait, d'après Pierre Versins, établir le sien dans la même catégorie. Pour la France, je rangerai volontiers dans cette classe Ravage (1943) et le Voyageur imprudent (1944) de René Barjavel. Soit dix œuvres hors du commun sur seize ans. J'en oublie certainement.

La plupart de ces œuvres sont dues à des auteurs dont la réputation de grand écrivain était établie avant leur excursion dans le domaine de la spéculation, de l'anticipation ou de l'utopie. Toutes ont en commun d'avoir touché un public qui déborde celui de la Science-Fiction pure et dure, et d'avoir atteint un statut emblématique d'œuvre majeure, à l'exception peut-être du Limbo de Bernard Wolfe dont la notoriété a souffert de l'absence de carrière littéraire de son auteur.

Cette concentration de textes remarquables est-elle due à une illusion d'optique ou à une sélection inconsciente de ma part ? Je ne le crois pas. Bien qu'il ne soit pas difficile de recenser avant et surtout après cette époque de bonnes œuvres de Science-Fiction, écrites par des spécialistes ou par des généralistes, il s'en trouve peu de cette envergure, et la distribution dans le temps de celles qui y correspondraient semble aléatoire. Soit, malgré leur ambition cosmique, elles se montrent littérairement limitées comme celles d'Olaf Stapledon, soit encore comme celles d'Arno Schmidt (la République des savants, 1957), de Vladimir Nabokov (Ada (8), 1969), de Robert Merle (Malevil, 1972 ; les Hommes protégés, 1974) ou de Zinoviev (les Hauteurs béantes, 1976), ou, bien avant la période concernée, comme le Nous autres (1920) d'Eugène Zamiatine, le Cœur de chien (1925) de Mikhaïl Boulgakov, elles se trouvent dispersées et parfois très marginales à l'espèce littéraire qui nous intéresse. Ce qui est remarquable dans la constellation recensée, c'est qu'en seize ans, une bonne poignée d'écrivains, considérés comme grands et nullement spécialisés (9), éprouvent le besoin de recourir à un genre insolite, voire décrié, pour faire entendre quelque chose d'inédit à propos de l'avenir et donc de leur présent.

Peut-être cela est-il dû à ce que ces œuvres sont créées dans l'une des périodes les plus angoissantes de l'histoire de l'humanité, entre la grande Dépression inaugurée en 1929 et la fin de la Seconde Guerre Mondiale, à dire vrai la seule Vraie Guerre Mondiale, la première étant demeurée régionale au moins par son théâtre principal, période obscurcie par l'échec apparent du libéralisme économique et politique, la montée de deux totalitarismes, les procès de Moscou et l'Holocauste, la prolifération des trahisons, la guerre totale et l'usage de l'arme nucléaire. La conjecture rationnelle et la projection dans l'avenir sont deux moyens de faire échec au terrible présent et au malheureux probable.

Mais du coup ces œuvres ont aussi en commun de faire peu confiance à l'avenir et d'être au moins conservatrices, voire réactionnaires. Huxley s'en prend à un totalitarisme matérialiste et hédoniste dont la menace est de fait, soixante-dix ans plus tard, l'aspect le moins reluisant de la mondialisation. Werfel, Hesse et Jünger s'inquiètent d'une technicisation déshumanisante dans une perspective que n'aurait pas désavouée Martin Heidegger, et s'en remettent, qui à la religion, qui à une sorte de taoïsme, qui à un stoïcisme hautain, bref à la tradition. Barjavel conchie l'électricité et toute la technologie pour se noyer dans l'eau de Vichy. Orwell démasque le totalitarisme stalinien qui a pour tout horizon le spectacle d'une botte écrasant à jamais un visage humain. Wolfe dénonce l'illusion de la paix par la castration.

On sait qu'on ne fait pas de bonne littérature avec de bons sentiments ni avec une confiance béate dans le progrès. Il n'est pas difficile de montrer, depuis Swift et Voltaire, que la Science-Fiction de qualité est essentiellement une littérature critique. Mais faut-il vraiment pour qu'elle atteigne à des sommets, pour que des littérateurs s'intéressent enfin à l'avenir, que ce dernier soit aussi bouché ? Et qu'est-ce que la récente semi-conversion d'un Michel Houellebecq, admirateur de Lovecraft, cet Infréquentable, laisse augurer du nôtre (10) ?

Des œuvres de grande qualité donc, il y a un demi-siècle, en nombre suffisant et de signatures assez illustres pour que la réserve des critiques, des universitaires et des personnes de culture doive céder au moins sur le principe, sinon sur le détail, de la possibilité pour l'espèce littéraire dite Science-Fiction de satisfaire la plus haute exigence. On pourrait certes continuer à contester la valeur de telle œuvre particulière, surtout spécialisée, mais on ne devrait plus pouvoir refuser toute possible dignité à l'espèce dans son ensemble. Pour prendre un exemple concret, quiconque aura lu l'Étoile de ceux qui ne sont pas nés, même s'il n'aime pas le livre, pourra difficilement lui dénier de la grandeur, et donc pour une anticipation la virtualité de la grandeur. Cela ne paraît pas trop demander.

Or il n'en est rien. L'établissement littéraire dans son ensemble, de la critique à l'enseignement, à quelques exceptions près aisément repérables, a persisté à faire après 1949, ce qui ne nous rajeunit pas, comme s'il ne s'était rien passé ; et pas seulement en France même si ce pays défend dans l'immobilisme quelques records (11). On connaît la chanson : si un livre de Science-Fiction ou apparenté se révèle incontournable, soutenir qu'il ne s'agit en aucune manière, même contre toute évidence thématique ou structurale, de Science-Fiction. Prétendre qu'il a été annexé indûment par des fanatiques. Et si cela ne suffit pas, ignorer tout bonnement l'ouvrage : il y a tant de livres qu'un de plus ou de moins ne fait guère de différence (12).

De fait, sur la dizaine de livres cités, seuls deux sont aisément accessibles, le Huxley et l'Orwell. Le Werfel, les Jünger, le Wolfe, le Hesse ont longtemps été absents des catalogues alors que d'autres œuvres des mêmes auteurs étaient constamment disponibles. Certes, à moins de sombrer dans la paranoïa critique, on doit reconnaître que cette frilosité des éditeurs reproduit celle d'un public qui ignore ces textes ou les trouve soit trop difficiles, soit trop étranges.

Il n'est pas facile de dégager les raisons de l'ostracisme qui pèse encore sur un “genre” entier jusque dans son gratin. Plusieurs ont été abondamment exposées dans ces préfaces et dans d'autres textes.

Il y a une réaction de rejet d'un “genre” présumé populaire et dont les représentations sont souvent constituées à partir de séries B et de feuilletons télévisés bas de gamme.

Il y a, de la part de littéraires, la crainte de l'avenir et celle de tout ce qui touche à la science et à la technique.

Il y a pour le catéchumène une sorte d'effroi devant une masse compacte d'œuvres dont l'intelligibilité pose problème au départ comme on l'a déjà souligné. Les attitudes des amateurs et d'une partie de la critique spécialisée ne facilitent pas les choses de ce point de vue : ayant peu réfléchi à leurs propres critères, usant de sous-catégories ésotériques (13), peu discriminants quant à la qualité disons formelle des textes, plus sensibles à l'innovation d'idées survenant au parcours d'un labyrinthe intertextuel dont ils connaissent les détours, qu'à l'originalité et à la puissance globales (14), souvent lecteurs exclusifs de S.-F., donc peu familiers des autres courants de la littérature et par suite portés à redécouvrir en toute candeur l'Amérique, amateurs et critiques ne facilitent pas la tâche de l'explorateur mundane (15)  qui voudrait savoir par où pénétrer cette jungle et s'en voir désigner les points culminants (16).

La science-fiction a ses critères qualitatifs propres, ce qui est entièrement légitime et constitue le gage de son autonomie artistique, mais ses thuriféraires rechignent le plus souvent à les traduire ad usum delphini ou à importer de surcroît en provenance d'autres domaines de la littérature des critères éventuellement pertinents, comme la complexité structurale, la richesse de la langue, la variété des références culturelles, la densité, c'est dire l'évitement des redondances, etc. Ils se satisfont un peu trop du précepte : pour vivre heureux, vivons séparés, pour se plaindre aussitôt de leur enfermement dans un ghetto largement imaginaire.

Toutefois ces hypothèses n'épuisent pas le problème. En effet elles reposent toutes, hormis la peur de l'avenir, sur le présupposé de l'ignorance brute. Or au cours des cinquante dernières années, auteurs, éditeurs et amateurs, critiques et historiens ont fait à propos de ce domaine assez d'efforts pour que son invocation ne soit plus entièrement de mise. Le rejet ou même l'indifférence doit avoir d'autres sources. Il y a sur le versant du conscient, la difficulté intrinsèque de textes échappant par quelque côté à l'expérience ordinaire et aux conventions desquels il faut s'accoutumer. Mais il se pourrait qu'il y ait autre chose de bien plus puissant et de bien moins conscient.

Un phénomène étrange et apparemment sans lien avec ce qui précède peut retenir l'attention. C'est la surestimation de l'écrivain, ou plus généralement de l'auteur, dans pratiquement toutes les cultures humaines.

Pour qui les a quelque peu fréquentés, les écrivains semblent pourtant en tant qu'individus, sauf exceptions notables, des êtres humains plutôt ordinaires, ni particulièrement intelligents ni spécialement cultivés, égoïstes, narcissiques, intolérants voire violents au moins dans leurs propos, parfois étroits d'esprit voire carrément bornés, volontiers prétentieux, bluffeurs, convaincus de leur originalité alors qu'ils rhabillent des lieux communs, beaux parleurs ou bien presque aphasiques, privilégiant l'affectif au détriment du rationnel, préfèrant le bon mot au raisonnement et le mot qui sonne au mot juste, imbus d'eux-mêmes et convaincus de leur supériorité innée ou bien, plaintifs, de leur infériorité que vient miraculeusement compenser le talent, qu'ai-je dit ? le génie, incompris professionnels, inconstants en amitié, en amour et en affaires, jaloux de la gloire d'autrui et portés à son dénigrement, héros de salons mais plutôt opportunistes dans les situations difficiles. Peut-être ces défauts de caractère sont-ils indispensables à leur expression car ce ne sont pas les plus recommandables d'entre eux qui sont les plus remarquables.

Évidemment, le public qui les admire ne les fréquente pas d'assez près pour avoir une idée de leur médiocrité somme toute commune et qui les rendrait presque sympathiques s'ils ne la payaient de mots, mais il en perçoit bien assez de signes au travers des journaux intimes, des déclarations, entretiens et aujourd'hui shows médiatiques pour être averti que ces êtres quasi divins sont faits, dans l'ensemble, de la même argile que lui. Pour qu'il persiste, au travers des siècles et jusque dans des contrées réputées peu indulgentes pour les intellectuels comme le Texas ou l'Idaho, dans sa vénération, attestée par le rituel obsessionnel de la demande de dédicace qui se traduit parfois par des files d'attente de plusieurs heures, il faut qu'il y ait à l'œuvre un facteur bien puissant et généralement inaperçu.

Ce pourrait être que le colloque apparemment singulier entre lecteur solitaire et texte recouvre tout autre chose, que les écrivains ne sont précisément pas perçus comme des individus mais reçus inconsciemment comme des porte-parole de collectivités, de ces collectivités que j'ai appelées subjectivités collectives, et cela à leur insu et à l'insu de leurs lecteurs. Leurs petitesses disparaissent derrière ce masque de théâtre, la personna, ou même dès qu'ils les étalent, les grandissent. Leurs textes semblent surgir du mufle d'un dieu. Ils sont les hérauts de narcissismes de groupe, si petits que soient éventuellement ces groupes ou si loin que porte leur coalition. C'est ce que traduit le terme d'auteur qui leur suppose une autorité (17).

Si cette hypothèse est fondée, il se peut que certaines de ces subjectivités collectives se trouvent si éloignées les unes des autres dans l'espace social qu'elles sont incompatibles. Dès lors ce sont des collectivités qui s'affrontent ou s'ignorent, en ignorant même qu'elles s'affrontent. Et un même auteur pouvant à des moments différents de son œuvre ou selon des projets différents donner voix à des subjectivités collectives différentes, il n'y a plus de mystère à ce qu'il soit tantôt reconnu par les uns et tantôt par les autres. Mais le prix à payer de cette approche, c'est l'abandon de l'universalité naturelle de la littérature et même de la culture. Alors il serait sans doute vain, même si cela demeure tentant, de continuer à évangéliser des populations qui ne veulent rien entendre du chant de l'avenir. Je convie ici cependant les amateurs chevronnés de Science-Fiction à découvrir dans l'Étoile de ceux qui ne sont pas nés les richesses que peut leur apporter un grand écrivain, et les lecteurs réfractaires à cette littérature à risquer cette visite d'un temps d'après leur mort probable avec pour guide un grand poète.

Alors, difficile, la Science-Fiction ? Pour certains, sans doute, aussi difficile qu'une langue étrangère (18).

Et pour goûter pleinement le roman de Franz Werfel, peut-être faut-il en savoir plus d'une.

Notes

(1) les Premiers et les derniers, Denoël.

(2) le Ciel est mort, le Livre de Poche.

(3) la Cité et les astres, Denoël.

(4) Le Cycle des Princes-Démons et celui de Cugel l'astucieux, en particulier, Pocket et J'ai lu.

(5) les Vaisseaux du temps, Robert Laffont.

(6) On le relira bientôt dans cette collection.

(7) En 1957, Jünger publie les Abeilles de verre, qui relève également de la Science-Fiction.

(8) Certes marginal à la Science-Fiction, sinon par son recours à une Anti-Terre, placée de l'autre côté du soleil et donc inobservable, et à une sorte de réalité parallèle.

(9) C'est à dessein que j'ai ainsi signalé des œuvres dues à de grands écrivains non spécialisés. On pourrait adjoindre à cette liste des œuvres d'auteurs spécialisés mais elles noieraient le poisson et feraient disparaître l'observable selon lequel il s'est passé quelque chose à cette époque dans la littérature générale et en particulier dans la littérature allemande, qui ne s'est pas reproduit ensuite.

(10) les Particules élémentaires, Flammarion, 1998.

(11) En 1977, Pierre Versins publie, dans son Encyclopédie de l'utopie, des voyages extraordinaires et de la science fiction, un article "Attaques contre la science fiction" auquel il n'y a rien à changer, et qu'il faut citer presque en entier : Ces attaques « sont nombreuses, depuis l'origine, proviennent de tous les horizons et partent toutes d'un même raisonnement : ce que j'ai lu ne me plaît pas, donc tout ce qui y ressemble est détestable. La conjecture rationnelle s'intéressant à tout et de toutes les manières, il serait étonnant qu'elle remportât tous les suffrages : cela dénoterait une conformité de goûts, de culture et d'opinions qui est, précisément, objet de conjectures. Il est par ailleurs connu que les plus farouches détracteurs de la science fiction en ont lu (ou même écrit !) avec plaisir, mais sans le savoir ou sans l'admettre.

On condamne en général la science fiction sur les chefs suivants : elle est mal écrite, réactionnaire, de mauvais goût, trop facile, elle manque d'imagination et de variété, elle est raciste, malsaine pour les enfants et enfantine, la science y est primaire ou mal assimilée. Et ceci n'est qu'un échantillon d'une virulence telle qu'on l'applique généralement à l'originalité seule.

Ceci dit, il est bien évident que n'importe quelle accusation précise peut être lancée justement contre un détail spécifié. Mais si, par chance, la science fiction entière était mauvaise, ce serait une raison de plus de l'étudier, comme l'incarnation du Mal absolu. ».

(12) Voir mon article "le Procès en dissolution de la S.-F, intenté par les agents de la culture dominante", in Europe, nº 580-581, août-septembre 1977, repris dans les Univers de la Science-Fiction, Galaxies, 1998.

(13) Par exemple : space opera, hard science, uchronie, science-fantasy, cyberpunk, steampunk, rétrocipation. Le fait que la plupart de ces termes qui ont des sens précis et dont l'usage n'est pas en soi abusif, soient directement empruntés au vocabulaire américain ne peut que faire blêmir le francophone sourcilleux.

(14) Lorsque j'entends qualifier un texte de “génial” par un lecteur spécialisé qui souhaite me faire partager son enthousiasme et éventuellement me le voir publier, je ne sais jamais, malgré une assez bonne expérience du domaine, si c'est du lard ou du cochon, une œuvre véritablement importante ou la bonne histoire de la semaine dernière.

(15) Terme propre au fandom qu'on aurait pu rendre au xviie siècle par mondain et qui signifie en gros "ilote" ou encore "vulgaire pékin". On pourrait dire aussi "profane".

(16) Il existe néanmoins de bons guides, ainsi parmi les plus récents, la Science-Fiction, de Lorris Murail, dans les Guides Totem, Larousse, 1999. Mais leur richesse même demande déjà un intérêt soutenu pour le domaine.

(17) J'exclus bien évidemment ici les cas où des écrivains se font publiquement porte-bannières et où du reste ils représentent autre chose à leur insu que ce qu'ils pensent représenter.

(18) Reste à comprendre le mystère de la différence de réception de la Science-Fiction par les deux sexes. Ce sera l'objet d'une prochaine homélie [cf. la préface à la Captive du temps perdu].

Introduction de l'édition de 1977

La tradition allemande du roman utopique

Il existe, dans la littérature de langue allemande, une tradition sinon presque constante, du moins persistante, du roman utopique. Cette tradition entretient des rapports étroits avec celle du roman d'éducation ou d'apprentissage (Bildungsroman). Elle se manifeste par la création, au fil des derniers siècles, d'œuvres exceptionnelles par leur qualité littéraire et leur exigence intellectuelle et dont on serait sans doute en peine de trouver, en ce domaine, des équivalents dans la littérature française, voire mondiale.

Elle est fort ancienne puisqu'elle remonte au moins au Wilhelm Meister de Goethe, dont le projet date, semble-t-il, de 1777 et dont la version définitive de la deuxième partie, les Années de voyage ou les Renonçants, paraît en 1829. Cette œuvre de Goethe combine de façon significative les ambitions du roman d'éducation et celles du roman utopique sans qu'il s'agisse le moins du monde d'une anticipation. La science et ses applications y tiennent une place notable, ce qui n'est pas pour surprendre puisque l'on connaît les préoccupations, et même les prétentions de Goethe en matière scientifique, qui le conduisirent notamment à s'intéresser à la théorie des couleurs (1) et à proposer, bien avant Darwin, une intéressante hypothèse sur l'évolution des espèces (2).

La dimension utopique est introduite dans Wilhelm Meister par l'invention d'une société secrète, la Société de la Tour, et plus précisément encore, dans les Années de voyage, par le développement du thème des Renonçants et par la description d'un projet communautaire détaillé. Les tenants actuels du retour à la nature et de la technologie douce trouveraient sans doute chez Goethe aliment à leur réflexion. Je renvoie le lecteur intéressé à l'essai de Raymond Ruyer, l'Utopie et les utopies (3), un peu succinct toutefois, et bien entendu à la traduction française du roman de Goethe, par exemple dans la "Bibliothèque de la Pléiade".

Roman d'éducation au départ, Wilhelm Meister tourne au roman utopique de façon parfaitement logique, en ce qu'à la découverte du monde succède naturellement une entreprise de reconstruction du monde. À l'harmonie intérieure, assurée par le respect des principes des Renonçants, doit répondre l'harmonie extérieure, à la fois sociale et cosmique. C'est cette démarche que nous allons retrouver, parfois dans une version grinçante, dans nombre de grandes œuvres plus récentes.

C'est chez Thomas Mann, Hermann Hesse et Franz Werfel que l'on perçoit le plus nettement la postérité du Wilhelm Meister.

Le docteur Faustus, de Mann, sans doute commencé vers 1943 et publié en 1947, n'est pas un roman d'anticipation comme on l'a écrit un peu hâtivement parfois, mais le récit de la vie d'un génie, peut-être d'un mutant, à moins qu'il n'ait fait, comme il l'avoue à la fin du livre dans une étrange crise, un pacte avec le Diable. Roman d'éducation au sens le plus large, ou mieux encore roman de destinée, le Docteur Faustus ne néglige pas la dimension utopique mais l'établit dans l'absolu de l'art, dans l'harmonie de la musique, et ce n'est point hasard si le narrateur achève son œuvre pendant l'effondrement de l'Allemagne nazie et y fait explicitement référence. Mais l'art lui-même y prend visage d'anti-utopie puisque la condition de sa perfection est le commerce avec le diable et la damnation. Incidemment, il est difficile de ne pas suggérer au moins le rapprochement possible avec l'essai de Freud sur "une Névrose démoniaque au dix-septième siècle".

Le Jeu des perles de verre de Hermann Hesse, mis en chantier vers 1933 et publié en 1943, donc légèrement antérieur au Docteur Faustus, est bien une anticipation puisque son action « se situe à une époque intentionnellement mal définie, environ deux mille ans après la fondation de l'Ordre de Saint Benoît et postérieurement à la mort d'un pape Pie XV » (4). Il a été longtemps convenu de considérer cette œuvre admirable comme ennuyeuse, peut-être en raison de son rythme ample et lent, proprement musical, mais davantage sans doute parce qu'elle contredisait l'idéologie du progrès matériel, dominante en Occident jusqu'au milieu des années soixante. « L'utopie de Hesse consiste, en effet, à imaginer ce qu'aurait pu être l'évolution de la culture à partir du moment où il estime qu'elle s'est fourvoyée, c'est-à-dire au début du développement des sciences modernes, qui coïncide avec la révolution de la société et de l'industrie. Or, à ce tournant de l'Histoire, un Allemand avait tenté de définir ce que pourrait être l'éducation des générations nouvelles : c'était Goethe, dans les Années de voyage de Wilhelm Meister. Hesse engage le dialogue avec lui (5). » Il n'est pas indifférent à notre propos de rappeler que c'est là aussi le thème favori de Stanley Kubrick, cet Américain d'origine viennoise résidant en Grande-Bretagne, dans ses trois grands films d'exploration temporelle, 2001, l'odyssée de l'espace, Orange mécanique et Barry Lindon. Si l'on y regarde de près, ces trois films sont à la fois des anti-utopies et des romans d'éducation. L'élève, dans le premier, c'est toute l'espèce humaine. Le second, dans un décor d'anti-utopie, illustre l'anti-éducation par excellente, sous deux masques : l'absence de formation et le conditionnement. Le troisième, enfin, au travers de l'effort de Barry pour se former et s'élever, dénonce ce tournant fâcheux de l'histoire européenne, dans la seconde moitié du xviiie siècle où, selon Kubrick et Hesse, l'Humanité s'est fourvoyée.

Hesse et Kubrick répondent en somme tous deux à Goethe, chacun à sa manière, que la chose la plus importante du monde est bien sans doute de former un homme mais qu'il n'y a pas d'erreur plus grande que de compter seulement, comme faisait Goethe, sur l'illumination des sciences et la raison éclairée pour y parvenir. Tous deux font dépendre l'épanouissement de ce que l'Homme a de spécifique et de pratiquement indicible, d'une révélation extérieure, à la limite de nature religieuse. Mais comme l'un et l'autre sont subtilement agnostiques, leur constat est pessimiste : ni la science, ni la culture, ni même la sagesse à son aune humaine, ne sont autres choses que des divertissements dont le jeu des perles de verre est la culmination illusoire autant que raffinée.

Peut-être est-il temps, à l'aide des courants de pensée introduits notamment par l'œuvre de Kubrick, d'une meilleure compréhension de la spiritualité orientale prônée par Hesse, et du doute aujourd'hui assez, voir trop, répandu sur la valeur absolue de la technologie occidentale, de redécouvrir et réévaluer le Jeu des perles de verre.

Au pessimiste de Hermann Hesse répond l'Étoile de ceux qui ne sont pas nés de Franz Werfel, son dernier roman commencé au printemps de 1943 et achevé en 1945, juste avant la mort de l'écrivain survenue le 26 août. Même sujet, au fond, que dans le Jeu des perles de verre : la description d'une société du lointain avenir prodigieusement raffinée mais parfois proprement infernale, et l'itinéraire d'un homme de notre temps, F.W., appelé temporairement par les techniques savantes de cette époque, et qui doit tout réapprendre, refaire son éducation bien au-delà des nécessités habituelles propres à cette convention facilitant l'exploration d'un autre monde, d'une utopie. Mais ici où la ferveur religieuse, le catholicisme de ce juif presque converti qu'est Werfel — qui vient de publier le Chant de Bernadette — sont avoués, le pessimisme, partout suggéré, cède le pas à l'espoir. On peut ne pas partager la foi de Werfel, mais au risque de contredire son intention apologétique, on ne peut guère demeurer insensible à la prodigieuse richesse imaginative de son roman qui est peut-être, bien qu'il soit presque inconnu en France et presque oublié en Allemagne, l'un des plus grands de notre siècle. Peut-être comme celui de Hesse, est-il négligé parce qu'il se situe à l'opposé des recherches formelles inaugurées par Joyce et qui procèdent, à bien y regarder, d'un projet naturaliste, voire vériste, d'une sorte de puritanisme linguistique qui exclurait de la nature l'imaginaire. Peut-être est-il oublié même des admirateurs de Kafka — que Werfel vénérait — en raison de son caractère baroque, mais relevant de ce baroque somptueux où la multiplication et l'enchevêtrement des lignes finit par paraître envahir puis emplir l'espace, l'exclure et suggérer partout le plein, alors que nulle part le vide original n'est mieux souligné, dans l'attente de ce qui pourrait venir l'animer, homme ou dieu.

Cette complexité baroque, la profusion des références à diverses cultures, les emprunts faits au grec, au français, au vocabulaire du Talmud et du Zohar, ont rendu la traduction de ce texte immensément difficile au point qu'il a paru souhaitable de revoir le texte proposé par Gilberte Marchegay pour la première édition française parue chez Plon en 1950. Anne Soulé a bien voulu se charger de ce travail difficile et ingrat avec un soin digne de tous les éloges, et a pu de la sorte rétablir, à partir de l'édition allemande définitive, un certain nombre de passages qui ne figuraient sans doute pas dans l'édition publiée toute de suite après la guerre et sur laquelle avait travaillé Gilberte Marchegay.

La tradition du roman utopique allemand ne s'arrête pas là. Elle se poursuit avec trois œuvres d'Ernst Jünger qui entretiennent entre elles des rapports subtils, Sur les falaises de marbre, publié en 1939, Héliopolis, paru en 1949, et enfin les Abeilles de verre, qui sort sur la fin des années cinquante.

Sur les falaises de marbre, qui se situe dans un temps et dans une espace indéterminés, est ce qui correspond le mieux dans cette sorte de trilogie au roman d'éducation : le héros, pétri de culture et amoureux de la nature, digne disciple de Goethe, va découvrir la violence bestiale du Grand Forestier, métaphore si transparente de Hitler qu'on s'étonne que le livre ait pu être édité sous le nazisme. Les Abeilles de verre représente le volet anti-utopique du triptyque : Jünger y tourne en dérision angoissée la prétention de la technologie à mimer la nature à force d'artifices. Mais c'est Héliopolis qui en est le grand morceau, cette histoire d'une ville inquiète, assise au bord de la Méditerranée, et que vont déchirer peu à peu des passions de toutes natures, sous couvert de politique, cette anticipation des images et des idées plutôt que des événements. Et ici encore, sous la puissance austère et demi-secrète des Maurétaniens, grands logiciens et ingénieurs habiles, on retrouve comme un écho des Renonçants et de la Société de la Tour.

Après Jünger, je ne vois plus guère — mais c'est peut-être l'effet de mon ignorance — qu'Arno Schmidt et sa République des savants (1957) pour prolonger la tradition allemande du roman utopique. Ici, l'intention satirique est claire : l'Europe, détruite par une guerre nucléaire, a pris la précaution d'embarquer auparavant ses savants, penseurs et artistes les plus importants, sur une île à hélice. Ils s'entre-déchirent. Herbert Franke, avec la Cage aux orchidées (6) (1961) et Zone zéro (7) (1970) établit définitivement la liaison avec la Science-Fiction contemporaine.

Sans doute convient-il d'associer à cette tradition l'œuvre de Franz Kafka, hantée elle aussi par le thème de la formation et de la déformation de l'Homme et par celui de l'utopie. Qui contesterait que l'Amérique et le Château sont à la fois descriptions d'itinéraires, d'apprentissages impossibles et voués à l'échec, et élaborations d'anti-utopies ? Bien que je n'aie vu nulle part Kafka rangé au nombre des utopistes modernes, le caractère à la fois rigoureux et clos, sinon obsessionnel, de son univers conduit à proposer ce rapprochement qui mériterait en soi une étude.

Ainsi, la littérature utopique de langue allemande, qui ne peut pas être validement distinguée de ce que l'on nomme aujourd'hui Science-Fiction, s'établit-elle par sa qualité, à mes yeux, au sommet de ce domaine. Elle en représente, certes, un rameau apparemment autonome, voire isolé, mais qu'il est d'autant plus intéressant de rétablir dans ce “jeu des perles de verre” universel qu'est très exactement la littérature conjecturale de tous les temps. Et la prise en compte des œuvres précitées, ainsi que de quelques autres comme celles d'Italo Calvino, devrait désormais empêcher de prétendre, comme on le voit encore aujourd'hui sous des plumes d'ordinaire mieux inspirées, telle celle d'Ursula K. Le Guin, que cette littérature n'a jamais produit d'œuvres majeures, dignes de défier le temps. En réalité, du niveau artistique le plus sommaire jusqu'à l'expression culturelle la plus raffinée, la gamme est complète. On peut, certes l'ignorer ; on ne peut plus le nier.

À ce point, une question se pose. Si la littérature allemande est si riche d'œuvres exceptionnelles et souvent monumentales dans les domaines du roman de formation et du roman utopique, richesse dont on pourrait trouver quelques équivalents dans la littérature anglaise, pourquoi n'en est-il pas de même dans la littérature française ? S'il a bien existé de grands utopistes français sur la fin du xviiie siècle et au début du xixe, ils n'ont guère adopté, du moins avec bonheur, la forme romanesque. Au xxe siècle, si quelques écrivains notoires, comme André Maurois, ont tâté de la fantaisie scientifique, ils n'ont rien produit qui puisse se comparer aux œuvres précitées. Il ne sert à rien d'évoquer ici la spécificité d'un peuple ou d'une culture ou encore de s'en remettre à l'influence de Goethe. De même, le roman d'éducation est en deçà du Rhin pareillement négligé. Le romanesque français s'est surtout développé dans la sphère psychologique — la restreignant le plus souvent à la seule description de la vie amoureuse — et dans la sphère sociale, mais sans jamais proposer d'alternative à la réalité passée ou immédiate. L'Homme idéal, à quoi tend la formation, et l'imaginaire en sont presque complètement exclus, que ce soit dans l'illustration ou dans la satire. Et il faut remonter à Rabelais pour découvrir une grande œuvre où se rejoignent précisément les soucis de l'éducation et ceux de la réformation du monde social.

J'avancerai ici que les deux idées d'une redéfinition de l'éducation et d'une recherche d'un monde idéal, qui ne répondent et se complètent, ont été exclues fort anciennement de la littérature française parce que considérées comme subversives. Après tout, c'est à un Suisse que nous devons l'Émile. En effet, depuis le xviie siècle, la culture française est installée dans deux certitudes : celle de la perfection du système éducatif légué par les jésuites ; et celle de l'intangibilité des principes fondamentaux de la vie publique, même si les versions qui en furent successivement données diffèrent quelque peu. Marivaux, l'un de nos rares grands utopistes, n'a rien pu y faire.

Ces deux certitudes procèdent, au fond, d'une même source : une conception théocratique, facilement laïcisée par le détour de l'absolutisme, du monde. Là où l'on croit savoir de manière irréfutable, procédant de l'ordre même de l'univers, comment il convient d'éduquer ses enfants et de se voir gouverné, il n'y a plus de place pour la recherche, la spéculation, l'expérimentation, fussent-elles purement mentales. C'est aux rares moments de l'histoire française où ces certitudes vacillent sous l'effet des affrontements de classes et des péripéties politiques, juste avant la Révolution puis sous la Restauration, que fleurissent les utopies. Mais bientôt l'appétit de l'ordre, aiguisé par la crainte du désordre, dévore le nouveau et se fait resservir de l'ancien nappé d'une sauce à la mode, bien trop tôt pour que l'expression artistique et spécifiquement romanesque, toujours lente à s'émouvoir, ait le temps de s'affranchir. Sur ce terrain, la très grande stabilité des institutions culturelles et administratives de la France, transmises sans grand délai d'un régime à l'autre, a continûment et comme inconsciemment étouffé dans l'œuf toute velléité d'excursion. Si bien que la seule modalité pédagogique et politique de la littérature dans notre pays est la contestation de l'ordre établi et la célébration un peu sempiternelle de sa mort prochaine.

Au lieu de quoi l'Allemagne des Principautés, des Duchés, des Évêchés et des Électorats des xviiie et xixe siècles, et jusqu'à l'Allemagne contemporaine, représente un véritable creuset, un laboratoire où s'effectuent concurremment une multitude d'expériences, quelquefois redoutables. Pas d'unité, pas de pouvoir central, pas de certitude. Pas de système d'éducation éprouvé et unifié. Ici, la baguette prussienne, là le libéralisme rhénan. Ici les despotes éclairés, ailleurs des villes hanséatiques et des municipalités bourgeoises. Pas même de religion d'État, mais une mosaïque de religions officielles et tolérant par force bien des dérogations. D'où la quête difficile de la meilleure voie vers l'épanouissement personnel et l'organisation idéale de la cité, la recherche même de Goethe.

D'où aussi une certaine vulnérabilité aux messages d'absolu venus de France au xviiie siècle, d'Angleterre au xixe, d'Amérique et d'un certain caporal autrichien au xxe. En ce sens, et en y mettant un grain de sel, l'Allemagne est une éternelle adolescente, inquiète de son identité, de son épanouissement futur, et d'idéaux utopiques, comme sont tous les adolescents. La pluralité austro-hongroise vient exagérer jusqu'à l'exaspération ces traits. Mais que d'inventions dans la seule ville de Vienne ! Il est jusqu'au vague et au flou que l'on reproche si volontiers en France aux écrivains allemands, tout particulièrement aux romantiques, qui portent la marque de l'incertitude sur soi plutôt que de l'imprécision. Et dans le domaine de la science, il y a, derrière la complexité, la lourdeur, voire la confusion germaniques que dénoncent si volontiers les Français, la recherche tâtonnante — celle de Marx, de Nietzsche, de Freud et de tant d'autres —, de ceux qui n'ont pas sur les lèvres la réponse toute faite qui barre la route à l'investigation et à l'invention. L'Allemagne, ce sont les années de voyage, en un mot l'errance qui ne conduit pas nécessairement à l'aberration.

De l'errance, culturelle et géographique, Franz Werfel est presque le symbole. Né à Prague en 1890 où il sera remarqué par Max Brod, l'ami de Kafka, il s'installe en 1911 à Hambourg, en 1912 à Leipzig, en 1917 à Vienne qu'il doit quitter après l'Anschluß pour le Midi de la France, puis Lourdes, et parvient enfin à fuir le nazisme aux États-Unis où il demeure en Californie jusqu'à sa mort, en 1945. Écrivain, il produit des poèmes, des essais, des pièces de théâtre, des romans. Brillant helléniste, il traduit et adapte Euripide. Né juif, il s'intéresse très tôt au catholicisme auquel il finira par presque se convertir. Ainsi Werfel porte-t-il en lui les traits des contradictions mêmes de la culture allemande. Et ce dernier livre l'Étoile de ceux qui ne sont pas nés, écrit alors que jeune encore il était sans le savoir au seuil de la mort, témoigne de cette complexité en même temps qu'il représente un poignant effort pour l'unifier sans l'appauvrir. Ici se rencontrent l'avenir et la mort, dans un commerce que certains pourraient qualifier de prémonitoire. L'avenir, un avenir si fabuleusement éloigné de notre présent, c'est toujours la certitude de la mort personnelle, et la projection dans le futur est un moyen sans doute dérisoire mais assumé comme tel, de nier la dissolution prochaine du moi. Mais la mort, c'est la fin de l'errance, elle aussi devancée par la sérénité qui imprègne les dernières pages de l'Étoile de ceux qui ne sont pas nés comme si Werfel avait voulu et avait su lui dérober le privilège de la synthèse et comme si, ce travail achevé, il avait préféré disparaître plutôt que d'affronter à nouveau les déchirements de ce voyage sans but désigné, la vie.

Il serait dommage de présenter ce livre sans dire un mot de la personne à qui il est dédié, Alma, qui fut l'une des plus belles femmes de Vienne et qui vécut avec quatre génies, Gustav Mahler, le compositeur, qu'elle épousa très jeune ; le peintre Kokoschka ; l'architecte Gropius ; et enfin Franz Werfel. Elle entra de la sorte au panthéon de ces figures féminines exceptionnelles, presque mythiques, que furent Cosima Wagner, fille de Liszt, épouse de Hand von Bülow et maîtresse de Richard Wagner, et Lou Andreas-Salomé, l'amie de Nietzsche, de Rilke, de Freud et de Groddeck.

On dit qu'elle fit souffrir Mahler, qu'elle inspira Kokoschka. Elle donna à Gropius une fille, Mahm, dont la mort prématurée inspira à Alban Berg le concerto À la mémoire d'un ange. On sait qu'elle protégea Franz Werfel de sa fragilité et de ses hésitations, et c'est sans doute à elle que l'on doit l'achèvement de l'Étoile.

On raconte encore qu'elle veillait sur l'avancement du travail de Werfel qu'elle avait installé, pour le préserver de son instabilité, dans une pièce calme du premier étage ; mais que lorsqu'il l'entendait recevoir au rez-de-chaussée, à l'heure du thé, estimant sans doute avoir assez écrit pour tout le jour et poussé par la curiosité et sa sociabilité naturelle, il lui arrivait de descendre furtivement, comme un écolier pris en faute, et de venir la rejoindre.

Notes

(1) De la théorie des couleurs, Goethe proposa une version erronée, encore que fort intéressante, et sur laquelle les travaux récents concernant la psychophysiologie de la perception des couleurs au niveau du système nerveux central jettent une nouvelle lumière. Les expériences du docteur Edwin Land, l'inventeur du verre polarisant et du développement photographique instantané, d'autres encore de l'Américain James F. Butterfield, assisté du docteur Berek H. Fender, ont montré en effet que la théorie additive traditionnelle de la perception des couleurs connaissait certaines limites (deux couleurs suffiraient à reproduire la totalité du spectre) et qu'il était même possible, sous certaines conditions, de faire apparaître des couleurs subjectives à partir des seuls noir et blanc. La théorie soustractive chère à Goethe pourrait donc bien retrouver un jour quelque actualité dans l'explication neurologique de la perception des couleurs.

(2) On trouvera un aperçu intéressant encore que sommaire des idées de Goethe sur ce point dans l'ouvrage de Peter Tompkins et Christopher Bird, la Vie secrète des plantes, Robert Laffont, 1975, pages 108 et suivantes.

(3) P.U.F., 1950.

(4) Préface de Jacques Martin à l'édition française (Calmann-Lévy, 1955).

(5) Op. cit.

(6) Denoël, 1964.

(7) "Ailleurs et demain", Robert Laffont, 1973.