Sauter la navigation

 
Vous êtes ici : Quarante-Deux Archives stellaires Gérard Klein préfaces et postfaces l'Arc…

Gérard Klein : préfaces et postfaces

A.A. Attanasio : l'Arc du rêve

Livre de poche nº 7161, novembre 1993

Avec Radix (1), A.A. Attanasio nous avait donné un premier roman surprenant, bouillonnant d'idées et d'images, qui racontait, sous la forme d'un roman d'éducation, une sorte d'initiation [Couverture du volume]à la Castaneda transformant en guerrier un délinquant juvénile obèse. Que ceux qui sont rétifs aux enseignements frelatés des sorciers yaquis m'entendent bien. Il s'agissait bien d'un roman, d'une fiction, et non pas d'un pseudo-enseignement. Et nous savons depuis bien longtemps que les histoires inventées ont plus de vertus pédagogiques que les sermons.

Au reste, le roman d'éducation est un des genres fréquemment abordés dans l'espèce littéraire de la Science-Fiction. Cela se comprend d'autant mieux que découvrir l'avenir ou l'extraterrestre, voire toute une civilisation autre, ressemble singulièrement à l'expérience de l'humain et de la société que vit tout adolescent.

La longueur de cette préface ne suffirait pas à énumérer les principales de ces œuvres. Le fameux Dune de Frank Herbert en fait évidemment partie, ainsi que le non moins célèbre En terre étrangère de Robert Heinlein qui y ajoute la thématique des Lettres persanes. Le Rien qu'un surhomme d'Olaf Stapledon en fait partie, ainsi que presque toutes les histoires de Robert Sheckley qui décrivent la transformation d'un naïf en homme averti, guère plus avancé du reste. Et le Château de Lord Valentin ainsi que les Chroniques de Majipoor de Robert Silverberg, sans oublier son récent les Royaumes du Mur. De même que le Slan ou le Monde du Ā de van Vogt et que bien des romans d'Asimov. Et ainsi de suite, dans la foulée de Candide, l'humanité est un perpétuel apprenti.

Il arrive même que l'apprenti soit un dieu. Pas nécessairement un très grand dieu, mais un dieu suffisant pour en imposer à une espèce humaine limitée dans toutes ses dimensions. Le flirt poussé avec la théologie, généralement fort teinté d'hérésie, est un des autres charmes de la SF. Là encore, Stapledon a marqué le domaine de son génie particulier avec Créateur d'étoiles. Et plus récemment Michael Coney avec Starquin le Cinq-en-Un, dans la Locomotive à vapeur céleste et ses suites qui forment le Chant de la Terre. James Blish, Arthur C. Clarke, Lester del Rey, Frank Herbert dans l'Étoile et le fouet, nous ont gratifiés en leurs temps de quasi-dieux, parfois bienveillants, parfois fort ingrats pour leur création ou oublieux de notre petitesse. Tous ces ouvrages démontrent fortement un point historique généralement négligé par les commentateurs : la Science-Fiction n'aurait pas pu se développer sous l'Inquisition.

Dehors-Dedans, le dieu tombé de la cinquième dimension dans l'Arc du rêve et de nos jours, présente plusieurs caractéristiques originales. Il se trouve à l'étroit dans notre espace, ce qui est assez compréhensible et, sitôt arrivé, il est en grand danger de mourir car l'objet minuscule dans lequel il s'est matérialisé, un disque argenté de la taille d'une pièce de monnaie, a été déplacé par un gamin certes du genre dur-à-cuire. Accessoirement, il a découvert dans notre minuscule univers le temps et le tourment.

Parvenant dans un effort agonique à se répartir entre les psychismes de quatre êtres humains dispersés sur la Terre, il n'aura de cesse de les réunir afin que tous ensemble, ils le remettent dans l'état où l'un d'eux l'a trouvé. Ce qui est de leur intérêt et de celui de tous les habitants de la planète car la mort et la décomposition brutale d'un dieu dégagent énormément d'énergie.

Ainsi, Attanasio met en scène, outre un délinquant juvénile comme dans le début de Radix, un dieu faible, dans notre espace, et même agonisant. Mais il introduit aussi une idée qui me paraît beaucoup plus intéressante. Celle d'un esprit obligé de se diviser parce qu'il ne tient pas dans un seul cerveau, d'un psychisme trop vaste pour son contenant et par là condamné, intéressante métaphore à deux niveaux au moins de la condition humaine.

Au premier niveau, il s'agirait de la conscience humaine enfermée pour son malheur dans le boîtier d'un crâne trop étroit, à l'attention prisonnière du présent, et cherchant perpétuellement mais douloureusement en vain à élargir son champ, à suivre plusieurs idées à la fois, à récupérer des souvenirs indociles, à retrouver son fil, ordonner des mots fuyants, embrasser un concept trop vaste ou trop abstrait, ou simplement trop neuf, classer des catégories trop nombreuses, explorer des possibles trop divers, sentir la référence ou le terme exact dans la chambre d'à côté, sur la langue comme on dit mais pas à la pointe de l'entendement, s'efforçant de discipliner le vif-argent de la pensée qui se laisse admirer le temps de s'évanouir, s'épuisant à se compter sur le versant obsessionnel et s'abîmant enfin, désolée, dans l'entonnoir d'une idée courte.

Trop peu d'espace.

Si vous n'êtes pas convaincu par ce que je viens d'énoncer, tâchez de tenir en votre esprit comme un seul objet la phrase pénultième qui pourtant ne concerne qu'un seul sujet.

Il est cependant d'expérience courante que l'on ait, mais hors de la conscience, l'impression de penser plusieurs choses à la fois. Une réponse, une formule, semble surgir toute armée, comme par hasard, ou comme si un génie vous la soufflait. D'où vient-elle, sinon d'un autre compartiment de l'esprit ? Les cognitivistes estiment de la sorte qu'il existe dans notre cerveau et par suite dans notre esprit plusieurs entités plus ou moins indépendantes et faiblement hiérarchisées, qu'on appelle des routines, qui sont susceptibles de travailler chacune de son côté et, soit de transmettre à l'entité consciente le fruit de ses travaux, soit purement et simplement de s'emparer du contrôle avec l'accord d'une cellule d'arbitrage. Les automatismes mentaux ne seraient pas autre chose que le processus de ces entités secrètes envahissant la conscience par accident ou par pathologie. C'est une idée intéressante qui fait de chacun de nous déjà une collectivité, une subjectivité collective.

Mais les limites de cette organisation sont elles-mêmes vite atteintes. On conçoit aisément que la conscience ne puisse prendre en compte que des résultats, et au mieux une partie des méthodes mises en œuvre pour les obtenir qui sont elles-mêmes des résultats, et que si toute l'activité neuronale était vouée à leur observation, il ne resterait rien pour les élaborer. Mais cette division des tâches qui fait échapper à la conscience la plus grande partie du travail de l'esprit et de l'encéphale, ne fait que repousser le problème. Les routines, ou entités ou encore agents, sont par nécessité en nombre et d'extension limités. Comme Dehors-Dedans, et comme le pensaient les gnostiques, jetés en ce monde, nous sommes bornés non seulement dans notre conscience mais, un peu plus loin, dans notre inconscient.

La seconde métaphore ouvre une porte dans ce mur. C'est que la division des tâches entre les membres de l'humanité, comme celle de Dehors-Dedans entre ses porteurs, a permis d'élargir le champ de cette conscience collective, ou plutôt une fois encore de cette subjectivité collective, dans des proportions insoupçonnables, et de la doter de pouvoirs qui seraient déjà ceux d'un petit dieu de dimensions respectables. L'histoire de Babel prend ici un son relativement neuf. C'est la discorde entre les hommes, le défaut de s'entendre, plus que la confusion des langues, qui les empêche de s'élever jusqu'au ciel. Il faut l'intervention d'un dieu jaloux pour empêcher la croissance d'un autre dieu. L'essentiel, en tout cas, de ce travail collectif, nous demeure inconscient.

Peut-être y a-t-il encore d'autres solutions. Ainsi celle qui nous doterait d'extensions électroniques, d'assistants informatiques qui multiplieraient notre mémoire, notre capacité logique, et qui feraient de notre conscience limitée un petit décideur, ou seulement un regard, placé au sommet d'un inconscient en expansion, repoussant sans cesse ses frontières. Certains mathématiciens ont même calculé quelle en serait la limite, celle d'un ordinateur qui aurait la taille de l'univers et qui serait composé d'éléments juxtaposés dont chacun aurait la taille d'un proton. Il existe des problèmes qui le dépassent.

Il nous faudrait alors, comme Dehors-Dedans, déborder les dimensions pour devenir plus, au risque de tomber dans moins.

Notes

(1) Le Livre de Poche