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Gérard Klein : préfaces et postfaces

Brian & Frank Herbert : l'Homme de deux mondes

Livre de poche nº 7145, février 1992

L'Homme de deux mondes est le dernier roman écrit par Frank Herbert avant sa mort inattendue et survenue après le traitement apparemment réussi d'un cancer à Madison, Wisconsin, [Couverture du volume]le 12 février 1986, deux ans à peine après la disparition de celle qui fut sa compagne de toujours, Beverley Ann Stuart. Il est certes significatif que Frank Herbert ait choisi d'écrire et de signer ce dernier livre avec son fils Brian, lui-même écrivain. Nul doute qu'il ait voulu par là transmettre un double héritage, professionnel et affectueux.

Ce roman publié l'année même de sa disparition sous le titre Man of two worlds chez G.P. Putnam's sons, à New-York, occupe une place singulière dans l'œuvre d'Herbert. Celle-ci en effet est toute empreinte d'une sorte de gravité prophétique ; elle est souvent tendue d'un affrontement angoissé entre les personnages individuels ou collectifs, qui affleure à la paranoïa. La plupart des personnages de la célèbre série de Dune luttent impitoyablement pour le pouvoir et seuls les meilleurs d'entre eux, qui l'obtiennent sans l'avoir nécessairement cherché, échappent à cette quête frénétique. Dans l'Étoile et le fouet (1), la frénésie d'une humaine névrosée menace le lien fragile qui s'est établi entre toutes les humanités grâce aux étoiles. Dans Dosadi, ce sont des espèces différentes et des groupes sociaux qui se déchirent pour assurer leur survie en trouvant un abri précaire contre une planète hostile dans une cité-forteresse. Dans la Ruche d'Hellstrom, ce sont des variétés de l'humanité dont une au moins a tourné à la termitière et l'autre au totalitarisme policier, qui se disputent le droit à l'existence et à l'avenir. Dans la Mort blanche (2), c'est toute l'humanité qui est menacée par une maladie créée de toutes pièces par manipulation génétique et qui tue sélectivement les femmes.

En bref, l'œuvre romanesque de Frank Herbert est presque tout entière orientée vers le tragique et seul son sens exceptionnel et parfois très américain du rebondissement et de la conclusion, sinon toujours heureuse du moins problématique, évite la plupart du temps à ses héros l'enfermement irrémédiable dans la destruction.

Il en va autrement dans l'Homme de deux mondes qui est à tout le moins un roman ironique et à bien des égards une œuvre comique, en tout cas imprégnée d'humour. Frank Herbert est donc mort le sourire aux lèvres et il est permis de voir dans cet homme de deux mondes qui abrite deux esprits une métaphore d'une œuvre qui assura la symbiose heureuse, qu'on espère jubilante, du père et du fils.

Il est pourtant une partie de l'œuvre de Frank Herbert, sans doute la moins connue bien qu'elle ait fait l'objet de plusieurs anthologies, qui manifeste un semblable humour. Ce sont ses nouvelles. Écrites pour la plupart au début de sa carrière et souvent publiées dans Astounding Science-Fiction devenue Analog Fact and Fiction en 1966, elles traitent souvent de sujets sociaux graves sans avoir l'air d'y toucher. Ainsi dans "le Syndrome de la Marie-Céleste" (1964), il décrit la terreur qui règne à la fin du siècle sur le système autoroutier américain et qui conduit d'innocents conducteurs à déménager d'un bout à l'autre de l'Union simplement parce qu'ils n'ont plus le courage de reprendre le volant de leur voiture.

Ironique ou tragique, l'œuvre de Frank Herbert est dominée par la lucidité et le refus des absolus, point sur lequel il est revenu plusieurs fois dans ses rares déclarations. Comme je l'écrivais dans la préface au "Livre d'or" qui lui est consacré : « La lucidité herbertienne consiste à percevoir dans l'idéal à réaliser d'une utopie, d'un pouvoir, d'un absolu, un fantasme, et à savoir que la dissolution de ce fantasme entraînera l'émergence d'un autre. » La désillusion est la source, sinon éternelle du moins ancienne, du rire comme du sentiment de terreur selon qu'elle est prise comme occasion de rebond, effet de lumière, ou comme effondrement d'un monde, montée des ténèbres. Frank Herbert a su jouer, en maître, sur les deux registres.

Si l'Homme de deux mondes est le dernier roman rédigé par Frank Herbert lui-même, ce n'est pas le dernier qui ait été publié, en toute légitimité, sous sa signature. C'est le Facteur ascension qui occupe cette place. Ce roman s'inscrit dans une série que Frank Herbert avait ouverte dès 1978 avec Destination : vide (Destination : void, Berkley) ou même dès 1966 avec une première version de ce roman (Nef 1, Berkley). Des années plus tard, Bill Ransom, poète et concitoyen de Frank Herbert à Seattle, fasciné par cette histoire de création d'une intelligence artificielle, par ce nouveau Frankenstein, parvint à persuader Herbert de lui donner une suite.

Ils écrivirent ainsi ensemble, sans qu'il soit aujourd'hui possible de bien repérer la part de l'un et de l'autre, toute une série qui comprend l'Incident Jésus, l'Effet Lazare (3) et le Facteur ascension. Comme l'indique Bill Ransom dans la présentation de ce dernier roman, Frank Herbert et lui en dressèrent minutieusement le plan mais la mort de Frank contraignit Ransom à rédiger la majeure partie de l'ouvrage. Celui-ci est cependant impossible à distinguer des précédents par le ton, l'intention et la qualité.

Comme celle de Dune, cette série est en quelque sorte demeurée ouverte, sinon inachevée. Eût-il vécu cent ans que Frank Herbert, je crois, serait resté dans chacune de ses séries sur cette ouverture. Car il ne croyait pas que l'histoire puisse s'achever. Comme vous allez le découvrir dans l'Homme de deux mondes, nous sommes peut-être le fruit du rêve d'une autre espèce, sa création, mais alors même que le rêveur s'éveille, ou meurt, le rêve se perpétue, en lui, souterrain, ou à travers d'autres intelligences.

Comme les vôtres.

Notes

(1) Le Livre de Poche.

(2) Le Livre de Poche.

(3) Le Livre de Poche.