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Gérard Klein : préfaces et postfaces

Harry Harrison & Marvin Minsky : le Problème de Turing

Livre de poche nº 7211, octobre 1998

Bien avant leurs réalisations concrètes, deux grandes technosciences témoignent de relations privilégiées avec une espèce de la littérature, la Science-Fiction : la technologie spatiale [Couverture du volume]et l'informatique. Pour la première, dès la fin du siècle dernier, la conquête de l'espace fut chantée et décrite, parfois avec un grand luxe de détails, par des écrivains. Si leurs visions prospectives n'apprirent pas grand-chose aux scientifiques et aux ingénieurs, elles contribuèrent à forger une mystique de l'exploration spatiale. Cet enthousiasme devait jouer un rôle dans la motivation des chercheurs et dans le soutien d'une partie de l'opinion à des entreprises dont la rentabilité civile n'était pas évidente et dont l'intelligibilité n'était pas claire pour les militaires. Nombre de figures de proue de la technologie spatiale — à commencer par Werner von Braun — ont reconnu cette dette.

On va tenter de voir ce qu'il en fut pour l'informatique ou plutôt pour les technologies de l'information au sens le plus large. Or les relations entre Science-Fiction et informatique paraissent plus profondes et plus étroites encore que dans les autres domaines, comme je vais tenter de le montrer en en esquissant très schématiquement l'histoire :

Bref, il s'est manifesté une alliance surprenante entre la Science-Fiction et les technologies de l'information, complicité de loin la plus poussée de celles qui touchent aux trois grandes technosciences issues de la Seconde Guerre Mondiale ou apparues après elle, l'espace, les biotechnologies et l'informatique.

Bien entendu, pour couvrir tout le champ des représentations de l'avenir liées à l'informatique, il faudrait aussi évoquer des articles scientifiques (ainsi celui, fameux, de Turing sur l'intelligence mécanique (1)), et les promesses et les attentes convoyées par la presse d'information scientifique et aussi celles, dérivées, entretenues par la grande presse et les médias audiovisuels. Bien que tous ces champs ne puissent être abordés ici, je tiens à répéter que les relations entre ces domaines, à savoir la réalité des réalisations, l'expression soi-disant savante ou du moins informée, et la fiction avouée, ont été et demeurent probablement plus profondes et plus nombreuses dans le domaine de l'informatique que partout ailleurs.

Bien des journalistes et même bien des penseurs inspirés sont allés chercher, en l'avouant rarement, leurs sources d'inspiration anticipatrices et prospectives dans la littérature de Science-Fiction, comme si elle était prophétique, comme si elle préfigurait réellement l'avenir.

L'analyse et la généalogie des textes font ressortir tout au long d'une longue histoire la contamination et la confusion presque permanentes entre des créations imaginaires, légitimes par elles-mêmes, d'une part, et d'autre part des anticipations et prospectives rationnelles fondées sur des extrapolations acceptables et des annonces tantôt commerciales, tantôt destinées à obtenir des moyens de recherche, ce qui n'est pas fondamentalement différent. Cette confusion, involontaire et subie, ou bien délibérée et exploitée, mérite examen tant elle est riche d'enseignements pour le passé mais tout autant pour l'avenir.

L'imagination échevelée et l'extrapolation raisonnée s'y trouvent inextricablement mêlées. Il y a ici, pour le moins, l'effet d'une forte charge de désir individuel et collectif. C'est une raison suffisante pour étudier ces attentes dans le passé et leurs rapports à la réalité présente, et sans doute plus encore pour examiner avec autant de sympathie que de méfiance les anticipations d'aujourd'hui qui se projettent sur le prochain millénaire.

Je me propose ici de répartir l'histoire du thème de l'informatique dans la Science-Fiction entre quatre époques. À dessein, je ne multiplierai pas les titres d'œuvres, préférant me limiter à quelques-unes, emblématiques.

La première époque correspond à une préhistoire du thème, c'est-à-dire à son traitement avant qu'il n'existe une réalité industrielle sinon scientifique de l'informatique ; elle va donc jusqu'à la seconde guerre mondiale même si l'on sait que l'histoire de l'informatique proprement dite remonte bien avant (2).

Cette préhistoire est vouée à l'intelligence mécanique, aux machines intelligentes. On peut la faire remonter assez haut si l'on évoque le Joueur d'échecs de Maalzel d'E.A. Poe, qui évoque la possibilité d'une machine logique même si c'est pour la réfuter dans ce cas particulier ; ou encore le Maître de Moxon d'Ambrose Bierce où la machine, dépitée d'avoir perdu, tue son créateur.

C'est probablement John Campbell qui pousse dans les années 1930 et 1940 le plus loin le thème des machines intelligentes en les proposant comme les héritières et successeurs de l'humanité, dans une série de nouvelles réunies en français sous le titre le Ciel est mort. Mais il faut aussi citer un texte malheureusement très peu connu de Régis Messac, le Miroir flexible, aujourd'hui presque inaccessible, paru en 1933 et 1934 dans une revue d'enseignants (3), qui préfigure de façon surprenante le thème de la vie artificielle.

Je n'inclurai pas dans cette approche le thème, certes connexe, du robot, qui me semble relever d'une problématique différente. C'est celle de l'homme artificiel, de la poupée mécanique, qui constitue l'esclave idéal mais susceptible de révolte et qui est fort abondamment représenté dans la littérature, dès avant le R.U.R. de Karel Čapek, qui consacre le terme. Isaac Asimov le développera à la perfection dans ses nombreuses nouvelles consacrées aux robots.

Deux idées fortes ressortent de cette époque : celle de la capacité de machines à maîtriser des jeux à règles comme le jeu d'échecs, et celle de la capacité de machines à des raisonnements logiques, symboliques et scientifiques. Ces deux idées, la seconde surtout, n'apparaissent pas miraculeusement : elles sont le prolongement dans la fiction d'images issues de la science et de la philosophie, depuis les machines mécaniques à calculer (de Pascal à Babbage) jusqu'aux langages logiques élaborés depuis Leibnitz.

Le point le plus important est peut-être que ces machines de la fiction apparaissent capables de traiter des symboles et non plus seulement des nombres, ce qui interviendra relativement tard dans l'histoire de l'informatique réelle, jusqu'à disposer d'une intelligence artificielle les rendant efficientes dans l'univers des choses, ce dont nous sommes encore loin. L'étude fine des relations entre les représentations proprement scientifiques de l'époque et ces fictions, relations du reste souvent assez sommaires, reste pour l'essentiel à faire. On y rencontrera sans doute en arrière-plan une conception philosophique matérialiste du cerveau comme machine physiologique susceptible d'être simulée par des procédés tout différents, en général électromécaniques. Le thème est donc loin d'être philosophiquement neutre et encore moins insignifiant.

La seconde époque irait de la Seconde Guerre Mondiale au début des années quatre-vingt. Les imaginations ont été frappées dès 1945 par l'apparition des premiers grands calculateurs électroniques et par les réflexions concomitantes sur la cybernétique, notamment celles de Norbert Wiener. Il est difficile d'affirmer qu'elles ont été nourries par les fictions antérieures, mais cela me semble vraisemblable pour plusieurs raisons.

On sait d'abord que beaucoup de physiciens et mathématiciens de l'époque étaient des amateurs plus ou moins fervents de Science-Fiction et que certains d'entre eux en ont écrit avec plus ou moins de bonheur.

Ensuite, la plus grande partie de leurs extrapolations et de leurs réflexions relève plus de la spéculation littéraire que d'autre chose, et mêle technologie, logique et perspectives sociales bien au-delà des possibilités et même du vraisemblable de l'époque. On a l'impression, à lire Wiener et même Turing, qu'il s'agit plus d'une mise en ordre rationnel d'images issues de la Science-Fiction que d'une prospective rigoureuse. Même le fameux texte de Turing sur la simulation de la pensée humaine (et j'insiste sur le terme de simulation si souvent négligé par les commentateurs) est tout empreint d'une ironie swiftienne.

Quoi qu'il en soit, dans la Science-Fiction, le thème alors dominant, conformément aux représentations suggérées par l'état de la technique, est celui du grand ordinateur, de la grande machine intelligente tirée à peu d'exemplaires, voire à un seul, et risquant selon une crainte éprouvée de subvertir l'humanité. Un titre est explicite bien que l'ouvrage soit assez secondaire : c'est le Lendemain de la Machine de F.G. Rayer. Dans un roman beaucoup plus fameux, le Monde du Non-A (4), A.E. van Vogt propose de confier à une machine la fonction de sélectionner les accédants à l'utopie : la Machine des Jeux est la seule entité qui puisse dire le vrai, et donc elle est en quelque sorte divine. Ne négligeons pas non plus que le thème du grand ordinateur est aussi une métaphore de l'Administration planificatrice ultime, de la grande machine sociale totalitaire qu'à la fois il idéalise, rend vraisemblable, et démonise.

Dans un roman prophétique de la réalité virtuelle, Zone zéro (1970) (5), l'écrivain allemand Herbert Franke décrit enfin l'aliénation ultime de l'humanité par des simulations informatiques (6).

Ce que je retiendrai comme caractéristique de cette époque, c'est la conformité assez générale des auteurs aux modèles proposés par les experts : ceux de l'ordinateur universel, doté d'intelligence artificielle, géant et rare. Je suis pour ma part convaincu que l'image répandue et considérée comme indépassable jusqu'au début des années quatre-vingt du grand ordinateur distribuant de la capacité de traitement de l'information sur le modèle de la distribution de l'électricité, a pesé jusque dans les milieux scientifiques et industriels concernés, et que cette image devait énormément à la littérature et au cinéma. Elle venait certes conforter les intérêts stratégiques du principal constructeur, I.B.M., mais on sait que ceux-ci n'ont finalement pas résisté à des développements ultérieurs qui n'étaient pas imprévisibles : le micro-ordinateur, certes rare dans la Science-Fiction, est apparu dès les années soixante ; je me souviens d'avoir vu vers 1965, à New-York, dans un salon spécialisé, un micro Wang qui m'avait considérablement impressionné,

Et cependant, à propos du micro-ordinateur précisément, il y a des exceptions dans la littérature. Dès 1946, dans une nouvelle géniale, "un Logique nommé Joe", Murray Leinster évoque en quelques pages à la fois le micro-ordinateur domestique présent dans tous les foyers, les réseaux et les banques de données donnant accès à la bibliothèque universelle dont la nouvelle est au fond la métaphore. Bien qu'il faille toujours se défier des réinterprétations anachroniques, je tiens ce texte pour un des rares authentiquement prophétiques de la Science-Fiction (7). Pourtant Leinster ne sera pas suivi et ne réutilisera pas lui-même le thème. Après y avoir beaucoup réfléchi, je me suis convaincu que Leinster a pu écrire ce texte, en 1946 (peut-être même en 1945), précisément parce que l'image du grand ordinateur n'était pas encore fixée, devenue provisoirement incontournable. Il y a une leçon à en tirer : quand nous rêvons à l'avenir, quand nous écrivons de la Science-Fiction, c'est de nos désirs qu'il faut partir et non des possibilités provisoires et transitoires de la technique.

À un niveau de puissance et d'emploi intermédiaire, difficile de ne pas évoquer ici Hal, l'intelligence artificielle de 2001, l'odyssée de l'espace, (1968) film génial de Kubrick et roman moins inspiré d'Arthur C. Clarke.

À l'autre extrémité de cette période, l'écrivain britannique John Brunner, dans un roman par ailleurs remarquable, Sur l'onde de choc  (8), publié en 1975, fournit un admirable contre-exemple à l'exploit de Leinster. Il décrit la société informatisée de la fin de notre siècle avec un luxe extraordinaire de détails qui lui conserve toute son actualité. Il imagine les virus (qu'il appelle “vers”) transmis par les réseaux télématiques et j'ai entendu certains spécialistes affirmer que la chose n'existait pas encore à l'époque et qu'il l'aurait préfigurée. Il imagine des “couleuvres” qui recherchent et neutralisent ces virus. Il décrit pratiquement l'Internet actuel avec ses qualités et ses défauts, ses hackers et son undernet, ce qui n'est pas un mince exploit si l'on songe aux réalités de l'époque.

Mais il trébuche sur un détail essentiel : le micro-ordinateur qu'il n'a pas vu venir alors que vers 1977, deux ans seulement plus tard, le micro-ordinateur indépendant devient une réalité relativement abordable. Brunner n'envisage que des terminaux peu intelligents reliés à de grands ordinateurs conventionnels. Par souci d'exactitude, de sérieux, il n'est pas entré dans la Terre Promise, alors que bien avant lui Philip K. Dick et Robert Sheckley entre autres avaient parsemé leurs histoires de petits ordinateurs malicieux. Il me semble que cette période, celle du Grand Ordinateur, est assez exactement encadrée par ces deux textes, celui de Leinster, prophétique au moins au regard de notre présent, et celui de Brunner, prospectif et formidablement documenté, précurseur à bien des égards de notre réalité, mais prisonnier d'un possible dépassé et par là un rien myope à notre regard. Je ne doute pas pour autant que le roman de Brunner ait contribué à forger des représentations qui ont encore cours jusque chez les professionnels et que par là il annonce la troisième époque. Peut-être du reste l'évolution de la technique, avec le netware, lui donnera-t-elle finalement raison.

La troisième époque, qui débuterait avec les années quatre-vingt, est moins marquée par le micro (qui est trop vite entré dans la réalité pour être projeté dans l'avenir sinon sous la représentation de sa banalisation) que par la thématique des réseaux, la cybersphère qu'introduit William Gibson avec Neuromancien (9) (1985), et de façon plus générale encore par les univers de la réalité virtuelle. En fait, Gibson, écrivain américain d'origine canadienne, avait commencé dès 1977 à distiller son univers d'un avenir proche, glauque, structuré par les réseaux et hanté par les “hackers” romantiques conçus sur le modèle du “privé” des romans noirs américains, à travers une série de nouvelles qui, remontées, constituèrent la matière de ses romans ultérieurs.

Il me semble utile à leur propos d'insister sur les trois points suivants :

Ce qui est remarquable ici, c'est la rencontre d'une ignorance — ou d'une innocence — mais aussi d'une sensibilité et d'une intelligence, celles de Gibson, d'une part, et d'un public spécialisé et averti d'autre part, qui se reconnaît dans l'univers issu de cette innocence et qui pense y lire son avenir. C'est ainsi à partir de l'univers de Gibson et d'autres écrivains que le préfixe "cyber", lui-même issu de la cybernétique de Norbert Wiener via les cyborgs de la Science-Fiction, a connu la fortune journalistique et même philosophique que l'on sait. Notons tout de même que dès 1973, l'auteur français Michel Jeury avait utilisé le terme d'infosphère pour désigner la même chose (10).

Ce qui caractérise les décennies quatre-vingt et quatre-vingt-dix, c'est évidemment l'explosion de la micro-informatique qui modifie complètement le recrutement sociologique des praticiens de l'informatique, informaticiens, vendeurs, spécialistes de la maintenance, auteurs de logiciels et de progiciels, infographes, utilisateurs domestiques, etc. C'est aussi l'inextricable interpénétration entre les différents discours, savants, médiatiques et proprement fictionnels. Je n'aurai pas la cruauté de citer quelques-unes des sibylles du grandiose avenir informationnel généralisé, mais j'ai la conviction qu'ils lisent souvent l'avenir dans la Science-Fiction, et que ce n'est pas leur pire source. Que l'on songe aux délires abondamment médiatisés sur le cybersexe et aux craintes exprimées par nos plus estimables éthiciens de comptoir télévisé quant à l'avenir des relations entre les sexes qu'ils voyaient déjà ruinées, en sachant moins sur le sujet que le plus ignorant des amateurs de Science-Fiction.

Le recrutement sociologique des praticiens de l'informatique, jeunes, masculins, à formation technicienne, persuadés de leur possible ascension sociale dans un monde de l'emploi qui apparaît souvent et exagérément comme en déréliction, a rejoint presque exactement celui des lecteurs de Science-Fiction. Si bien que presque tous les informaticiens (au sens large) que j'ai rencontrés étaient des lecteurs de Science-Fiction. Bien que les scientifiques et techniciens soient souvent des lecteurs de Science-Fiction, jamais la superposition des publics n'a été aussi précise. D'où la pénétration accrue des idées et des images de la Science-Fiction dans l'univers de l'informatique. C'est un peu comme si le western avait rencontré une considérable population de vachers éduqués. Il suffit pour s'en convaincre de lire les éditoriaux de nombreuses revues consacrées à l'informatique et destinées à des publics plus ou moins larges.

L'interpénétration entre pratique et fiction s'est aussi opérée tout à fait spontanément dans deux domaines où l'informatique a joué un rôle déterminant. D'abord dans le domaine de la création de nouvelles images à l'aide d'ordinateurs, ce que Dominique Martel avait baptisé d'un joli mot qui n'a pas eu la fortune qu'il méritait, le pixellisme. Pour avoir participé à l'organisation de quelques expositions consacrées à ces Pixellistes, je sais le poids déterminant, et souvent excessif, des imageries de la Science-Fiction dans leurs œuvres. Notons en passant que si l'univers de l'informatique, de la micro-informatique et des réseaux reste largement un univers masculin, la présence féminine dans l'infographie est impressionnante et peut-être dominante.

Et il y a aussi, bien entendu, le domaine connexe des jeux vidéos, dérivé de l'informatique, et où les représentations de l'avenir (mais de quel avenir ?) sont là aussi largement prédominantes. Si j'insiste sur ces phénomènes, c'est qu'ils n'ont rien d'absolument causal : les infographistes auraient pu travailler les vases de fleurs ou l'abstraction, et certains l'ont fait ; et les jeux auraient pu privilégier les univers pseudo médiévaux, et il y en a. Mais l'impression demeure forte que l'ordinateur, c'est l'avenir, que la représentation de l'avenir, c'est la Science-Fiction, que l'ordinateur est une fenêtre ouverte sur l'avenir décrit par la Science-Fiction et que cet avenir commence aujourd'hui ou du moins dès demain matin.

Je n'insisterai pas enfin sur la présentation de nombreuses pages sur le net qui font directement ou indirectement des emprunts à l'imagerie de Science-Fiction, à une imagerie si banalisée que son origine véritable semble presque oubliée.

Historiquement, le seul rapprochement qu'on pourrait tenter et qui a été parfois évoqué serait celui entre les micro-informaticiens et les radioamateurs du début du siècle (11). Mais les différences apparaissent aussitôt : les radioamateurs n'ont pas pu s'appuyer sur une vaste littérature préexistante (bien qu'il y ait eu une presse et même une littérature spécialisées) et ils ont vite été socialement marginalisés. C'est tout le contraire qui s'est produit et se produit pour les micro-informaticiens. Ce que je leur souhaite c'est évidemment de continuer à rêver et à lire de la Science-Fiction, mais aussi, comme tout bon lecteur du genre, de faire plus rigoureusement le départ entre imaginaire, possible et réalité. En raison même de sa puissance de support d'une création symbolique, dont les univers virtuels sont une illustration balbutiante, l'informatique incite plus à la confusion qu'à la distinction et exige donc un effort particulier de lucidité.

L'ouvrage qui conclut peut-être le mieux symboliquement cette époque — à supposer qu'elle soit conclue — est sans doute le roman de Marvin Minsky et Harry Harrison, le Problème de Turing (1993). Minsky est l'un des fondateurs de la discipline de l'intelligence artificielle et peut-être le créateur du terme (à mon sens, un terme inadéquat pour une prétention insoutenable, mais bien calculé pour son efficacité médiatique). Harrison est un auteur de Science-Fiction un peu trop méconnu dont l'ouvrage le plus fameux reste Soleil vert pour son adaptation mémorable au cinéma.

Dans le Problème de Turing, sorte de technothriller situé dans l'avenir proche, Minsky développe ses idées sur la société de l'esprit. Le point le plus singulier est la proximité affirmée de ce qui m'apparaît comme une utopie bien lointaine, l'intelligence artificielle. Dans ce roman comme dans peu d'autres, son imminence semble assurée. Or c'est un discours que l'on retrouve fréquemment, avec plus ou moins de réserves, dans la presse d'information. Et que Minsky ait jugé bon de coécrire un roman de Science-Fiction pour mieux faire passer ses idées me semble symptomatique (12).

J'aurais enfin scrupule à ne pas citer à propos d'intelligence artificielle, le roman d'un des plus grands auteurs de la Science-Fiction contemporaine, Frank Herbert, Destination : vide  (13), dont la première version remonte à 1966.

Sur la quatrième période qui s'ouvrirait avec le début des années quatre-vingt-dix, je serai plus circonspect, n'étant même pas certain que la troisième soit réellement achevée. Sauf à faire de la Science-Fiction, il est difficile de trancher dans l'actualité les futures divisions de l'histoire. Mais de nouvelles représentations de l'informatique, des ordinateurs, de l'intelligence artificielle et des relations entre tous ces éléments et les sociétés et individus humains sont en train de surgir dans la Science-Fiction. On leur trouvera aisément des racines plus anciennes mais parce qu'elles ont tendance à converger, elles se mettent à former tout un pan de cet univers culturel collectif qui caractérise si bien la Science-Fiction.

Cette quatrième période serait caractérisée par les interfaces neuroélectroniques, l'équivalence humain-ordinateur, la greffe des humains sur les machines et les réseaux, bref l'affaiblissement voire la disparition de la différence entre intelligences naturelle et artificielle. La complémentarité, la fusion, la substitution entre âme humaine et supports de l'intelligence artificielle y deviennent communes, voire inéluctables.

Je citerai quatre auteurs et quatre œuvres sans prétendre plus que précédemment à l'exhaustivité, bien au contraire.

Il s'agit d'abord de Dan Simmons qui dans sa série Hypérion (1991) (14) décrit dans un avenir fort lointain la lutte puis finalement la synthèse osmotique entre l'humanité et d'immenses intelligences artificielles.

Il s'agit ensuite de l'écrivain britannique Iain M. Banks qui dans sa série de la Culture (une Forme de guerre, l'Homme des jeux, l'Usage des armes, Excession, l'État des arts (15) décrit entre mille autres choses dans un avenir également éloigné (au moins métaphoriquement car il ne s'agit pas stricto sensu du nôtre) les rapports complémentaires entre des formes de vie biologiques, dont des humains, et d'innombrables Intelligences Artificielles de tous formats.

Il s'agit aussi de l'écrivain américain Neal Stephenson qui, dans deux romans à ce jour, le Samouraï virtuel et l'Âge de diamant, met en scène un univers certes temporellement plus proche mais dominé lui aussi par les intelligences artificielles et par les univers virtuels et par là échappant au réalisme gibsonien tout en se situant dans son prolongement.

Mais une place toute spéciale doit être accordée à l'australien Greg Egan, lui même bon spécialiste de l'informatique, qui pousse plus loin que personne, dans la Cité des permutants (1995), l'idée de la fusion entre ordinateurs et humains, de la copie possible dans des ordinateurs de personnalités humaines, et par là de leur quasi immortalité dans des univers virtuels.

Ce qui me frappe dans ces œuvres et dans cette époque, à supposer qu'elle existe ailleurs que dans mon imagination, c'est un retour à l'imaginaire débridé, notamment par le truchement de l'avenir lointain et des réalités virtuelles, par opposition, peut-être artificielle, avec le réalisme, certes contestable et plus conventionnel que réel, des œuvres des années quatre-vingt et quatre-vingt-dix.

C'est peut-être que le micro-ordinateur et les réseaux ont déjà si bien pénétré la société qu'ils ne suffisent plus à faire rêver par eux-mêmes. Ce sont des phénomènes désormais banalisés dont s'emparent d'autres genres, comme le policier, le roman d'espionnage et cette bizarre mixture que les professionnels de l'édition appellent le technothriller et dont un bon représentant est Michael Chrichton.

La Science-Fiction se tourne déjà vers d'autres territoires, moins bien balisés. Il n'est donc pas certain que l'alliance étroite, réciproque et extraordinaire entre un genre littéraire et une réalité technosociale servie par une armée de spécialistes perdure indéfiniment. Certes la plupart des informaticiens continueront à lire de la Science-Fiction. Mais ils auront probablement plus de mal à y trouver (ou à croire y trouver, ce qui n'est pas la même chose), des représentations de leur propre avenir. C'est cela même qui pour moi caractériserait la quatrième époque. Si elle existe.

Il me semble caractéristique et en même temps problématique que dans son dernier roman, Idoru (16), William Gibson mette en scène une vedette artificielle, une idole (Idoru en japonais moderne) dotée d'une personnalité artificielle, et qu'il situe son action dans un très proche avenir. S'agit-il encore de Science-Fiction ? Les éditeurs semblent en douter puisqu'ils ont banni l'étiquette des jaquettes du roman, aussi bien aux États-Unis qu'en France, espérant par là faire basculer le livre dans l'univers supposé plus populaire du technothriller.

En conclusion, je voudrais essayer de caractériser et de résumer les quatre traits qui ont consacré cette alliance entre imaginaire et réalité, Science-Fiction et informatique, tout au long de leurs histoires respectives, mais tout spécialement pendant la troisième période, celle de l'intrusion de la micro-informatique et des réseaux ouverts à tous :

Si l'on considère les choses d'un peu haut, aucun de ces facteurs n'a disparu ni cessé de s'exercer. Il y a donc de grandes chances pour que l'informatique et la Science-Fiction continuent à entretenir d'étroites relations, même si leur lune de miel des années quatre-vingt est peut-être dépassée.

Je n'inviterais certes personne à aller chercher dans la Science-Fiction une représentation fidèle de l'avenir de l'informatique. Cette littérature n'est pas prophétique. Mais en raison des liens étroits que j'ai tenté de souligner, c'est peut-être bien dans cette littérature, bon an mal an, que l'on trouve le reflet le plus fidèle et le mieux informé des spéculations de chaque époque à propos de cet avenir. En bref, si vous voulez savoir ce que l'on pense aujourd'hui de l'avenir des ordinateurs, lisez de la Science-Fiction.

Mais il me faut conclure sur une note un peu triste. C'est qu'il n'a pratiquement été question dans cet exposé succinct et incomplet que d'œuvres anglo-saxonnes et allemandes. L'ordinateur et les technologies de l'information sont presque complètement absents de la production française de Science-Fiction, sauf là où elle singe les modèles anglo-saxons. J'ai cité Michel Jeury qui fait exception. Il y a eu certes les technothrillers de Thierry Breton, ainsi Softwar (1984) (17) etc., mais je ne crois pas nécessaire d'y insister. On ne voit guère que Maurice G. Dantec qui, dans les Racines du mal (18), a relevé le défi dans le sillage de William Gibson.

Une anecdote : lorsqu'en 1985, Apple France, en la personne de François Benveniste, lui-même passionné de Science-Fiction, voulut patronner une anthologie de nouvelles consacrées à l'informatique dans l'avenir (19) à l'occasion de la sortie du premier Macintosh, l'éditeur Denoël ne trouva pas d'auteur français intéressé en dehors de Philippe Curval et de moi-même. Il y a dans cette absence, dans cette criante lacune, un sujet de réflexion. La France, une des mères de la littérature d'anticipation, une des puissances mondialement reconnue de la programmation informatique, n'a pas encore rejoint, dans sa culture, ou du moins dans sa littérature de Science-Fiction, son époque.

Dans une version légèrement différente, ce texte a fait l'objet d'une communication au colloque du Centre de coordination pour la Recherche et l'Enseignement en Informatique et Société (CREIS), tenu à Strasbourg en juin 1998.

Notes

(1) Il est si souvent cité et si peu souvent lu que je tiens à signaler au lecteur qu'il le trouvera traduit dans l'indispensable anthologie Pensée et machine, Champ Vallon, 1983.

(2) Voir notamment Préhistoire et histoire des ordinateurs, Robert Ligonnière, Laffont, 1987. Ainsi que Machines à penser, une histoire de l'intelligence artificielle, Vernon Pratt, PUF, 1995.

(3) In les Primaires, nº 47 à 53, novembre 1933 à mai 1934. Ce texte a été réédité en 1989 à tirage limité par les Éditions Orion.

(4) J'ai lu.

(5) Laffont, 1973.

(6) Voir la préface de l'Âge de diamant, Le Livre de Poche.

(7) On le trouvera dans l'anthologie Demain les puces, Denoël, 1986.

(8) Le Livre de Poche.

(9) J'ai lu.

(10) Maurice G. Dantec a proposé une version hexagonale de l'univers Gibsonien dans les Racines du mal, "Série noire", Gallimard, 1995.

(11) Voir le chapitre qui leur est consacré dans Rêves de futur, sous la direction de Joseph J. Corn, Culture Technique nº 28, éditions CRCT, 1993.

(12) On trouvera l'exposé le plus complet de ces idées dans la Société de l'esprit, InterEditions, 1988.

(13) Pocket.

(14) Hypérion, la Chute d'Hypérion, Endymion, l'Éveil d'Endymion, Laffont.

(15) DLM.

(16) Flammarion.

(17) Laffont.

(18) Série Noire, Gallimard.

(19) Demain les puces, anthologie réunie et présentée par Patrice Duvic, Denoël, 1986. Ma nouvelle "Mémoire vive, mémoire morte" figure dans la première édition mais a disparu, à ma demande, de la seconde édition, dans la perspective d'un recueil à paraître.