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Gérard Klein : préfaces et postfaces

Gregory Benford & David Brin : Au cœur de la comète

Livre de poche nº 7146, avril 1992

L'une des questions les plus classiques que se voit régulièrement poser un éditeur de Science-Fiction par un journaliste ingénu (au moins en ce domaine) demeure : [Couverture du volume]quels sont les rapports entre la science et la fiction dans la Science-Fiction ? Ou encore : faut-il avoir des connaissances scientifiques pour écrire de la Science-Fiction ? Et sous-entendu, pour en lire ?

Le spécialiste, ou du moins le connaisseur, parvient à grand-peine à réfréner un épouvantable grincement de dents et le transforme autant qu'il peut en un sourire contraint. Il subodore en effet chez son interlocuteur une possible méconnaissance à la fois de la science et de la Science-Fiction. C'est que les relations ne sont pas simples entre un immense domaine de connaissances et de problématiques qui ne tolère pas la fiction et une littérature qui ne souscrit qu'assez irrégulièrement aux exigences les plus élémentaires de la vraisemblance scientifique. Ni le déplacement à vitesse supra-luminique ni le voyage dans le temps, ces deux thèmes privilégiés et même à bien des égards fondateurs de la SF moderne, ne sont acceptables une seconde par un authentique physicien, fût-il doté d'une grande largeur de vue. La plupart des auteurs de Science-Fiction disposent d'une culture scientifique assez restreinte encore qu'elle soit plus substantielle que celle des auteurs purement littéraires, à de rares exceptions près du côté de ces derniers. Ni Philip K. Dick, ni A. E. van Vogt, ni Théodore Sturgeon, ni Robert Sheckley, pour citer quelques-uns des plus grands, ne se sont jamais beaucoup souciés de science.

Et pourtant, la Science-Fiction est une littérature, voire la seule, qui se nourrit indubitablement de science ou du moins de représentations de la science. Ses lecteurs comme ses auteurs subissent indéniablement la fascination de la science

Ce qui est en jeu ici, c'est peut-être précisément ce dont les scientifiques se méfient le plus quand ils en prennent conscience, à savoir la capacité de production de mythes de la science elle-même. En principe, la science détruit les mythes. Elle repose sur le scepticisme, le doute et la mise à l'épreuve des hypothèses et de ces singulières conséquences des théories que sont les observations. Mais quoi qu'elle en ait, elle propose dans le même mouvement de nouveaux mythes, mythes des origines, des transformations, des fins ultimes sinon dernières. Elle est, depuis l'antiquité, une extraordinaire pourvoyeuse d'histoires. Comment ne pas rêver devant les cirques de la Lune, les anneaux de Saturne, les galaxies lointaines, les animalcules révélés par le microscope, les squelettes pétrifiés des dinosaures, et plus encore devant l'enchaînement des causes et des effets dans les théories qui s'agencent comme des drames, devant aussi bien les affrontements puissants, passionnés, aux enjeux cosmiques, entre des savants acharnés à faire triompher leurs hypothèses.

Depuis le dix-neuvième siècle au moins, la science est devenue la principale sinon la seule productrice d'images surprenantes et de mythes. Les religions ont vu s'user les leurs, les systèmes philosophiques n'en ont proposé que d'abstraits, desséchés ou encore immuables, substituts imparfaits aux antiques révélations. La science au contraire non seulement a démontré sa capacité à produire des images et des mythes mais encore et surtout son inépuisable aptitude à les renouveler sans pour autant se renier. Une religion qui changerait régulièrement ses dogmes aurait du mal à former ses théologiens et à retenir ses fidèles. Elle tend donc à fixer ses histoires. Il en va de même pour les vulgates qui ont été tirées de grandes philosophies de l'histoire et de l'homme comme le marxisme et le freudisme qui méritaient mieux. La science au contraire, qui a pour unique axiologie le processus de validation des résultats, s'enrichit de la multiplication des histoires qu'elle produit, et celles-là même qu'elle rejette dans son mouvement conservent longtemps leur dimension épique et poétique parce qu'elles continuent à dire quelque chose de l'aventure de la pensée.

C'est à ce fonds d'histoires que s'alimente, depuis ses origines, la Science-Fiction. Peu importe dès lors qu'elles soient vraies puisqu'elles ne sont pas destinées à être crues, mais à être débattues et soupesées dans un cadre narratif qui est celui des histoires de la science et qui a prouvé son extraordinaire fécondité. Il importe par contre qu'elles se situent bien dans ce cadre. Je voudrais prévenir ici le lecteur contre une possible erreur d'interprétation : c'est que la vitesse supra-luminique étant aussi invraisemblable au regard des scientifiques actuels que le fantôme ou le vampire, ils seraient de même nature et que s'abolirait de la sorte toute distinction entre Fantastique et Science-Fiction. Ce serait tout simplement négliger que la vitesse supra-luminique a été un vrai problème scientifique avant de recevoir une réponse négative et probablement durable dans le cadre de la relativité (hypothèse de localité) tandis que le fantôme et le vampire n'ont jamais été des objets scientifiques même s'il n'est pas exclu que dans la fiction ils le deviennent en admettant un détour qui les inscrive dans le cadre narratif de la science. Par ailleurs, l'astronef supra-luminique, si improbable qu'il soit, a pour mérite fictionnel de relier des objets indubitablement scientifiques, comme des étoiles, dans des délais compatibles avec la durée présente de la vie humaine. Il permet donc de condenser dans un (petit) mythe quelque chose qui est de l'ordre du savoir, sinon objectif, du moins collectif et quelque chose qui est de l'ordre du vécu humain, de l'histoire.

Peut-être est-il ici nécessaire de cerner un peu mieux ce que c'est qu'un mythe. Ce n'est pas, au moins pour mon entendement, une histoire antique et mystérieuse qui témoignerait de l'invariance des préoccupations humaines et qui serait porteuse d'une sagesse ineffable. Un mythe ne devient mystérieux, à mon regard, que lorsque son sens est perdu, ce qui devient tôt ou tard le cas, ne serait-ce que du fait de la dérive des préoccupations humaines et des changements sociaux. À l'état naissant, un mythe présente la limpidité d'une eau de roche. Il tire même son efficacité de son évidence pour ses usagers. Un mythe est un thème à la fois problématique et explicatif qui a pour effet de permettre à un sujet collectif de se trouver une place à la fois dans le monde des objets et dans le monde humain, et une place qui puisse être exprimée dans le langage disponible. Il n'a aucun caractère définitif puisqu'il répond à une question actuelle. Il n'a pas pour vocation d'être cru comme un article de foi puisqu'il apporte une réponse claire et évidente, sinon dépourvue des ambiguïtés du langage, à une question définie. C'est quand l'usage l'a usé que sa lettre l'emporte sur son esprit.

Bien entendu, la science n'a pas pour objet de produire des histoires et des mythes ni même sans doute des images. Ce sont des sous-produits de son activité que des esprits austères pourraient même considérer comme des parasites. Mais d'un côté, je pense qu'elle y trouve une partie de sa justification sociale et les moyens triviaux de son existence. Et de l'autre, je crois qu'elle ne peut pas s'en passer parce que le désir de savoir emprunte précisément les chemins du désir d'histoires. À l'origine de la science, il y a toujours une question qui a ceci de particulier qu'elle ne se satisfait pas d'une réponse fermée, qu'elle demeure une question ouverte qui appelle une histoire sans fin, à proprement parler une histoire de générations. Ce qui est aussi sur un mode mineur le propre de la Science-Fiction.

Il peut sembler paradoxal d'évoquer ces idées à propos d'un roman de Science-Fiction qui fait à la science la mieux informée une grande place dans plusieurs domaines. Gregory Benford et David Brin sont tous deux physiciens et savent de quoi ils parlent. Le premier enseigne la physique tandis que le second a abandonné l'astrophysique pour écrire à plein temps. Leurs œuvres correspondent au courant baptisé hard science de la Science-Fiction. Mais elles ne sont pas pour autant, bien au contraire, dépourvues d'action, de style, de poésie et même de lyrisme. La caution de la science n'exclut pas la fiction. C'est même dans de telles œuvres, romans et nouvelles, qu'on voit le mieux l'imagination à l'œuvre travaillant à partir de l'extraordinaire richesse de l'information scientifique, se libérant des contraintes de la validation et spéculant sans autre frein que celui de la raison.

La première vedette de Au cœur de la comète est cet objet lui même presque mythique, observé depuis des siècles et représenté notamment par Giotto dans l'une de ses plus célèbres toiles, la comète de Halley qui revient tous les soixante-seize ans frôler le soleil et déployer sa chevelure. Allons, il est temps de la laisser révéler ses splendeurs et ses profondeurs.