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Gérard Klein : préfaces et postfaces

Michel Meurger : Lovecraft et la S.-F. 2

Encrage • Travaux nº 21 • Cahier d'études lovecraftiennes 5, mars 1994

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Science-Fiction. Science, trait d'union, fiction. Ou encore science, tiret, fiction. S'amusant de ce tiret, Jean-Marc Lévy-Leblond, lors d'un débat récent, le faisant pivoter et le multipliant, [Couverture du volume]le transformait en symboles des quatre opérateurs de l'arithmétique. Mais si ce signe, au lieu de court-circuiter bien improprement la science et la fiction, renvoyait à tout ce qui fait détour, s'interpose entre elles, dans l'ordre de la société, tout cela qui est presque toujours négligé par le lecteur, le critique, voire le théoricien, et généralement ignoré ou tout juste pressenti par l'auteur ?

La science ne se mue pas immédiatement en fiction. Il ne suffit pas que l'imagination d'un auteur, son désir de fiction, s'abreuve de science, se nourrisse d'une théorie originale, se plante sur un bon filon, pour que la science fournisse de la fiction. La plupart du temps, et de façon plus ou moins repérable, confuse, cachée, inconsciente, une expression particulière d'une idée scientifique a été transformée par tout un cheminement social avant d'aboutir à une fiction. Ainsi celle-ci va renvoyer, au moins autant qu'à un hypothétique savoir, à un espace complexe de représentations sociales, tissé de préjugés, d'intérêts, de désirs, et s'il est possible d'y atteindre, de situations objectivables. La question se pose certes de savoir à quelle source a puisé tel chantre du voyage interplanétaire, mais tout autant de comprendre pourquoi tel auteur, placé dans une situation donnée ou plutôt explorable, a choisi ce sujet plutôt qu'un autre. Avant de lui proposer fût-ce une esquisse de réponse théorique, il faut démêler l'écheveau des textes, des influences, des circonstances.

Malheureusement, peu de recherches sont conduites dans cette direction. Les travaux universitaires sont presque uniformément décevants. Dirigés par des enseignants peu compétents dans ces domaines et peu motivés à explorer ce qu'ils considèrent comme des soutes de la littérature, ces mémoires ou thèses manifestent, pour ceux, assez nombreux, qu'on m'a donnés à lire, peu de rigueur, peu de curiosité et vont rarement au-delà d'une paraphrase plus ou moins inspirée des textes lus, souvent hâtivement, par les étudiants, ou d'articles et d'essais critiques qu'il s'agirait de mettre à l'épreuve et non de résumer. La plupart de ces supposés travaux ne sont même pas utilisables comme sources secondaires : bibliographies inexistantes ou incertaines, confusions entre les dates d'une réédition et celle de l'édition originale, lectures superficielles ou incomplètes, utilisation fréquente de résumés de seconde ou de troisième main, développement de fantasmes personnels en lieu et place d'élaboration conceptuelle. Certes, le goût français de la dissertation sans assises et l'incertitude quant aux rattachements de ces travaux qui relèvent souvent de la littérature comparée, cette espèce de no man's land, et parfois de la sociologie de la littérature, sans négliger l'absence d'intérêt véritable de la plupart des enseignants tributaires d'une conception étriquée de l'analyse des textes, ne facilitent pas les choses aux étudiants.

Ce ne sont pas, cependant, les sujets de recherche qui manquent. Pour toute la Science-Fiction française antérieure à la seconde guerre mondiale, les bibliographies sont incomplètes et les biographies de la plupart des auteurs sont indigentes ou inexistantes. D'autre part et surtout, certaines questions qui manifestent l'originalité de la Science-Fiction par rapport au reste de la littérature restent absolument sans réponse. Ainsi celle-ci que j'ai proposée plusieurs fois sans succès à des diplômés en puissance : peut-on dresser une chronologie des thèmes de la Science-Fiction ? Par exemple, on peut penser que le voyage dans le temps apparaît avec la Machine à explorer le temps de H.G. Wells en 1895 et le paradoxe temporel avec le Voyageur imprudent de René Barjavel en 1943. Mais est-ce certainement vrai ? Et à quelles dates surgissent des objets fictifs aussi répandus que le robot, la fusée interplanétaire, l'astronef à générations, le mutant, etc. ? Bien entendu, une telle démarche pose des problèmes difficiles. La délimitation et la définition des thèmes ne vont pas d'elles-mêmes. Les thèmes évoluent et s'enrichissent.

Cette difficulté ne doit pourtant pas être surestimée : la plupart des thèmes sont associés à des objets qui, pour être fictionnellement fonctionnels, ont des propriétés décrites indépendamment des effets de style. Ils sont donc classables. Il n'est d'autre part jamais possible de prouver avec certitude une priorité ; mais à condition de procéder avec méthode et humilité, il est possible de construire une chronologie provisoire qui pourra être mise à l'épreuve et complétée par un effort collectif. Le propre de cette démarche serait d'être véritablement scientifique, sur le modèle de l'archéologie, parce que toujours inachevée. Elle ferait d'autre part appel aux subtilités de l'herméneutique et de la taxonomie, j'y insiste pour rassurer les littéraires. Comme les thèmes sont fréquemment combinés voire articulés entre eux, on verrait progressivement se dessiner une sorte de faisceaux d'arborescences qui reproduirait petit à petit l'histoire du champ conceptuel de la Science-Fiction.

Cette approche qui n'aurait de sens que si elle devenait collective présenterait au moins deux intérêts.

D'une part, elle révélerait ce dont personne ne doute mais qui reste essentiellement à établir, un caractère original de cette littérature à savoir sa capacité d'innovation. Personne, je suppose, ne s'attacherait sérieusement à rechercher la première œuvre sentimentale ni même à dégager l'ordre d'apparition des figures du vaudeville encore que cela présente sans doute un certain intérêt. Un des paradigmes des enseignants en littérature semble être que la thématique poétique et littéraire, liée à la nature humaine, n'a jamais changé, qu'elle est éternelle et qu'on peut tout au plus recenser quelques innovations formelles. Chaque écrivain, dans sa singularité, déclinerait une structure immuable et commune. Comme il n'y a pas ou peu de recherches sur la validité de cet axiome, il est peu susceptible d'être mis en question.

Je n'accepte pas ce paradigme, on s'en doute. Pour moi, toute littérature est le lieu d'un changement et d'une évolution permanents qui témoignent d'une instabilité comparable de la prétendue nature humaine, même si certaines de ces transformations s'effectuent sur un laps de temps si considérable à l'aune individuelle qu'il n'est pas aisé d'en prendre conscience. Or dans le cas de la Science-Fiction, cette évolution thématique est patente et elle infirme le paradigme dominant. Elle l'est probablement aussi, quoique de façon moins nette et moins riche pour des littératures d'apparition relativement récente comme le fantastique et le roman policier. Mais la Science-Fiction se nourrit d'innovations au point d'en produire de jetables. En quoi elle ressemble, comme on l'a souvent souligné, à la science et dans une large mesure en dépend pour son renouvellement, ce qui peut-être la disqualifie comme littérature ou du moins comme “pure” littérature si l'on s'en tient au paradigme précédemment évoqué. Nous sommes cependant là en présence d'une littérature in statu nascendi, en train de constituer ses thèmes, ce qui a nécessairement existé pour les autres espèces littéraires dans le passé même si ce passé n'est guère accessible, et ce qui n'arrive pas tous les jours. Cette émergence présente donc un intérêt évident même pour les tenants les plus fervents de l'immuabilité de la littérarité. Peut-être cette littérature ne résisterait-elle pas à la fin de cette période de constitution et à une stabilisation de sa thématique, mais outre que cela reste à démontrer, il vaut la peine d'aller y voir.

D'autre part, la mise en évidence de ces faisceaux d'arborescences thématiques et leur inscription dans une chronologie permettrait de les confronter assez rigoureusement à d'autres chronologies, notamment celle des découvertes scientifiques qui est assez bien établie en raison de l'exigence d'antériorité, et celles de l'histoire sociale qui sont plus incertaines ou du moins plus subjectives. De telles confrontations seraient d'un immense intérêt en permettant de construire une histoire de la Science-Fiction en relation avec son environnement. Il est même assez probable qu'elle renouvellerait dans un champ bien plus vaste les méthodes de la critique et en particulier celles de la sociologie de la littérature. Bien entendu, il ne s'agirait pas de confronter simplement tel thème de la fiction avec telle publication scientifique, mais il faudrait tenir compte de toutes les médiations sociales et en particulier de celles des médias, écrits, presse, cinéma, radio, télévision, etc., à travers leurs évocations de l'état des sciences mais aussi des croyances et falsifications connexes. Pour évoquer à titre d'exemple un domaine connu et déjà quelque peu exploré, toute une part de l'histoire de la Science-Fiction doit être étudiée dans sa relation avec la thématique des OVNI. Il ne s'agit évidemment pas d'introduire un confusionnisme de mauvais aloi entre ce qui est fiction et ce qui est au mieux témoignages et discours sur des témoignages et au pis escroquerie mercantile, mais bien de repérer les influences éventuellement réciproques et les passerelles entre textes et entre auteurs. Il en va de même pour la parapsychologie et pour d'autres croyances. Le problème le plus général serait de rechercher quels sont les liens entre les discours de la fiction et d'autres discours sans préjuger de leurs fondements, et comment tous ces discours s'inscrivent dans l'histoire sociale.

C'est tout un foisonnement de questions fécondes qui vient à cette lumière tout de suite à l'esprit, à en avoir le vertige. Pourquoi un thème apparaît-il à un moment donné ? Est-ce simplement en raison de l'actualité scientifique ? Ou bien des médiations plus complexes interviennent-elles ? Les pseudosciences fonctionnent-elles comme des fictions ? Doivent-elles quelque chose à ces dernières, ou réciproquement ? Quels sont les rapports entre le désir de pouvoir (sans savoir) des pseudosciences et le désir de spéculation dans la fiction ? Les métasciences, parmi lesquelles je rangerai l'effort pour donner à l'éthique un fondement rationnel, notamment dans le ressort des biotechnologies, ont-elles été largement anticipées par l'exploration désordonnée mais imaginative des auteurs de Science-Fiction ? D'un point de vue prospectif, la Science-Fiction est-elle myope ou presbyte ? Pourquoi a-t-elle apparemment négligé de prévoir des champs prometteurs comme la micro-informatique et du reste les a-t-elle réellement négligés ? La Science-Fiction exerce-t-elle une influence sur l'opinion ? Peut-elle en retour être tenue pour un bon indicateur avancé de l'état de l'opinion sur tel ou tel sujet ? Quels ont été ses discours sur des thèmes pseudo ou parascientifiques comme l'eugénisme et en quoi s'est-elle démarquée ou non des thèses dominantes ?

On notera bien qu'à propos de toutes ces questions, il ne s'agit aucunement de savoir si la Science-Fiction — ou éventuellement d'autres espèces littéraires — a eu tort ou raison, si elle a joué ou non un rôle de précurseur, ce qui consisterait à tenter de répondre à une question éminemment naïve, mais bien de rechercher des relations entre des discours, entre des textes, avec des faits historiques construits.

Si les travaux universitaires ne répondent guère à ces questions qu'ils n'évoquent même pas dans la limite de ceux dont j'ai pris connaissance, les historiens de la Science-Fiction, même compétents, ne les abordent pas vraiment. Les histoires de la Science-Fiction bien renseignées comme celle de Jacques Sadoul (1) ou celle de Brian Aldiss (2) et même la justement fameuse Encyclopédie de Pierre Versins (3) demeurent assez anecdotiques et constituent surtout des guides de lecture. Elles sont du reste surtout des recensions de lectures. Dans son article "Génération Science-Fiction" (4), Jacques Goimard note en historien que pour la France au moins, l'histoire de la Science-Fiction reste à faire. Malgré l'abondance des publications anglo-saxonnes et l'existence de revues comme Science-Fiction Studies, il pourrait sans grande injustice étendre son propos aux variétés anglaises et américaines. Si certains auteurs et certains thèmes sont désormais assez bien documentés, on manque encore partout de véritable histoire avec ce que cela implique de continuité et surtout de transversalité. Or comme le note Goimard, on a sauté un peu vite à la théorie par-dessus l'histoire alors qu'en toute rigueur la théorie ne s'édifie que sur les matériaux proposés par l'historien.

Universitaires et historiens spontanés de la Science-Fiction ont une sérieuse excuse. C'est qu'une histoire satisfaisante de cette espèce littéraire est sensiblement plus complexe que l'histoire littéraire habituelle. Il ne suffit plus d'établir le texte des œuvres et l'histoire des hommes et d'esquisser les liens qui les unissent à l'histoire générale, mais il faut encore tenir compte de l'intertextualité massive qui caractérise la Science-Fiction, maîtriser l'histoire des idées scientifiques et des technologies, reconnaître des influences internationales à une échelle qui n'est pas toujours de mise dans la littérature générale, et s'efforcer à l'exhaustivité. S'il est en effet généralement admis que le spécialiste d'un grand écrivain peut négliger les plus obscurs de ses contemporains sauf contacts directs avec le grand homme, il n'en va pas impunément de même avec la Science-Fiction. La prévalence de l'intertextualité et l'importance accordée à l'antériorité font ainsi qu'un texte mineur peut présenter un intérêt majeur dans la genèse d'un courant ou d'un thème. En bref, cela demande de l'érudition, mais aussi une culture étendue, de solides connaissances méthodologiques, une excellente mémoire, une curiosité sans frontières, des lectures intrépides, un travail d'archiviste et d'orfèvre à quoi excelle Michel Meurger.

Michel Meurger n'a pas à ma connaissance, au moins présentement, l'ambition d'écrire une telle histoire générale de la Science-Fiction et du reste. Mais il façonne une à une certaines des briques avec lesquelles elle sera un jour édifiée. Il est un des rares chercheurs à entreprendre de répondre aux questions que je posais plus haut. Il utilise pour ce faire une science à laquelle les auteurs de Science-Fiction font rarement référence, la philologie qui est au texte ce que la philosophie est à la sagesse. Il s'agit d'abord d'établir les textes, c'est-à-dire de connaître leurs états et leurs variantes, leurs origines et leurs conditions de publication, voire de conservation, et ensuite de confronter les textes avec un soin méticuleux de façon à leur faire dire tout ce qu'ils ont à dire et rien que ce qu'ils ont à dire. Il faut aussi, dans la mesure du possible, disposer d'un accès direct aux textes, dans leur langue d'origine, ce qui demande un polyglottisme certain. Dans un domaine aussi manifestement voué à l'intertextualité que la Science-Fiction, la tâche n'est pas mince. D'où viennent les idées et où vont-elles ? Qui a certainement lu quoi ? Comme je l'ai déjà noté, la dimension spéculative oblige ici à aller chercher les sources bien au-delà de la littérature. C'est par un travail de fourmi qu'apparaissent lentement les arborescences auxquelles je faisais allusion plus haut et, sans ce travail, elles ne demeureront au mieux que de vagues suppositions, au pis que des allégations aussi insoutenables qu'intéressées comme celles qui parsèment le trop fameux Matin des magiciens de Louis Pauwels et Jacques Bergier ; il s'agissait pour eux d'insinuer la confusion entre fiction et savoir positif aux fins de compromettre celui-ci et d'ouvrir un champ à des hypothèses insoutenables. À leur exact opposé, Meurger dégage petit à petit les rhizomes des textes, met au jour les compromissions et les affinités suspectes, exécute les légendes, rétablit les antériorités véritables, éclaircit petit à petit un paysage que nous avions trop tendance à ne considérer qu'à travers les lunettes embuées de mythes simplificateurs voire mystificateurs.

Il est d'usage de traiter avec dédain pareil travail dans le milieu des amateurs de Science-Fiction en le reléguant dans les caveaux de l'érudition. Produits d'un dur labeur, ses résultats seraient fastidieux, mineurs, ennuyeux voire poussiéreux. Le présent recueil d'essais, comme celui qui l'a précédé, prouvera à tout lecteur curieux qu'il n'en est rien. Chacun de ces articles présente le résultat d'une enquête et, s'il ne conclut pas toujours, il renouvelle et élargit la problématique initiale. Délibérément, ces enquêtes conservent ou plutôt préservent une dimension lacunaire : elles ne prétendent pas dire le vrai de manière définitive mais contribuer à l'enrichissement d'une mosaïque qui dessine petit à petit un aspect de la réalité et qui va, plus ou moins, dans les directions que j'ai esquissées tout à l'heure. En ce qui me concerne, elles me donnent des envies de lectures. Je ne les assouvirai sans doute jamais, mais ce qui compte, c'est le désir.

Le point de départ de ces publications a été, peut-être pour des raisons de circonstances ou de passion, l'œuvre d'H.P. Lovecraft. Celui-ci, grand lecteur et dans quelque mesure érudit, a subi nombre d'influences, littéraires mais aussi scientifiques et philosophiques, qu'il importe d'élucider. Il a été à l'origine d'autres influences et de malentendus intéressés. Son œuvre a même été victime de détournements involontaires ou parfois délibérés qui la rattachent à des courants occultistes alors qu'elle se situe, sans conteste possible, à leur opposé.

C'est ce tissu culturel, à la fois dense et touffu, que Michel Meurger a entrepris d'explorer avec une érudition et une rigueur digne d'éloges en dégageant, sans préjugé ni même sollicitude particulière, les textes de leur gangue de commentaires approximatifs ou douteux.

Dans ce second volume des études Lovecraftiennes, il aborde un certain nombre d'œuvres du Maître de Providence en les situant dans leur contexte littéraire et intellectuel et en montrant qu'elles s'établissent au point de convergence de nombreux courants et qu'elles ne jouissent pas du statut d'étrangeté absolue et d'extra-territorialité qu'on leur a parfois abusivement conféré.

Mais il étudie aussi avec le même soin les œuvres d'autres auteurs dont il démontre qu'elles appartiennent au même ensemble transculturel, travaillées qu'elles sont par les rapports entre races et civilisations différentes, le darwinisme, l'anthropologie, l'eugénisme. Ainsi fait-il par exemple à propos du thème de l'homme-singe : le lecteur, même cultivé, y découvrira avec surprise l'analyse d'une œuvre de jeunesse de Gustave Flaubert, Quidquid volueris.

Un long essai, passionnant, est consacré à Hyatt Verril, auteur populaire américain, qui a presque certainement influencé les dernières œuvres de Lovecraft mais qui est aussi l'occasion d'une lecture transversale des présupposés et préjugés d'une société. On lira avec grand intérêt la postface, d'une actualité brûlante, consacrée à une approche historique du thème de l'eugénisme.

Cet élargissement du champ de sa recherche indique bien que Michel Meurger n'est pas un antiquaire de littératures marginales mais qu'il a en tête, sans le clamer, un projet beaucoup plus vaste. Avec beaucoup de modestie, s'abstenant de toute construction idéologique hâtive, laissant parler les textes, il élabore, sans le dire explicitement, une sociologie de tout un pan de la littérature moderne et de ses rapports avec les sciences et les techniques. Sa démarche, interdisciplinaire, d'une honnêteté intellectuelle scrupuleuse, intéressera les épistémologues qui s'en trouveront éclairés sur les prolongements de la connaissance et des hypothèses scientifiques dans la littérature, sujet trop rarement abordé.

Le seul reproche que je lui ferai ou plutôt que je lui ai déjà fait, en toute amitié, ce serait de considérer les textes, en tant qu'ils demeurent et qu'ils sont accessibles, comme un ensemble achevé. À le lire et parfois à l'entendre, me semble-t-il, mais je lui fais peut-être un mauvais procès, l'élucidation des relations entre les textes permettrait d'atteindre un réel des idées. Or, les textes sont à mon sens les squelettes de la pensée, ce qui l'a certes architecturée et soutenue, ce qui lui a permis aussi de voyager et de s'échanger. Mais ils ne subsistent, au bord du temps, que comme des ossements, des coquillages, des fossiles, qui ne rendent compte qu'indirectement et imparfaitement, avec une sorte de raideur blanchie, de tout ce qui a disparu, et d'abord les paroles, les échanges directs, les sentiments, l'humour, les contextes. Il y a ce qui s'écrit et il y a ce qui s'est dit. Et il y a aussi ce qui n'a jamais pu être dit. Tout lecteur est par là voué à devenir un archéologue ou un paléontologue, et donc un interprète. Contre son désir d'exactitude formelle, Michel Meurger est donc condamné, lui aussi, à être un créateur.

Notes

(1) Histoire de la Science-Fiction moderne (1911-1984). Paris : Robert Laffont, 1984.

(2) Trillion year spree. Londres : Victor Gollancz, 1986.

(3) Encyclopédie de l'utopie, des voyages extraordinaires et de la science fiction. Lausanne : l'Âge d'Homme, 1972.

(4) In Esprit 86, février 1984.