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Gérard Klein : préfaces et postfaces

Mike McQuay : Mémoire

Livre de poche nº 7163, mars 1994

La Science-Fiction et le roman historique entretiennent d'intéressants rapports. Parce qu'elle s'établit le plus souvent dans l'avenir, la Science-Fiction apparaît souvent comme un [Couverture du volume]double légèrement frauduleux de l'histoire, son reflet extrapolé au-delà de la césure du présent. H.G. Wells avait donné le ton dans la Machine à explorer le temps. De nombreux auteurs, et non des moindres, ont poussé le souci de la continuité jusqu'à entreprendre d'écrire des Histoires du Futur. Ainsi Robert Heinlein à travers une dizaine de romans et toute une pléiade de nouvelles dont la plus poignante demeure peut-être les Vertes collines de la Terre. L'entreprise devenue au fil des années la plus systématique demeure celle d'Isaac Asimov, inaugurée avec Cailloux dans le ciel, élargie dans la fameuse série de Fondation et ravaudée jusqu'à la mort de l'auteur et même un peu au delà avec un zèle un peu trop systématique pour ne pas devenir à l'occasion lassant. Asimov a essayé de décrire là, sur des milliers d'années, pratiquement à partir de notre présent, l'histoire de la constitution d'une civilisation galactique, de ses décadences et de ses renaissances. Il a même poussé le soin jusqu'à y inclure une théorie de l'histoire, ou plutôt de la psychohistoire, largement inspirée de la philosophie de l'anglais Arnold J. Toynbee (1889-1975), éminent théoricien de la vie et de la mort des sociétés humaines. Cordwainer Smith, dans sa constellation de nouvelles réunies sous le titre des Seigneurs de l'Instrumentalité, et Frank Herbert dans la série de Dune ont, plus ou moins sous l'influence d'Asimov, brossé de grandes fresques sur fond d'empires galactiques. En France, Michel Demuth s'est lancé dans une entreprise comparable qui est demeurée malheureusement plus lacunaire que celle de ses prédécesseurs. Pour l'instant du moins.

Une autre approche des relations entre Science-Fiction et histoire est à chercher du côté de l'uchronie, néologisme construit un peu inexactement sur le patron de l'utopie. Les œuvres uchroniques cherchent à explorer ce qui se serait passé si tel événement du passé avait trouvé une autre issue que celle qui nous est généralement enseignée. Blaise Pascal a peut-être fondé le genre lorsqu'il s'est interrogé sur les conséquences d'un allongement du nez de Cléopâtre, mais le développement romanesque de sa réponse ne nous est pas connu. Bien entendu l'uchronie a souvent à faire avec le voyage dans le temps et avec les modifications que des explorateurs temporels plus ou bien inspirés introduiraient dans la trame des événements. L'exemple le plus fourni nous en est donné par Poul Anderson dans ses histoires de la Patrouille du temps.

Une variété assez particulière et plutôt rare du voyage dans le temps est proposée par le voyage subjectif. Dans cette catégorie, le voyageur temporel, au lieu de se déplacer physiquement à travers les années, s'introduit dans l'esprit, et donc dans la subjectivité d'un acteur de son passé (ou éventuellement de son avenir). Il utilise volontiers pour ce faire une drogue, dite chronolytique dans le roman remarquable de Michel Jeury, le Temps incertain. Le thème avait à vrai dire été posé antérieurement dans l'étonnant court métrage de Chris Marker, la Jetée.

Le voyage subjectif a en principe le mérite de ne faire appel à aucune quincaillerie difficile à justifier d'un point de vue scientifique. Pas d'intrusion physique ici d'un siècle dans un autre. Rien n'est en apparence changé dans l'époque d'accueil. Le visiteur discret, sinon imprudent, ne se fait pas remarquer, du moins immédiatement. Sous réserve d'établir des relations suffisamment bonnes avec son hôte involontaire, il peut jouir en toute quiétude de son statut d'observateur. Mais que se passe-t-il si, fort de ses connaissances, celle de technologies à venir ou celle tout simplement du déroulement ultérieur de l'histoire, il entreprend, du point qu'il occupe, de changer le cours des choses ? Le peut-il seulement ? Existe-t-il vraiment un espace de liberté pour les décisions humaines ?

L'étonnant roman de Mike McQuay, Mémoire, pose toutes ces questions plus quelques autres. Ses héros tombés d'un avenir très lointain ont élu domicile dans une époque de notre histoire fertile en événements, le Consulat et l'Empire. Ils habitent tout bonnement des personnages illustres, comme Napoléon alors qu'il perce sous Bonaparte, ou de moindres figures de leur entourage. A priori ils ne changent rien. Mais parce que leur regard est évidemment différent de celui de leurs hôtes, ils en bouleversent toute la subjectivité. Ce qu'ils disent, par exemple, tout en restant conforme à ce que nous en rapportent chroniqueurs et historiens, prend un tout autre sens.

On pouvait craindre le pire de ce détonnant mélange entre un thème borgésien et une scène digne des grandes machines hollywoodiennes, d'autant que la sensibilité européenne, et en particulier française, à cet épisode flamboyant de notre histoire demeure vive. Mais l'habileté de romancier de Mike McQuay et la qualité de sa documentation conjurent tous les périls. Enfin, la plupart… Des historiens qualifiés trouveraient sûrement à redire à propos de tel ou tel détail, de telle ou telle scène. Moins peut-être que dans la plupart des romans dits historiques.

Cette histoire revisitée ouvre le champ à des spéculations historiques comme seule la Science-Fiction sait en susciter. Et si telle figure historique grande ou redoutable avait été hantée par un démon venu de l'avenir, par un fou paranoïaque ? Qui sait qui se cache dans le fond d'une conscience ? Votre voisin est-il ce qu'il semble ? Et vous-même ?

Nous basculons ici dans les univers dickiens du soupçon généralisé et ce n'est pas tout à fait l'objet de ce voyage dans la mémoire.

Encore que…