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Gérard Klein : préfaces et postfaces

Bob Shaw : les Yeux du temps

Livre de poche nº 7186, juin 1996

Aux yeux des lecteurs français, Robert Shaw, né en 1931 et disparu en 1995, est malheureusement resté l'homme d'une nouvelle, "Lumière des jours enfuis" (1), et d'un livre qui en était [Couverture du volume]le développement et que vous allez lire. La réputation de cette nouvelle, considérable auprès des lecteurs attentifs de Science-Fiction, et en particulier des connaisseurs de la regrettée revue Fiction, n'est pas surfaite. Elle introduit, dans un univers de l'imaginaire teinté de science déjà fort peuplé, un concept original et puissant, ce qui n'est pas courant et qui la rend difficilement classable de surcroît . Menant quelques recherches bibliographiques pour la préparation de cette édition, j'ai eu la très grande surprise de découvrir qu'elle ne figurait pas dans la Grande Anthologie de la Science-Fiction, dont je suis coauteur si bien qu'il me faut accepter au moins partiellement la responsabilité de cette lacune regrettable.

C'est que sans doute mes collègues et moi-même n'avons pas réussi à la faire entrer de prime abord dans les cadres thématiques pourtant larges que nous avions retenus. Lorsque nous avons tenté d'élargir ces cadres, à l'occasion de la préparation de la seconde série, nous ne sommes probablement pas davantage parvenus à la caser, à moins que nous ne l'ayons tout simplement oubliée, ce qui m'étonnerait. Plus probablement, nous l'avons soigneusement mise de côté lors de la préparation de chaque sommaire, en nous réservant de faire figurer ce morceau de choix dans une des anthologies futures. Ce n'était en effet ni une histoire de robots, ni une histoire d'extraterrestres, ni une histoire de voyages dans l'espace, ni une histoires de voyages dans le temps, ni une histoire de… Elle n'était pas non plus humoristique et ne pouvait donc pas figurer dans les Histoires à rebours, etc. À la fin, elle a du se retrouver toute seule dans sa pile en raison de sa qualité même qui faisait qu'elle ne pouvait entrer nulle part. Et comme nous pouvions difficilement consacrer un volume thématique entier à une nouvelle isolée…

Cette lacune ou cette erreur ou cette faute est aujourd'hui réparée puisque vous trouverez la nouvelle dont il est question enchâssée sous le titre "Digression première" juste après le chapitre 2 des Yeux du temps.

L'idée des Yeux du temps que je peux bien résumer ici puisque l'auteur la dévoile dès les premières pages de son roman et que ce n'est pas sa découverte mais l'exposé de ses conséquences qui font l'intérêt du livre, est simple, foudroyante et radicalement innovante. Les lecteurs aisément frustrés par des révélations prématurées sont priés de passer provisoirement leur chemin.

En faisant des recherches sur un verre spécial qui laisserait passer la lumière mais pas la chaleur, vrai rêve d'ingénieur, un inventeur découvre un verre qui ralentit considérablement la lumière. Si vous regardez quelque chose à travers, par exemple un paysage, tout d'abord vous ne verrez rien du tout : la lumière n'a pas encore traversé toute l'épaisseur du verre. Mais si vous attendez assez longtemps, de quelques minutes à quelques années selon le raffinement de la formule, vous verrez soudain apparaître le paysage lorsque les premiers photons auront enfin franchi l'épaisseur de la plaque et pourront venir frapper vos rétines. Et l'image de ce paysage, en couleur et en relief, comme derrière une simple vitre, continuera à vous apparaître un temps aussi long que le verre y aura été exposé. C'est tout simple, et c'est imparable. Le verre lent permet de voir dans le passé. Bien qu'il n'ait pas de mémoire à proprement parler, il agit comme un retardateur temporel. En un sens, le verre lent est une métaphore — dérivée de l'enregistrement des images, photographie et cinéma, ou plutôt aujourd'hui vidéo — d'une forme limitée de machine à explorer le temps : elle permettrait de regarder un certain passé mais évidemment pas de s'y rendre.

C'est déjà beaucoup, compte tenu surtout de l'habileté diabolique avec laquelle Shaw exploite son thème qu'il retourne sur toutes les coutures. Il en tire des effets de nostalgie et de sentiments presque insupportables en dépit d'une grande sobriété, ainsi dans la nouvelle précitée, ou des variations sur le thème de l'énigme criminelle, renouant consciemment ou inconsciemment avec le thème de l'image figée sur la rétine d'une victime, exploité par Jules Verne dans un Drame en Livonie et par bien d'autres, ou encore, ce qui est peut-être plus rare en Science-Fiction, des développements dramatiques sur l'exploitation industrielle d'une invention et sur la vie des affaires, qui ne le cèdent en rien à Dallas et autres mélodrames sur les requins de papier.

Ce dernier aspect mérite qu'on s'y attarde. Les auteurs de Science-Fiction, bien qu'ils prétendent volontiers traiter des effets des sciences et des techniques sur la société, ou qu'on leur prête, comme je fais souvent, cette préoccupation, se soucient rarement de décrire les conditions concrètes dans lesquelles une invention devient dans une entreprise réelle, à travers la recherche et le développement, puis les arcanes des brevets et autres contrats, les jeux d'influences et les conflits d'ambitions entre décideurs, et enfin les difficultés de la mise en œuvre industrielle puis commerciale, un produit atteignant ou non sa cible et transformant ou non la société.

Certains auteurs se recommandent souvent du nuts and bolts, des vis et des boulons, indiquant par là qu'ils se sont souciés de décrire dans un certain détail les données scientifiques et les réalités techniques de leurs inventions et qu'il n'y a plus après eux qu'à passer au montage, mais ils ne vont presque jamais jusqu'à décrire la réalité actuelle ou future des ateliers. Leur excuse première est qu'ils se situent généralement dans un avenir éloigné où ces considérations triviales auront disparu. Leur excuse seconde est que cela n'intéresserait pas le lecteur. En quoi ils ont bien tort.

La vérité, qui n'est pas une excuse, est que la plupart d'entre eux n'ont jamais mis les pieds dans une entreprise en-dehors des bureaux de leur maison d'édition, dans un service de brevets, dans un vrai laboratoire de recherche ou dans un atelier industriel sauf, dans le meilleur des cas, ceux façon Disneyland que font visiter de grandes entreprises comme Boeing et qui sont en fait des hangars d'assemblage où il faudrait passer un an pour commencer à comprendre quelque chose. Le seul auteur qui entreprenait de temps en temps de timides allusions à une quelconque réalité industrielle reste Robert Heinlein qui a par exemple émis cette idée banale mais intéressante que le véritable ingénieur n'invente pas sa machine à faire n'importe quoi à partir de rien mais en réutilisant et éventuellement en détournant des dispositifs techniques antérieurs.

Bob Shaw, lui, n'hésite pas à suggérer, voire à décrire, certaines étapes de ce processus inévitable et impitoyable qui conduit de l'idée brillante ou de la manipulation heureuse à son inscription dans l'étoffe de la société, et il le fait de façon passionnante. Curieusement, cela confère à son roman non seulement une certaine étrangeté, mais encore à première lecture un aspect un peu désuet, comme s'il s'agissait du siècle précédent, comme si les histoires de patrons de l'industrie se ramenaient à celles des maîtres de forges. Il faut dépasser cette impression et découvrir sous ce réalisme sa dimension absolument moderne. J'exprime ici le souhait que les Yeux du temps soit lu et commenté dans les collèges, les lycées, mais aussi dans les écoles d'ingénieurs et de commerciaux, partout où l'on cherche à faire comprendre à de jeunes esprits les subtilités et les embûches de la réalisation d'un projet.

Si Bob Shaw a su si remarquablement rendre ces réalités et cette atmosphère, c'est qu'il en avait l'expérience. Il avait commencé par travailler comme apprenti ingénieur dans le génie industriel, puis il était passé à l'aéronautique et, mettant à profit son talent littéraire, il avait fini par passer de là aux relations publiques dans l'industrie et au journalisme technique. Contrairement à la plupart des auteurs de Science-Fiction, il savait de quoi il parlait car il avait, au moins métaphoriquement, mis les mains dans le cambouis. Il connaissait la musique, ou plutôt la technique, et pas seulement par le truchement de descriptions lointaines rapportées par des ethnologues du milieu scientifique ou industriel. Et c'est pourquoi il est passionnant.

Quant à son rapport avec la SF, il avait commencé par être un fan très actif et c'est à ce titre, pour ses publications faniques, qu'il reçut tardivement ses premières distinctions, des prix Hugo en 1979 et 1980. Il était pourtant devenu dès 1975 un écrivain à temps plein.

La question que l'on doit se poser, c'est de savoir pourquoi un auteur aussi intéressant n'est pas mieux connu des lecteurs français. La réponse est qu'il n'a pas eu de chance et qu'il n'a peut-être pas obtenu des éditeurs français toute l'attention que ses œuvres méritaient. Il n'a pas eu de chance parce qu'il n'a commencé à publier vraiment régulièrement qu'après le milieu des années 1970 et que, compte tenu du délai de diffusion de la notoriété d'un auteur, il n'a été perçu des éventuels éditeurs français qu'au début des années 1980, après l'effondrement du marché qui avait suivi l'inénarrable pullulation des collections et à un moment où le sauve-qui-peut était général. D'autre part, ses premiers romans, à l'exception des Yeux du temps qui occupe une place à part dans son œuvre, manquaient un peu de personnalité et se montraient souvent maladroits. On y sentait surtout le fan soucieux de produire, à partir de bonnes idées, le produit américain conforme et n'y arrivant pas vraiment, ce qui somme toute était préférable. Par la suite, avec deux séries au moins, Orbitsville (à partir de 1975) et plus encore the Ragged astronauts (les Astronautes en haillons, à partir de 1986) qui comprenait au moins un titre mémorable, the Wooden spacesphips (les Astronefs en bois), il trouva un ton plus personnel, plus britannique, plus professionnel.

J'ai plusieurs fois été sur le point de publier Bob Shaw dans "Ailleurs et demain", la collection que je dirige chez Robert Laffont. Les vicissitudes de l'édition, la réduction des programmes annuels qui n'épargna pas la Science-Fiction, la compétition dans laquelle ses romans se trouvaient avec ceux d'auteurs plus connus et peut-être plus chevronnés que je ne pouvais de toute façon pas décevoir, ont fait que ces projets sont demeurés des velléités. Pour être tout à fait honnête, je dirais que je ne raffole pas des séries et que Bob Shaw se situait à mes yeux juste au-dessus de la limite inférieure de ce que je souhaite présenter dans "Ailleurs et demain". Une année un peu creuse et c'était bon. Il n'y en a pas eu. Si j'avais disposé d'une autre série, du remarquable niveau de la défunte "Galaxie bis" par exemple, ou mieux encore d'"Anti-mondes", chez Opta également et dirigée aussi par l'excellent Michel Demuth, je n'aurais pas hésité une seconde.

Si je m'étends aussi longuement et avec une touche de sentimentalité sur le sujet, c'est que Robert (Bob) Shaw est mort récemment et prématurément. J'espérais lui faire le plaisir, sinon la surprise, de cette réédition qui était prévue depuis très longtemps et que toutes sortes de difficultés (difficultés qu'ignorent royalement tous ceux qui n'ont jamais mis les pieds dans une usine, ou dans un service d'archives et de brevets, ou cherché à passer un contrat, voir ci-dessus) ont retardé sans cesse. J'espérais aussi à cette occasion faire sa connaissance et voir si, par hasard, ou plutôt par chance, on ne pourrait pas discuter autour de l'idée de la traduction de tel roman relativement ancien, enfin vous voyez. Rien de tout cela ne s'est produit et vous comprendrez que j'en aie conçu un certain remords

La disparition d'un auteur n'efface pas, fort heureusement, son œuvre. Les livres de Bob Shaw sont là. J'espère qu'un jour j'aurai, ou que quelqu'un d'autre aura, la possibilité de les éditer en France, et qu'on les retrouvera en seconde édition dans cette collection. J'espère, sans trop y croire, qu'il m'entend et qu'il me pardonne, là où il est supposé être et où je souhaite, sans vouloir trop précipiter les choses, le rejoindre un jour pour que nous ayons cette fameuse bonne conversation entre un auteur et son lecteur-éditeur, au dessus d'un verre de bière forte d'Irlande du Nord où, je ne vous l'ai pas encore dit, il était né.

Notes

(1) Fiction nº 205, janvier 1971.